Un Livre Que J'ai Lu (190) : Libre d'Obéir (Johann Chapoutot)
Johann Chapoutot (ici), est professeur d'histoire contemporaine à Sorbonne université et spécialiste du nazisme et de l'Allemagne. Il a écrit un certain nombre d'ouvrages sur le National-socialisme. Dans cet essai que nous allons commenter, écrit en 2020, Johann Chaputot met en lumière la vision managériale du régime Nazi et montre comment cette vision s'est propagé au delà de la seconde guerre mondiale. L'auteur n'affirme pas que le management moderne est entièrement issu des méthodes organisationnelles du nazisme, il précise que ces méthodes comme bien d'autres, ont en partie inspirées celles du management moderne. La réussite de l'Allemagne d'après-guerre est due en grande partie à cette vision managériale qui avait fait de l'Allemagne nazi une redoutable puissance. Ainsi, l'Allemagne d'après-guerre, en devenant un géant économique et industriel, a en quelque sorte obtenue sa revanche.
Le régime nazi avait parmi ses cadres un certain nombre d'intellectuels de haut rang qui ont permi au IIIème Reich de sortir l'Allemagne de la crise immense dans laquelle elle se trouvait. Herbert Backe (ici), ministre de l'agriculture sous le régime nazi, faisait parti de cette discrète élite. Expert, dès 1936, de l'administration du plan agricole de quatre ans, dirigé par le fameux Hermann Goering, Herbert Backe exigeait de la performance. L'important était d'agir et de prendre des décisions rapidement pour atteindre ses objectifs. Il fallait éviter les lourdeurs bureaucratiques et les lenteurs administratives, les méthodes étaient donc laissées à l'appréciation de chacun (p14). Ainsi, pour nourrir le peuple allemand et la grande armée du IIIème Reich, l'agronome Herbert Backe, organisa la force de travail en libérant les énergies individuelles au sein du collectif (p16).
Herbert Backe faisait donc partie de cette élite intellectuelle qui se mobilisa pour redresser l'Allemagne. Parmi cette élite on peut citer un certain Wilhelm Stuckart (ici). Juriste et docteur en droit, il prôna la joie au travail, l'initiative créatrice et les valeurs de vitalité et d'élasticité (p25). L'objectif est de faire plus et mieux avec moins d'hommes. Il faut donc libérer les énergies et atténuer les entraves à l'action. L'esprit d'initiative, l'inventivité et la débrouille sont favorisées. En 1934, lors d'un discours à Nuremberg, Adolf Hitler déclare (ici),
" Ce n'est pas l'Etat qui nous donne des ordres, mais nous qui donnons des ordres à l'Etat. ce n'est pas l'Etat qui nous a créés, mais c'est nous qui nous créons notre Etat."
Le 28 août 1939, Hitler décrète la simplification de l'administration. Les inhibitions bureaucratiques sont neutralisées. Fini l'état statique, l'état doit désormais fluidifier les forces vitales du pays. Il faut savoir se passer des règles contraignantes pour aller plus vite. Dès lors, le IIIème Reich est en route vers la réussite.
Et cette réussite, nous dit l'auteur, renforce et perpétue la race (p34). L'essence allemande c'est la vitalité, le sang et la lignée. C'est le biologique et non l'administratif. En somme l'Etat n'est que le serviteur de la race allemande. L'esprit allemand est libre et non englué dans des règles étatiques à l'exemple de la France qui selon la pensée allemande, a tué l'esprit d'initiative et la joie au travail (p26). L'infection administrative coagule les énergies, freine la dynamique vitale et sclérose la volonté. Dans ces conditions la passivité est inévitable. Le IIIème Reich c'est la dynamique du biologique, c'est l'élan vital de la race germanique (p52). C'est la loi naturelle, la loi du plus fort et la mort des plus faibles. L'homme germanique vit selon cette loi, et cette loi le rend fier et libre. Et c'est le devenir libre et fluide qui permet de survivre dans un monde hostile. C'est pourquoi l'eugénisme est compréhensible pour le régime nazi. Les malades héréditaires et les faibles sont vus comme une dégradation anthropologique qui nuit à la biomasse germanique (p66). Les êtres non performants, non productifs, non rentables sont indignes de vivre et doivent être éliminés pour ne pas affaiblir le peuple germain. Le patrimoine génétique allemand doit être purifié des êtres nuisibles. Le germain est, nous dit l'auteur, le prométhée de l'humanité, le forgeron du monde qui devient maître de la nature pour assurer sa survie (p64). L'ouvrier allemand est une intelligence de la nature capable de transformer les matières premières en machines performantes de domination du monde. Le travailleur allemand incarne donc l'oeuvre de relèvement de la race germanique.
L'équité plutôt que l'égalité, voilà le mot d'ordre du IIIème Reich. Le mérite surpasse toutes les valeurs sociales prônées par l'ancien régime (p72). Cette nouvelle Allemagne encourage l'accomplissement de l'être dans la valeur travail, laquelle est soutenue par la joie dans le loisir. Le travail et le loisir se conjuguent ensemble. Le bien-être au travail est important, la décoration, l'ergonomie et la sécurité au travail sont développées afin d'améliorer les performances des ouvriers. Le IIIème Reich gonfle les comptes publics pour améliorer l'éclairage, la ventilation et la nutrition des travailleurs. Des cantines, des salles de convivialités et des bibliothèques sont déployés au sein des entreprises. Des concerts de musique classique sont mêmes organisés dans les ateliers des usines. Le lieu de travail possède un vrai cadre de vie social pour que l'ouvrier s'épanouisse. Des randonnées dans la nature, des croisières maritimes et des séjours tout compris dans des centres de vacances montagnards et balnéaires permettent aux ouvriers de se détendre et de s'amuser pour revenir au travail en pleine forme (p74). Théâtres, cinémas et musées sont également de la partie ainsi que le spectacle du sport où les valeurs sportives sont prônées pour encourager l'esprit de compétition, la santé physique et l'esprit guerrier (p75).
Le IIIème Reich constitue ainsi une nouvelle armée d'ouvriers, charpentée d'hommes et de femmes motivés, performants et productifs. Plasticité, élasticité, fléxibilité et adaptabilité sont les axes efficients du développement industriel de l'Allemagne nazi. Pour être apte à survivre dans un environnement hostile, la pensée germanique sort de la pensée momifiée, elle s'adapte rapidement en innovant au fur et à mesure des circonstances du moment (p95). Le génie c'est de savoir se passer des règles et des protocoles qui freinent considérablement l'esprit d'initiative, lequel, dans bien des cas, permet de résoudre rapidement les nouvelles difficultées. User de sa capacité de jugement est plus que nécessaire, être souple et intuitif également. S'adapter au terrain requiert donc de la stratégie élastique (p101).
Le germain est donc un héros national-socialiste qui jouit de sa pleine valeur biologique et raciale. Cette mutation vers la liberté et l'autonomie va consolider l'ethos allemand. Cet ethos va survivre à la défaite de 1945, le juriste Reinhard Höhn, passionné d'histoire militaire (ici) va grandement contribuer à influencer les nouveaux maîtres de Berlin qui réflechissent intensément à la création d'une nouvelle armée allemande de l'après-guerre (p92). Reinhard Höhn, ancien membre du parti nazi et officier SS, travaille sur l'idée du management par délégation de responsabilité. Le manager doit d'abord se manager lui-même tout en pensant et en agissant de manière autonome (p106, p109). Les gens doivent être dirigés autrement, ce n'est plus vraiment au chef qu'il faut obéir mais à des valeurs supérieures comme la race, le sang et la terre. Chaque individu en cherchant à s'élever lui-même travaille à l'élévation de la société allemande. Cette autonomie doit conjurer les divisions dans la société. Ce nouveau style de direction va infuser dans l'esprit des dirigeants allemands d'après-guerre. De 1956 à 1969, des milliers d'entreprises allemandes vont former leurs cadres à assimiler cet état d'esprit. La hierarchie fixe les objectifs et ne s'attarde pas sur les moyens employés par les collaborateurs (p113). La liberté d'entreprendre est pleinement encouragé.
Ce principe va largement se diffuser dans les méthodes modernes de management. Les notions telles que la productivité, la haute croissance, la performance et la compétition, notions qui se coagulent dans le darwinisme social, et que les nazis ont portées à leur point d'incandescence, vont devenir celle des sociétés modernes de l'après-guerre. Ces notions vont être justifiées par les hierarchies qui, sans être autoritaires considèrent que la vie est une lutte de tous les instants et que le marché économique est un vaste champs de bataille (p135). L'Allemagne ruinée et appauvrie par la défaite de la première guerre mondiale n'aura pas d'autre choix que d'être rentable, performante et productive. En obéissant à ce triptyque fonctionnel, le germain va renouer avec le dynamisme vital et permettre à l'Allemagne de retrouver sa pleine puissance. Celle-ci sera devenu une immense plate-forme d'exploitation de la matière. L'industrie, la chimie et l'agriculture connaitrons une expansion insolente. Le Führer n'aura été que le chef d'orchestre de cette vitalité instinctive. L'exploitation de la force vitale du peuple allemand aura permis au IIIème Reich de concrétiser sa volonté de domination. Les nazis auront poussé jusqu'à des niveaux inédits l'efficacité dans la production. Les habiles penseurs nazis auront réussi a décupler les forces vitales du pays pour faire de l'Allemagne une puissance de domination presque incomparable.
Antoine Carlier Montanari