Un Livre Que J'ai Lu (201) : L'âme Et Le Corps (Henri Bergson)
Il nous faut tout d'abord parler un peu de Henri Bergson (ici). Nous avons, par le passé, commenté quelques unes de ses oeuvres sans véritablement aborder le personnage. Dans une note de l'éditeur on apprend que Bergson était un parent éloigné de Marcel Proust. Ses cours donnés au Collège de France attiraient énormément de monde, certains, pour être sûr d'avoir une place, assistaient au cours précédent, un cours dispensé par un certain Anatole Leroy-Beaulieu. On y trouvait des étrangers, des politiques, des clercs, des laïcs, des étudiants, des économistes, des juristes et bien d'autres personnes sans titre particuliers. La renommée intellectuelle de Bergson est alors considérable, elle dépasse les frontière de la France. En 1911, il débat en Angleterre avec Bertrand Russel, un mathématicien, logicien, philosophe et épistémologue. La salle est comble, selon le Times du 28 octobre. En février 1913, à New York, il donne une conférence en français sur "Spiritualité et liberté". Les journaux de l'époque témoignent d'un vaste embouteillage à Broadway, le jour de la conférence. Le 28 avril 1912, une immense assemblée vient accueillir Bergson à Paris pour l'écouter professer sur l'âme et le corps. On dit que le public est reparti avec le sentiment que l'immortalité de l'âme venait de lui être démontrée. En 1927, Bergson reçoit le prix Nobel de littérature, non pour la matière dans laquelle il excelle, à savoir la philosophie, mais pour son style métaphorique charpenté par un vocabulaire technique et ésotérique.
L'âme et le corps sont deux entités dissemblables unies par l'esprit, via le cerveau. Bergson précise que son analyse ne porte pas sur la connaissance de la nature de l'esprit et de la matière. Son intention n'est pas de définir l'essence de l'une et de l'autre mais bien de s'attarder sur le rapport entre les deux. Et cette relation est vérifiable par les faits d'expérience (p14). Chaque corps humain est joint à un "moi" ou un "je", c'est à dire une identité unique. Chaque identité est une force consciente qui entend agir à sa manière dans le monde. Et quand elle agit elle participe elle-même à sa propre création, les agissements de son corps témoignent de sa volonté. Le corps est donc un outil de développement pour l'identité unique, pour le "moi", pour le "je". Par conséquent, le corps en mouvement, c'est à dire la matière biologique qui agit, est le concret de la vie de l'esprit. Le corps agissant montre l'âme ou l'esprit, synonymes pour Bergson (p16). A l'inverse, le sommeil, c'est à dire le corps endormi, témoigne de la conscience éteinte. L'esprit est donc le chef d'orchestre du conglomérat de matières biologiques qui lui sert de corps. Et quand le cerveau qui est le siège de l'esprit ou de l'âme, est par exemple, affecté par des lésions, la relation entre le corps et l'esprit est déréglée. Il en est de même lorsque le cerveau est sous l'emprise de l'alcool ou de substances hallucinogènes. Les troubles engendrées par ces stupéfiants altèrent la relation entre l'esprit et la matière.
La vie de l'âme ou si vous aimez mieux la vie de la conscience, nous dit Bergson, est liée à la vie du corps (p24). Incontestablement, l'esprit est inséré dans la matière à travers le cerveau. Pour le physiologiste, ne voyant que le cerveau, la pensée n'est autre qu'une fonction de ce même cerveau (p27). Bergson balaie l'idée longtemps évoquée du parallélisme entre les états du corps et ceux de l'âme, entre la vie cérébrale et la vie mentale. Pour Bergson, il y a infiniment plus dans une conscience humaine que dans le cerveau correspondant (p32). La pensée est fluide, elle change continuellement de direction, elle est courbe et évolution permanente. C'est pourquoi il est difficile d'épouser par les mots ces fluctuations incessantes de la pensée (p38). Le rythme de la pensée est quelque chose de difficilement cernable. La pensée est écoulement et changement selon les effets extérieurs, on parle ici de l'influence de la matière sur l'intériorité. Pour Bergson, le cerveau est réduit à un organe de pantominie, c'est à dire à un mime qui mime la pensée. Autrement dit, l'activité cérébrale est à l'activité mentale ce que les mouvements du bâton du chef d'orchestre sont à la symphonie (p40). En somme la vie de l'esprit déborde de la vie cérébrale. On peut dire que le cerveau traduit physiquement la vie de l'esprit. Le cerveau est le point d'insertion de l'esprit dans la matière (p41). Il connecte l'esprit à la réalité physique. Il fixe l'esprit sur la matérialité du monde. Sans le cerveau, l'esprit s'évaderait.
Telle serait donc, nous dit Bergson, la relation de l'esprit au corps. Pour souligner la fonction "terre à terre" du cerveau, il faut réfléchir sur les effets de l'aphasie progressive qui est caractérisée par une perturbation de l'expression et de la compréhension du langage parlé et écrit. Ce disphonctionnement neurologique provoqué par des lésions cérébrales, entraine un oubli des mots qui va toujours en s'aggravant. On remarque que les mots qui s'éclipsent en dernier sont les verbes. Les noms propres, les noms communs et les adjectifs sont les premiers à être oubliés (p50). Et pourquoi donc les verbes seraient donc les moins oubliés par ceux qui sont atteints d'aphasie progressive ? C'est tout simplement, nous dit Bergson, que les verbes expriment des actions. Ils nous lient directement au réel. L'idée exprimée par le verbe est agissement. Le verbe parle immédiatement au cerveau, il suscite de mimer le faire tandis que les noms et les adjectifs ne sont pas essentiels, ils n'atteignent pas le réel immédiat. Par conséquent, le cerveau a cette fonction première de maintenir notre attention fixée sur la vie, sur le réel (p55). Il nous rappelle toujours à la réalité immédiate des choses pour que l'on ne s'écarte pas des conditions objectives de survie de la vie biologique.
L'esprit déborde le cerveau de toutes parts, nous dit Bergson. Il est plus abondant, plus étendu que n'apparait le cerveau. Ce dernier ne peut entièrement contenir l'esprit qui ne demande qu'à être lui-même, c'est à dire spirituel. Le cerveau a pour fonction d'enchâsser l'esprit dans le réel. C'est une borne d'amarage au réel. Si donc la vie mentale déborde la vie cérébrale, on peut parler de volonté d'être par delà la matière, de volonté d'indépendance. La vie mentale tend donc vers une survivance autonome, vers une survivance purement spirituelle, ce qui accrédite l'idée de vie après la mort, de l'âme qui quitte le corps. Certes, l'immortalité elle-même, nous dit Bergson, ne peut pas être éprouvé expérimentalement mais la survivance de l'âme n'apparaît pas du tout comme insoluble (p58).
Il est vrai qu'une bonne partie de la philosophie moderne pense que la conscience ne dit rien de plus que ce qui se fait dans le cerveau, que la conscience n'est ni plus ni moins qu'un chassé-croisé de neurones et d'addition de synapses. Cette thèse, nous dit Bergson, acceptée sans discussion par les physiologistes, provient de Descartes et des médecins philosophes du XVIIIe siècle (p64). L'affirmation dogmatique du parallélisme psychophysiologique, que l'on a déjà évoqué, c'est à dire la réciprocité entre l'activité cérébrale et la vie de l'esprit, implique un saut intellectuel qui évite le rapport entre la partie et le tout. La partie étant le cerveau et le tout l'esprit. Comme on vient de le dire, la vie mentale déborde la vie cérébrale. Les mouvements intérieurs du cerveau peuvent-ils étendre la pensée infiniment plus loin que ce qui est immédiatement signifié par les sens ? Bergson répond que la perception primitive, c'est à dire l'activité cérébrale se borne à la mémoire et au fonctionnement de la vie immédiate du corps. En résumé, le cerveau empêche l'esprit de se perdre dans le rêve, c'est l'organe de l'attention à la vie. La vie mentale est donc plus mouvante, plus débordante, elle tend à se désolidariser de l'activité cérébrale. Elle rêve d'évasion, elle rêve de quitter cette gravité terrestre qui la maintient au niveau de la plus basse réalité.
C'est pourquoi beaucoup tentent d'échapper au réel en consommant de l'alcool ou des drogues. Ces moyens enchanteurs permettent une déconnexion au réel, partielle ou totale. Une bonne part de l'oeuvre de Charles Baudelaire aborde cette question (ici). En effet ces ravissements provoqués par les alcools et autres substances hallucinogènes sont de véritables paradis artificiels. La vie mentale prend alors le large, elle quitte la gravité terrestre. On se sent plus léger, on s'évapore, on n'est moins inquiet. On peut également planer un court moment en ayant au recours à la volupté, autre ivresse qui dit-on, fait atteindre le septième ciel. Mais tous ces moyens sont insuffisants, ils ne sont que de courte durée et peuvent engendrer tout un tas d'effets secondaires néfastes pour la santé. La véritable félicité, celle du Ciel, durable et définitive, s'obtient après la mort. C'est pourquoi l'intuition de Dieu est bien installée dans l'humanité. L'esprit qui déborde de l'activité cérébrale tente de retrouver sa demeure céleste, demeure dont elle tire sa nature. Cette forte attraction se traduit dans l'être à travers l'intime conviction de l'immortalité. Ce sentiment de survivance au delà de la vie terrestre est tenace parce qu'il provient du débordement de la vie de l'esprit.
Pour aller dans le sens de Bergson, c'est à dire distinguer l'activité cérébrale de la vie de l'esprit, il faut peut-être se pencher sur l'intelligence artificielle. Dans une interview accordée au Journal du Dimanche, daté du 4 février 2024 (ici), le philosophe Raphaël Enthoven, aborde la question de l'esprit artificiel. L'article est intitulé " Il n'y a que Dieu qui produise des êtres qui lui tournent le dos ". Il ne craint pas, dit-il, que l'Intelligence artificielle développe une forme de conscience. Ce ne sont que des datas, poursuit-il, des lignes de programmes qui se succèdent et se combinent grâce à des algorythmes. L'illusion de la conscience peut apparaître mais ce n'est qu'une savante programmation qui est incapable de faire ce pas de côté que les hommes font grâce à leur libre arbitre. L'homme a effectivement cette surépaisseur qui échappe à la programmation et qui est de l'ordre de l'aléatoire et du mouvement de l'esprit humain qui pense et qui se souvient sans l'aide de traces quantifiables et ordonnées. Raphaël Enthoven évoque l'idée spinoziste de la nature naturante et de la nature naturée. La nature naturée, ce sont, dit-il, les traces que nous laissons une fois que les événements ont eu lieu. Quant à la nature naturante, c'est le mouvement lui-même. Autrement dit, l'intelligence artificielle est une nature naturée. Elle n'est rien de plus qu'une addition de chiffres et de programmes. Elle demeure seulement une formidable symbiose d'algorythmes fabriquée par l'homme.
Et c'est vrai, nous avons tendance à penser que l'ordinateur est tout-puissant, qu'il peut tout faire. C'est pour cette raison que nous attribuons à l'intelligence artificielle des capacités mentales. En vérité nous amalgamons un processus finement réglé qui singe l'intelligence avec l'intelligence réelle. Cette intelligence supposée n'est qu'un vaste ordonnancement de directives pré-définies. Le résultat est certes bluffant, mais c'est surtout l'impression saisissante qu'il produit qui nous amènent à croire que c'est de l'intelligence réelle. Car cette pseudo intelligence n'aura jamais le sentiment d'elle-même parce que le sentiment de soi est une alchimie immatérielle qui donne à l'homme ce supplément d'être ou de vie que l'on nomme esprit ou âme. Les antiques appelaient cela l'ipséité. On peut retrouver cette part invisible de l'être dans la célèbre fresque de Michel-Ange visible sur le plafond de la Chapelle Sixtine (ici). On voit Dieu éveiller Adam en lui transférant ce supplément de vie qui fera de lui un être complet. Dieu transfert l'âme dans le corps d'Adam. Adam est amorphe, apathique, signe de l'absence de ce supplément de vie. On dit même et c'est peut-être là tout le génie du maître italien, que la cavité formée par la grande étoffe pourpre et qui entoure Dieu et ses anges, ressemble à la coupe anatomique d'un cerveau. C'est donc bien l'image de la vie de l'esprit, de la vie de l'âme qui déborde de l'activité cérébrale, à l'image de Dieu semblant s'extraire du supposé cerveau. L'homme est plus qu'un agrégat de matière biologique. Il a une part immatérielle qui déborde de sa vie biologique. Bergson a eu cette intuition géniale d'affirmer que la vie de l'esprit déborde de l'activité cérébrale et Michel-Ange, à sa manière, a parfaitement illustré cette pensée.
Antoine Carlier Montanari