Un Livre Que J'ai Lu (116) : L'esprit Et L'âme Se Tiennent Étroitement Unis (Lucrèce)
Lucrèce est dans l’ordre des penseurs un athée et un matérialiste convaincu qui nia absolument l’existence de l’enfer et du ciel (p11, p77). Il fut un adversaire de l’idée de l’immortalité de l’âme mais n’ôta pas à l’homme le fait que cette âme lui soit subordonnée. Lucrèce s’opposa également à l’idée de réincarnation en refusant à l’âme la possibilité de réintégrer un autre corps (p62). Dans ce petit traité, Lucrèce décortique le rapport d’unicité de l’âme, de l’esprit et du corps et qui comme une trinité instable forment le triptyque de la nature humaine.
Selon Lucrèce l’esprit et l’âme font partie du corps (p16) et forment ensemble une seule substance (p17). L’âme est donc étroitement liée à l’esprit de manière que l’âme se meut sous l’impulsion de l’esprit (p20). Lucrèce affirme même que la substance de l’âme et de l’esprit est matérielle et que cette double nature est composée d’éléments ronds, lisses et minuscules qui prennent aujourd’hui le nom d’atome (p21, p24). Cet ensemble à l’image du sable dans le sablier, se meut aussi facilement dans le corps que possible et bien qu’invisible au regard se trouve caché dans la chair, les veines et les nerfs (p25). Lucrèce précise même que le poids de ces minuscules grains, qu’il nomme atomes à la page 27, dans le chapitre concernant l’extrême subtilité de leurs éléments, est si négligeable que leur perte n’enlève rien au poids du corps. L’âme serait donc si légère et si imperceptible qu’elle ne nous rend grâce d’elle-même que par une certaine sensibilité de l’être par rapport à lui-même, un peu comme de la poussière de craie déposé sur le visage et qui demeure invisible et inconsistante mais bien présente jusqu'à se qu'on s'en aperçoive. Si l’air chaud, bien qu’invisible, se fait connaitre par le sensitif (p37), l'âme n'ayant pas de particules sensitives est perçu par l’intuition d’une résonance immatérielle de soi que Lucrèce désigne par l'expression "aiguillon secret" (p71) mais qui plus savamment peut être nommé "cénesthésie". La cénesthésie est l'idée de soi indépendamment du sensoriel et qui comme une impression vague qui traverse la conscience fait percevoir la présence du soi comme un autre soi tout en ajoutant une épaisseur d'intimité à l'être. L'âme est donc cette épaisseur invisible dont la présence est seulement perceptible par cette partie de l'esprit qui se creuse et qui à force de se creuser finit par former une anfractuosité qui permet à la lumière de passer.
Selon Lucrèce l’âme est toute aussi mortelle que le corps et comme le corps se dissout dans la terre, l’âme se dissout dans l’air (p40). Ainsi livrée à l’air et à ses déplacements et privé de son abri corporel, l’âme périt tout comme les autres organes du corps. Si comme on l’a vu, l’âme s’écoule comme le sable dans le sablier, au moment de quitter le corps mort, par sa nature mouvante, elle se disperse et se désagrège à la manière de la fumée d'un feu de bois. En ce sens l’âme est incapable de se transférer dans un autre corps. La perte de son adhérence au corps l'emporte au gré des mouvements de l'air et la cohésion qui est la sienne se perd après que le corps a rendu son dernier souffle de vie. Cette désagrégation valide en quelque sorte la théorie de Lavoisier qui affirma à la suite d'une expérience que rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Lucrèce a donc rendu l'âme à l'air à la manière de l'expérience de Lavoisier quand l'oxygène au contact du mercure chauffé se joint au mercure pour former de l'oxyde de mercure. En ce sens l'âme a été réduite à des particules d'air tout en formant avec ces mêmes particules une nouvelle combinaison dont personne n'a pu toutefois constater la formation. Pour un matérialiste comme Lucrèce la chose est donc bien entendu, selon sa vision, la seule partie spirituelle de l'être, c'est à dire l'âme devient matière, sur ce point il est cohérent avec lui-même. Si donc Lucrèce nie l’immortalité de l’âme en la vaporisant dans l'air et tout en la rendant obsolète, il évacue en même temps l’expérience du peuple juif et de la révélation divine qui lui a été accordée et qui affirme l'immuabilité de l'âme et sa permanence. Lucrèce est donc un nihiliste qui use d’une rationalité pure dépouillée de l’expérience humaine. Si l'âme est vouée à disparaître selon Lucrèce, l'homme n'a pas d'avenir individuel, dans ces conditions le sens donné à l'existence est strictement limité à une mémoire vive dont la durée d’emmagasinement est proportionnelle à la durée de vie de l'humanité tout en sachant que rien ne garantit à cette humanité de demeurer.
Au regard donc du projet existentiel proposé par notre auteur, son probable suicide en 54 avant Jésus-Christ (p7) ne fait que confirmer l'obsolescence d'une telle doctrine, en effet le malheur lié à la condition humaine ne peut trouver de sens que si il est transfiguré en vue d'un salut. Bien entendu, connaissant la fragilité et l'infirmité de la nature humaine dont le De Imitatione christi nous disait à ce propos, qu'un rien nous ébranle, qu'un rien nous abat, qu'un rien nous trouble et nous décourage, on se doute que Lucrèce, bien que sage, se vit confronté au principe de réalité qui balaya très rapidement ses convictions.
Antoine Carlier Montanari