Un Livre Que J'ai Lu (189) : L'affaire Lemoine (Marcel Proust)
Dans cette affaire que Marcel Proust commente avec une prose vraiment plaisante : un certain Lemoine, ingénieur électricien, est condamné, en juillet 1909 à six ans de prison, pour avoir excroqué un célèbre diamantaire, dont le nom évoque bizarrement le moyen âge. Julius Werner est donc ce coquin de diamantaire qui s'est fait roulé dans la farine. En commentant Flaubert qui avait dressé son chevalet en plein Paris, au Palais de justice, pour camper cette fameuse affaire, Marcel Proust, qui se prend pour Sainte-Beuve, fameux critique littéraire, glisse le célèbre écrivain dans la peau d'un peintre. Tout un vocabulaire pictural se destine en ce sens, par exemple, "L'auteur (en parlant de Flaubert), continue à peindre le public, ou plutôt de purs "modèles" bénévoles qu'il a groupés à loisir dans son atelier." Quelques lignes plus loin on trouve, "esquisse et pinceau, tableau et pose sa lumière." A la page suivante on peut lire, "quels grands coups de pinceaux n'a-t-il pas pour nous montrer, dans sa lumière et sa proportion, la vertu d'un Montal, d'un Beauvillier, d'un Rancé, d'un Chevreuse?" C'est donc de cette manière que Proust dévoile Flaubert, que le style a déjà envoûté (ici). Un autre génie de la littérature française est ici mentionné et qui selon Sainte-Beuve ou plutôt selon Marcel Proust, possédait le talisman de l'Enchanteur. M. de Chateaubriand est son nom et il a toujours le mot qui dresse l'image en pied et là, il faut comprendre chevalet.
On en a pas fini avec la peinture. A la page 19, Marcel Proust décrit une certaine Diane de Maufrigneuse, qui dans la Comédie Humaine de Balzac est croqueuse de fortune et règne sur le tout Paris. Proust capte son regard sublime avec la plus saillante des toiles de Raphaël, à savoir la Fornarina (ici). Celle-ci, qui, dit-on, est l'amante du peintre de la Renaissance, représente la sensualité et par extension la malice de la femme. Dénudée au niveau des seins, retenant timidement le voile de la pudeur avec sa main droite, elle barricade son entre jambe de sa main gauche. La Fornarina offre ainsi ses traits à cette Diane que l'on sait croqueuse de fortune. Ce choix pictural va de pair avec les mots "dévoilait" et "enveloppant" qui, précisément, évoquent le voile de la Fornarina. Les traits raphaéliens adoucissent la comparaison et l'on peut remercier la subtilité proustienne de nous offrir une telle vision. Surtout qu'en peu de mots, Marcel Proust encadre son regard avec un certain André del Sarto, qui pour les connaisseurs, est bien supérieur à notre cher Raphaël.
Quoi qu'il en soit, cette affaire Lemoine permet à Marcel Proust de se mettre dans la peau de quelques écrivains de renom et d'utiliser leur plume pour rendre compte du comportement de l'aristocratie de l'époque. En effet, dans le dernier chapitre de cet ouvrage, à savoir les mémoires de Saint-Simon, Marcel Proust écorche un bon nombre de ces êtres d'exception qui forment cet énorme troupeau de personnes bien installées dans le monde. La lignée est importante ici, c'est tout le sang d'une race française qui est exposé sous forme de petit traité anthropologique où figure une lithanie d'individus qui semblent faire concurrence à cette généalogie testamentaire qui intronise la Bible. Les Bauffremont, pour exemple, est une des plus anciennes familles françaises, de la race capétienne, et qui avec les Noailles, les Montesquiou et les Chimay, pourraient revendiquer, avec beaucoup de raison, la couronne de France. Dans cette histoire de naissance et de rang, Marcel Proust rappelle l'admirable lignée française qui aujourd'hui n'est plus que l'ombre d'elle-même. En effet, elle est déclinante, drogué par le capitalisme et contaminé par un matérialisme galopant. Dans cette lithanie, figure le fameux M. le duc d'Orléans, qui abondamment cité par Marcel Proust, est, pour certains, un être pas très intelligent et très débauché et peut-être le pire français de l'histoire.
Antoine Carlier Montanari