Le Dessous Des Toiles: Le Chanteur Passionné (Giorgione)
Je l’observe, à droite, à gauche, au centre avant d’aller en bas puis en haut, je cadre tout, surtout la main, plutôt le bras et sa main qui proviennent du coté bas à gauche, pour nous du moins, pour lui, le chanteur, c’est à droite. Puis je m’arrête, quelque chose cloche, deux choses clochent, mais se serait s’écarter du bras et de sa main, pour l’instant la direction à prendre pour comprendre le portrait est cette dernière. Tout ce sur quoi opère la volonté, le grand élan du cœur et du souffle, une pose ordinaire pour le chanteur, c’est là, un mécanisme naturel qui coordonne la voix au corps. Tensions, pulsations, vibrations, toutes contractées dans les veines, d’ailleurs très saillantes sur l’avant-bras, au moment même de l’ouverture des lèvres, expire l’air comme en plein orgasme, comment dire, ce que j’ai remarqué, simple effet sur mon regard, bien involontaire puisqu’il surgit naturellement lorsqu’on a l’habitude de chercher. J’ai éprouvé là un déséquilibre, une sorte d’illusion, d’allusion de Giorgione au sexe faible. Le doigt, l’index, pointe, pointe en parallèle au fameux sexe formé en bas à droite par le repli de l’étoffe. Image évocatrice qui traine à ma vue avec insistance, je venais de fixer une formation molle, à semi ouverte, en plein dilatation et si provocatrice qu’elle offrait à mon esprit un nouveau regard sur l’expression du chanteur. Mais pour mieux comprendre ce que je viens de dire, il faut absolument aller voir la grande baigneuse de Picasso à l’orangerie. Juste devant, c’est là, dans le milieu, entre les jambes, le drap, le doigt, tout y est suggéré et magnifiquement amplifié. Quelle démonstration de l’éros, si pleine de clarté, ne serait-ce pas là, me dis-je, une manière de voir le mal, n’est-il pas là justement le mal, derrière, en biais comme le mauvais démon ? Il occupe comme un étranger le fond de la toile, avec malice sur ses lèvres, il y a de l’étrange là-dedans, dédoublement du visage, de l’âme, de la conscience du chanteur ? L’autre, ce miroir qui soulève ce désir, ferme les paupières et entraine son double dans cette union charnelle, luciférienne, regarde tranquillement comment on lui cède. Je commence à voir dans ses yeux toute sa perversité, plus distinctement même que je ne peux plus cesser d’y voir ce démon des organes transformer avec délice l’âme de ce pauvre chanteur. Succube, révélation démoniaque mais peut-être aussi dualité humaine, cette féroce part de l’être, perverse et mal pensante, qui fouille en dedans et en travers de l’autre-moi et encombre bien malheureusement les émotions. Là est sa tanière, brouillonne et floue, en raison de sa nature elle se cache toujours dans le coin le plus reculé, le plus sale d’où s’agrège toute une communauté de vilains maux et de vilaines pensées. Mais quelques temps plus tard, après qu’Anna Netrebko m’eut ensorcelé avec Donizetti, quelque chose de plus profond, dans le regard mi-clos, presque somnolent du chanteur, réveilla en moi cette vision de l’amour. Je consulte alors mon âme et j’entends les bruits renaissants de sa voix. Ne chante-t-il pas là, devant moi, doucement, portant à l’oreille et un peu plus à ma vue cette impression d’être relié au divin, cette émotion religieuse qui me fait participer à l’absolu ? Manifestement je me retrouve baigné, mystérieusement révélé dans le talent de l’autre, du peintre, du chanteur, ivresse nouvelle dont on peut se laisser mener, mener à la contemplation, à la beauté, à la création.
Antoine Carlier Montanari