Un Livre Que J'ai Lu (117) Le Bonheur Dépend De L'âme Seule (Cicéron)
La question du bonheur et de la vertu, déjà abordé par Aristote précédemment, est une question essentielle dans la pensée antique. Si l’un est subordonné à l’autre, la vertu est selon Cicéron, la matière la plus importante de la philosophie (p9). Elle permet d’obtenir une vie heureuse (p10). Mais il faut bien comprendre, nous dit Cicéron que la vertu au service de la fortune perd la force qui est la sienne et n’est plus à même de se protéger elle-même. Car en effet la fortune soumet la vertu à ses besoins et tout en se servant d’elle afin de paraître honnête, elle désoriente l’individu. La fortune a donc cette faculté de faire revêtir à celui qui la possède une aura aristocratique qui manifeste une sorte de valeur absolue. C’est pourquoi la philosophie agit comme une puissance spirituelle positive qui corrige les déviances et les vices (p11, p12), si bien que ceux qui la méprisent demeurent le plus souvent dans les ténèbres.
Pour illustrer ce qui vient d’être dit, Cicéron se réfère à une pensée de Pythagore qui compare l’humanité à cette foule qui assiste aux jeux du cirque (p14). Pythagore divise alors cette foule en trois catégories,
- La première catégorie concerne ceux qui font le spectacle, les joueurs eux-mêmes. Ils sont, nous dit Pythagore, ceux qui par leur performances physiques désirent obtenir la gloire et les honneurs, c’est-à-dire les applaudissements et la couronne.
- La deuxième catégorie concerne ceux qui procèdent de la fortune. Chez eux l’appât du gain les mènent à exercer leur talent de commerçant ou de parieur.
- La troisième catégorie concerne ceux que ni la gloire, ni la fortune ne motivent. Ceux-là aspirent à une plus grande connaissance de ce qui les entoure. Les jeux du cirque sont un moyen pour eux d’observer et d’analyser attentivement les agissements et les habitudes de leurs congénères. En fait cette troisième catégorie observe la première et la deuxième catégorie.
Il est intéressant de noter et le lecteur né aura assez vite remarqué la chose, que le choix de Pythagore de comparer l’humanité à un cirque, peut évoquer avec quelques siècle d'avance la Divine Comédie du poète florentin Dante et la Comédie humaine de l’écrivain français Honoré de Balzac. Il semble que les grands esprits de ce monde aient le cœur porté au sarcasme lorsqu'ils décident de dépeindre l'humanité. A ce jeu-là Céline emporte non pas la palme de la délicatesse mais bel et bien celle de la franchise quand, dans son voyage au bout de la nuit, il compare ce monde à une immense entreprise à se foutre du monde! Quoi qu’il en soit, si l’humanité, selon Pythagore est divisée en trois catégories, l’immense majorité des hommes est coincée dans la première et deuxième catégorie. Ces hommes, nous dit Pythagore, sont esclaves de la gloire et de l’argent. Un tout petit reste constitue la troisième catégorie. Ce petit reste porte le nom de philosophe. Ces hommes constituent la catégorie la plus digne qui soit, ces sont des amis de la sagesse qui tendent à la contemplation plutôt qu’à la jouissance. Et c’est à ces philosophes que Cicéron va lier sa plume pour développer le thème du bonheur. On va donc, à l'aide de ce tableau (ici), énumérer les philosophes cités par Cicéron et les pensées qui sont les leur à propos de la vie heureuse. Le tableau comporte 3 colonnes, la première concerne les philosophes, la deuxième colonne est dédiée à leur pensée ou leur doctrine et la troisième colonne est réservée à un commentaire.
- En premier philosophe nous avons Socrate. Socrate étudia la vie et les mœurs, les biens et les maux. Il fut en quelque sorte le premier sociologue (p16). De plus pour Cicéron, Socrate est le prince des philosophes (p43)
- En deuxième philosophe nous avons Théophraste. Théophraste reconnait, à juste titre, que c’est la fortune et non la sagesse qui gouverne la vie. Pythagore fait exactement le même constat. (p28)
- En troisième philosophe nous avons Métrodore. Métrodore fait résider la vie heureuse dans la santé du corps et l’assurance de la préserver (p29).
- En quatrième philosophe nous avons Zénon. Zénon pense que la vertu a un pouvoir suffisant pour rendre la vie heureuse.
- En cinquième philosophe nous avons Platon. Pour Platon, nous dit Cicéron, à part la vertu rien ne peut s’appeler bien. De plus Platon recommande de ne jamais avoir de joies ni de peines excessives, parce que c’est toujours en soi-même que l’on met l’espoir. Cette sentence de Platon va servir de tremplin philosophique à Cicéron (p35).
- En sixième philosophe nous avons Épicure. Pour Épicure, il n’y a de bien que le plaisir (p70). Il faut également ajouter, concernant la mort et l’âme, que Épicure tout comme Lucrèce, pense que l’âme se dissout et que la conscience s’éteint (p74).
- En septième philosophe nous avons Hiéronyme. Pour Hiéronyme, il n’y a de bien que l’absence de douleur (p71).
- En huitième philosophe nous avons Carnéade. Pour Carnéade, il n’y a d’autre bien que de jouir des biens primordiaux de la nature (p71).
La recherche de la vie heureuse est donc une quête qui varie en fonction des individus. Cicéron, à ce propos, évoque le fameux Xerxès, qui déjà bien comblé de faveurs, avait une soif ardente de nouveaux plaisirs (p24). En ce sens, le désir déréglé nuit bien à la vie heureuse car son inépuisable force fourmille d’ingéniosité pour piéger le cœur de l’homme tout en veillant soigneusement à ce qu’il ne soit jamais pleinement comblé. Ainsi les gens irréfléchis sont ceux-là même qui sont manipulés par leurs désirs (p47), naissent alors en eux toutes sortes de regrets et de frustrations qui les mènent à envier puis à maudire ceux qui sont heureux. C’est pourquoi l’homme sage fait en sorte de ne plus obéir à ses désirs déréglés car cette sorte de désir, le sage le sait bien, domine les esprits médiocres. En effet les désirs déréglés nourrissent la partie médiocre de l’être, laquelle ne voulant pas mourir et ne souhaitant que sa propre satisfaction étouffe les désirs saints.
Ainsi l'homme, au regard de la vérité, désireux de connaître l'état de son âme, appliquera pour lui-même la fameuse sentence du Christ « Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Matthieu 6:21). Ainsi les désirs déréglés du cœur encage l’âme dans le péché et les désirs saints du cœur auréole l'âme de sainteté. L’état de l’âme est donc définit par les décisions du cœur, un cœur aimant nourrit l’âme d’amour, un cœur haïssant nourrit l’âme de haine. Il faut ajouter que les mauvaises coutumes comme les mauvaises lectures trompent le cœur et égarent l'âme. Au moment de son jugement, l’âme réalise cette coordination avec le cœur, elle conscientise alors comment le cœur l'a mené à sa perte. Pour exemple, Xerxès, bien prisonnier de ses vices a nourri son âme d’infamie. Au contraire Caton d'Utique (p32), qui dans la Rome antique, fut, dit-on un homme de grande vertu, a bien nourri son âme d’honnêteté.
En guise de conclusion, le lecteur né, aura à cœur de lier cet ouvrage de Cicéron au sermon sur la mort de Bossuet (ici). En effet selon notre évêque, le bon usage de l’intelligence préconise de vivre en état de sainteté pour que la mort ne nous surprenne en état de péché mortel. Bien que la vie heureuse ici-bas soit souhaitable, elle doit l'être de manière à ce que la partie médiocre de l'être ne soit pas satisfaite, car cette partie médiocre de l'être qui préconise une vie heureuse à la manière de Xerxès, la préconise au détriment d'une vie honnête, comme celle de Caton d'Utique. L'épisode de Denys et de Damoclès évoqué par Cicéron, aux pages 52 et 53, révèle que la vie heureuse selon les désirs déréglés ne vaut pas grand chose. En effet quand le tyran de Syracuse, nommé Denys, aussi abreuvé de richesses, de plaisirs et de pouvoir que le grand Xerxès, propose à l'un de ses flatteurs nommé Damoclès de jouir, pour éprouver la vie heureuse, de ses biens et de ses plaisir, et sachant qu'il est fort instruit des inconvénients de telles grandeurs, suspend au dessus du cou de Damoclès une épée; c'est afin de lui faire réaliser que cette sorte de vie heureuse est bien lié à la crainte de tout perdre. Comme l'avait exprimé Bossuet, cette sorte de vie heureuse est fatale parce qu'elle est funeste à notre vertu (1). En ce sens les mots de Claude Tresmontant n'en sont pas moins aussi révélateur (ici),
"Combien de vies dites réussies, parce que plantureuses, bien installées, riches et honorées, sont des échecs peut-être irréparables au point de la vue de la vérité."
Antoine Carlier Montanari
(1) Bossuet, sermon sur la mort, Ed.GF-Flammarion, p111