Histoire De Monstre (9)
J’ai vu ce monstre sous sa forme la plus malsaine, formuler des mots qu’aucun ici ne pourrait entendre sans que la folie vienne lui murmurer bien des frayeurs. J’aborderai volontiers, pour vous, les discours de Lovecraft qui sont tout autant explicitent sur la manière qu’à le monde obscure de venir nous châtier. Beaucoup s’imaginent que de tels tourments n’agitent que les esprits fous, balayant aisément les secrets du monde et autres mystères antiques. Je leur dirai bien, à ceux là, toute la haine que mon adversaire témoigna lors de notre rencontre, par le bout de sa queue, la faisant vibrer en une sonorité si étrange que rien ici bas ne me permit de la comparer, pendant que sa gueule aussi hideuse qu’il en fut possible, hurlait sans craindre de réveiller le ciel. Mais comme il me reste peu de temps, tant cette blessure qu’elle m’a infligé s’étend à tous mes organes, je dois faire vite pour former le mieux possible mes dernières pensées. Mon cœur peut encore donner de beaux fruits et s’ils couchent encore cette lumière qui lui vient de là haut, c’est que j’ai cultivé autant que l’on peut le pardon, et j’aurais pu, hélas, mériter encore du temps afin de vous exhorter à tenir vos distances des pièges de celui qui règne en bas. Car son seul ennemi étant Dieu lui-même, les chrétiens et les païens sont autant de façon de le maltraiter. Cet ange noir, enveloppé de feu, commerce de bout en bout le péché, dont il manie la langue dans des expressions si perverses qu’il parvient à en obtenir des maux les plus impensables. Il se montre impitoyable avec les siens, afin qu’ils entraînent le plus d’âmes en sa demeure, infligeant même à ceux qui se sont montrés incapables, des plaies béantes afin qu’ils se souviennent que son regard est toujours fixé sur eux. Tous les autres qui ont été de bon semeurs de scandale chez les hommes, forment une assemblée si grande que lorsque l’on en a fait le tour, il s’est passé bien plus qu’une année humaine. Je vous dirai donc de bien conserver autour de votre cou, les objets précieux de la très grande Dame qui trône au ciel comme un soleil, car ceux là sont d’une redoutable efficacité contre les effets du démon et de sa cohorte. Je dois, moi, ma part de salut grâce à cela, et si je tiens encore mes mots à ma plume, c’est qu’en dedans de moi comme en dehors, la petite médaille miraculeuse y déposa toute sa splendeur. Ce traître, qui ne voit que d’un œil en fut si ébloui qu’il s’en alla rejoindre les siens en tachant de tout cacher à son maître, mais celui-ci l’apprit par un autre dont les mains avaient été coupées pour avoir subi la même défaite. On lui brûla donc la langue au gosier et on l’enferma dans une geôle où grouillait comme lui une multitude de démons qui s’arrachaient les membres par dépit. Lorsqu’il fut soumis à d’autres supplices, il leva la tête pour mettre ses propos à la porté de celui qui l’a placé dans ce lieu, et lui dit: » Toi que je suis depuis le début, tu m’infliges une punition bien plus cruelle qu’à certaines âmes humaines! Comme je fus censé porter ton nom à leurs oreilles, soulevant bien souvent les lauriers de la victoire, celui que tu désignes là-haut comme ton ennemi, m’aurait au moins épargné ces supplices! Alors comme je n’ai pas d’autres moyens que la haine pour lutter, je maudis tout ce que tu es et plus encore car c’est comme cela que tu procèdes! » A ces dernières paroles, je le vit s’enfoncer dans ce fossé où il disparut dans une bouillie formée par une quantité innombrable de corps cramoisis. Cette vision affligea moins mon âme que la forte puanteur des membres gangrenés que je fus contraint d’exhaler, et de là si je puis vous en faire part pour vous prévenir, ne saurait cependant vous exhorter convenablement vers la réconciliation si tout ce qui compose votre personnalité n‘est pas à même d‘entrevoir la vérité. Si vous déclarez mourir d’ennui à mes mots, alors je ne puis fidèlement attacher à votre regard toute l’étendue de mon expérience. Je dirais bien tout mon désespoir de vous voir réagir ainsi, mais je sais très bien maintenant qu’aux nombre de ceux qui résident dans ce fossé, l’appel du ciel n’a jamais été un bien pour eux. Pour celui qui écoute encore, celui qui se manifesta devant moi comme un orage violent, voulant attacher à mon âme de lourdes chaînes, renversa bien des certitudes, de celles qui collent le visage au sol. Le terrible malheur serait de ne pas avoir vu ce que j’ai vu, car en cette circonstance l’âme est bien averti des risques qu’elle encoure, je crois même qu’un tel avertissement pourrait ouvrir le cœur de l’humanité toute entière. Semblable hypothèse me fait monter la joie au cœur et que, sans dire un mot, je prierai le Seigneur de la réaliser. Pour autant, il en resterai, un petit nombre certes, qui ne changerai pas, pas plus que toutes les formules les plus sages. Que le monde le sache, sa liberté lui ravit bien des bonheurs, ainsi ceux qui se donnent à cœur joie aux plaisirs les plus vils, déversent sur leur âme, qui n’est autre que leur bien le plus précieux, une eau si noire qu’elle finit par leur voiler la clarté du ciel. C’est pour ça que je vous compte cette histoire, offrir un tel remède, qui à mes yeux est le plus bénéfique, augmente la prudence et met l’âme dans un état de surveillance permanente. Et pour que tout cela vous paraisse moins étrange, sachez que ce diable qui avait pour tache de me ravir la vie, a des fortes ressemblances avec ces gargouilles que l’on trouve pétrifiées sur les cathédrales. En prenant cet exemple vous verrez qu’en ce temps de grande foi, les hommes savaient manier l’art pour décrire tout ce que je viens de dire. Prenez donc acte de ces œuvres, comme le retable de Lochner*, qui a su tracer avec justesse l’image de cette fosse, ces formes abjectes qui grouillent comme des insectes en tous genres que l’on force à vivre ensemble, conduisant vers des fonds plus noirs les damnés. Voir la souffrance se dessiner sur leur visage, si bien qu’ils paraissent vrai, de ce côté de cette toile*, son auteur, Rogier Van Der Weyden, dépose à la vue la plus solide représentation de l’enfer. Je pourrais exprimer encore les visions d’autres grands maîtres mais je m’attarderai sur un devoir qu’il vous faut faire vous-même, c’est un enseignement que personne ne devrait ignorer, c’est amputer son savoir d’une histoire bien noble. Donc pour pouvoir aboutir à la vision qui fut la mienne, il me faut vous conseiller l’œuvre du grand Dante, c’est par elle et uniquement par elle que vous pourrez prétendre correctement imaginer mes paroles. Je garde, bien entendu, toute la proportion de l’expérience personnelle sur l’être, car aucune œuvre ici bas ne pourrait transmettre efficacement l’ampleur de cette déchéance. Cependant je ne vous laisserai pas sans celle, qui à mes yeux habille le mieux cette pensée, la Tentation de Saint Antoine par Schongauer. Cette œuvre a soigneusement provoquée ma conscience, laissant à mon cœur le rappel de ce qui m‘a valu d‘être dans cet état là. A cause, bien sûr de ces faces horribles qui maltraitent le saint, mais plus encore cette hybridation que Léonard DeVinci préconisait pour justifier au mieux la monstruosité. Je sais qu’il faudra que je le dise pour faire valoir toute la perversité de la chose, l’immonde conduite des démons laisse entrevoir l’engagement qu’il faut pour ne pas se retrouver piéger par leurs griffes. C’est là, dans cette disposition, que son auteur dévoile toute la solution. La verticalité du mouvement entraîne cette cohorte au dessus de la terre, vers celui qu’ils abhorrent, sachant que s’ils ne lâchent pas prise, se soulèvera contre eux un pire tourment que la punition qui les attend en bas. Comment, par cet effet, la confiance revient, l’on voit le visage de Saint Antoine, presque serein, attendre patiemment sa libération. La mienne, la vôtre, il vous faut savoir qu’il faut souffrir pour en arriver là, j’écris cela avec une larme, jusqu’à la nuit suivante où le Seigneur viendra me chercher.
Antoine Carlier Montanari
*Le Jugement Dernier, Stefan Lochner
*Retable du Jugement dernier, les réprouvés de Rogier Van Der Weyden