Un Livre Que J'ai Lu (191) : La Faillite De La Pensée Managériale (François Dupuy)
François Dupuy introduit son analyse avec cette célèbre phrase du Général de Gaulle (ici),
"La véritable culture du commandement est la culture générale."
Cette pensée est essentielle à l'heure où bon nombre de salariés n'ont aucun amour pour le savoir. Toutes les branches sociales sont infectées par l'ignorance tandis que la sous-culture pop charpente l'essentiel du corpus mental d'une majorité d'individus. Ce constat ne fait que mettre en évidence ce que François Dupuy appelle la faillite de la pensée. Au fur et à mesure que les outils technologiques envahissent les entreprises, les salariés, pour se tenir à jour, font beaucoup d'efforts pour maîtriser l'usage de ces outils tout en délaissant les savoirs qui mènent à une bonne compréhension du monde. Ce faisant ils se paralysent intellectuellement et sont contraint de se fier sans vérifier au savoir abstrait du management et de toutes les sciences entrepreneuriales. Le diagnostic de François Dupuy rejoint celui de Paul Valéry développé dans "Le bilan de l'intelligence" (ici). Celui-ci souligne le caractère amblyopique de l'éducation étatique. Paul Valéry parle d'une immense appropriation de la pensée qui tend à réguler la réflexion afin d'homogénéiser la conscience collective. On peut parler d'autoroutes de la pensée où s'égrennent un bon nombre de péages qui ont pour vocation de filtrer ce qui doit être pensé de ce qui ne doit pas être pensé. François Dupuy, sociologue des organisations, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la bureaucratie et le monde de l'entreprise, notemment "Lost in management" qui, en 2012, reçu le Prix du meilleur ouvrage sur le monde du travail.
La paresse intellectuelle, nous dit François Dupuy, est la cause de bien des drames dans l'entreprise. En effet, l'opinion a remplacé la réflexion. Tout un tas de locutions et d'expressions préfabriquées simulent une pensée complexe, c'est le théâtre du paraître intellectuel. L'inculture générale, nous dit l'auteur, a bien envahi le monde de l'entreprise (p20). Connaissance ordinaire, savoir ordinaire, pensée facile et insipide, voilà ce que révèle une enquête menée en 2006 par trois écoles de management (p22). François Dupuy a malheureusement constaté que la culture générale n'est pas prise au sérieux par les cadres. Ces derniers doivent donc se réinventer en enrichissant considérablement leur niveau de connaissance. La culture générale est donc un outil d'aide fondamental qui permet une compréhension plus fine des phénomènes complexes qui paralysent les salariés.
Dans cette temporalité d'insuffisance intellectuelle, l'utilisation des logiciels comme Power Point vient masquer la pensée ordinaire. En effet, Power Point est un formidable outil qui permet d'apparaître cultivé et scientifique. Avec peu de clics, les manageurs élaborent des organisations rêvées qui sont plus des échaffaudages organisationnels que des véritables constructions logiques et efficaces (p33). François Dupuy qualifie Power Point d'outil régressif qui éloigne du concret, c'est à dire des difficultés que rencontre les salariés. Il faut donc rendre compte réellement de la réalité et non d'une supposée réalité issue de l'opinion et de l'imagination et qui bien souvent grippe de manière sournoise le fonctionnement de l'entreprise. En effet, beaucoup de décisions sont abstraites et inconséquentes. Les salariés touchés par ces décisions deviennent très vite mécontents. Ils estiment que l'autorité a très mal jugé la situation et recourent donc à une méthode qui, sans les mettre dans une situation dangereuse, leur permet d'affirmer leur désaccord. Cette méthode consiste à appliquer strictement les protocoles et les règles qui encadrent les tâches à accomplir, ce qui a pour conséquence d'affaiblir considérablement l'efficacité au travail (p37). Cette méthode rend le manageur impuissant, il ne peut rien faire face à un salarié qui applique scrupuleusement les règles qui ont été élaborées pour être objectivement appliquées. Hélas, étant donné que ces règles n'ont pas été pensées en tenant vraiment compte du réel, quand elles sont rigoureusement respectées, elles sont véritablement incapacitantes (p48).
Beaucoup de décisions sont inadaptées parce qu'elles sont le fruit d'une pensée préfabriquée et partisane. Bien des manageurs élaborent, via Power Point, des tapis de règles qui cloisonnent les salariés en neutralisant leur autonomie et leur esprit d'initiative qui, seuls, peuvent résoudre les imprévus (p73). La perte d'autonomie et l'affaiblissement des marges de manoeuvre paralysent les énergies individuelles. A cela s'ajoute une communication formelle à travers des réunions routinières qui font avaler aux participants des notions indigestes. Ces réunions n'existent que pour donner l'impression de progresser mais en réalité pas grand chose n'est dit (p101). C'est surtout une manière pour les entreprises de s'assurer de la docilité de leurs employés et de repérer les énergies refractaires. Les slogans et les formules managériales prononcées lors de ces réunions ne témoignent pas des difficultées rencontrées par les salariés. De plus, nous dit l'auteur ces réunions se cachent derrière le fameux "esprit d'équipe", et tout un tas d'explications psychologiques culpabilisantes viennent neutraliser toute contradiction. Cette coercition rampante coupe les ailes des salariés, les enfonçant toujours plus dans une souffrance muette qui finit par détruire en eux la "valeur travail".
Il existe donc tout un jargon managérial fantasmé qui fabrique le consentement et la culpabilisation. Le manageur a pour rôle de faire accepter le point de vue arbitraire de la hierarchie. D'où la mise en place de règles, de normes et de procédures qui dépossèdent le salarié de sa liberté d'entreprendre. Toutes ces recettes miracles (p135), souvent incomprises puisque décalées du réel, entraînent inévitablement une rupture émotionnelle avec l'entreprise. Cela est perçu comme une répression inconsciente. La robotisation des comportements et l'étouffement de la pensée affaiblissent considérablement la bonne volonté. Ainsi l'investissement émotionnel qui permet d'être plus performant, est sclérosé, causant, tôt ou tard, de nouvelles problèmatiques. La confiance entre les salariés et les dirigents finit pas se dissoudre (p164).
Raisonner sur la fin et les moyens avec une grande exigence intellectuelle est donc enssentiel (p143, p144). Les problèmatiques rencontrées au sein de l'entreprise sont souvent analysées de manière légère et les solutions apportées sont généralement le fruit d'une pensée ordinaire. L'incapacité à comprendre la nature réelle des problèmes rencontrés se vérifie à chaque fois que la multiplicité des variables à prendre en compte est grande (p152). L'esprit managérial est bourré d'à priori couverts d'un scientisme appri dans les écoles de management. Cette insuffisance intellectuelle empêche véritablement de rendre compte de la complexité des difficultées rencontrées. Plus largement, le manageur est fier d'user de solutions pré-fabriqués qui ont la prétention de résoudre efficacement les problèmes rencontrés. Ce n'est ni plus, ni moins que des solutions conceptuelles et utopiques qui aujourd'hui, nous dit l'auteur, font des ravages dans les organisations managériales. Tout tend vers l'hyper-administration, les entreprises croulent désormais sous des tapis de règles et de procédures, entrainant tout le corps salarial à devenir comme un mammouth empétré dans un marécage nauséeux d'impuissance.
Le management tourne donc à vide, la pensée manageriale est paresseuse. Adossée à des solutions préfabriquées, elle génère donc des formes de retrait du travail (p182). Sûr d'elle-même et dominatrice, elle s'installe au coeur du salarié et lui dicte la méthode à appliquer sans se poser de question. Le mal-être au travail n'est donc pas un mythe. Du fait de cette étreinte mentale, nombre de salariés souffrent silencieusement. Cette pensée managériale, nous dit l'auteur, dit ce qui doit être et ne dit pas ce qui est (p186). Elle dresse plus qu'elle encourage, elle dompte l'esprit du salarié pour qu'il se colle à la volonté de l'entreprise. Le bien-être moral du salarié n'est qu'une variable qu'il faut ajuster à l'aide de formules faussement bienveillantes. En réalité le seul bien qui compte est celui de l'entreprise et celle-ci, obsédée par la volonté de tout organiser, valorise la puissance bureaucratique pour tout contrôler (p189). Mais cette logique a ses limites, l'homme n'étant plus au centre de l'oganisation, le salarié perd alors foi dans son travail puisqu'il est devenu un simple rouage pouvant être aisément remplacé à tout moment.
Bref, la hierarchie managériale veut absolument tout contrôler et chaque parcelle de terrain doit être rigoureusement administré. Elle fait donc du terrain un éternel chantier qui imposent aux salariés de multiples changements. Beaucoup de stress sont causés par des bouleversements récurrents, un changement de bureau, un changement de machine outil, un changement d'horaire, un changement d'équipe ou encore un changement de responsable, provoque de l'inquiétude. Toutes ces transformations sont des brutalités blessantes qui n'arrangent rien (p204). L'instabilité est le fruit d'une pensée ordinaire. Construire quelque chose de pérenne nécessite une solide culture générale qui tient compte de la psychologie de chacun. La connaissance ordinaire inculquée dans les écoles de management, les cabinets de conseil et les business schools produit des protocoles formels qui ne correspondent à aucune réalité vécue (p218). Ce sont des modèles d'organisation standardisés réhaussés par des présentations "PowerPoint" qui fabriquent le théâtre de l'efficacité pour cacher l'inversion concrète de la vie au travail.
La pensée managériale qui fait preuve d'une grande passivité intellectuelle ne permet pas de comprendre et de contrôler la réalité. Bien trop souvent cette pensée pratique l'illusion du raisonnement avec, parfois, une telle subtilité, que les erreurs apparaissent comme des vérités. La pensée managériale actuelle n'a pas de morale mais se sert de la morale avec la ouate de mots faussement bienveillants pour imposer la loi du marché. Toutefois il existe une pensée managériale intelligente. Dans un article du quotidien "PRESENT", daté du 12 mai 2018 (ici), le journaliste Sigisbert Clément s'attarde sur un ouvrage de Philippe Schleiter sur le management. L'auteur centre sa position sur les meneurs d'hommes, des chefs capables de fixer un cap solide et de transmettre des valeurs qui élèvent vers une plus haute vision de la vie sociale. Face aux modèles pervers anglo-saxons, Philippe Schleiter qui sous-titre son ouvrage "Le grand retour du réel", rappelle qu'il est nécessaire d'avoir des chefs qui ont la volonté de mener les hommes vers le bien commun, c'est à dire un idéal social où toutes les énergies individuelles s'harmonisent.
Antoine Carlier Montanari