Bernard Magrez
Et comme parfois on arrive à bout de souffle, à échapper au lynchage, mon âme plus qu’affligée voit alors défiler autant de misère qui aurait pu lui coûter énormément. Vous qui reposez dans ces vastes palais qui jadis ont élevés des princes et des princesses, s’illuminant des antiques héros, louant les champs Elysées et le Parnasse des poètes, que vous, oui vous, devriez être accusé de poser talon sur une terre si fertile! Vous n’avez pas vu, monsieur Magrez, ce qui donne à l’homme tant de noblesse, qui l’enracine dans le talent et l’élève jusqu’à l’Empyrée. Voir autant de médiocrité dans ce que vous soutenez et que vous osez appeler « art », agresse mon front d’une manière arrogante. Ce que vous portez à la bouche comme une saveur rare et qui vous pousse à dépenser sans compter, me fait devenir fou et presque instable. Si je glisse ainsi , flagellant votre mécénat artistique, c’est que je suis comme cette antilope blessée par ce guépard rusé, malgré tout, encore plus effrayé par ce qui va m’arriver. Mais bien que je me relève et que je tente de rejoindre la rive du fleuve, je m’aperçois que ce n’est autre que l‘affreux Achéron. Alors si celui qui m’a affligé parade de sa victoire, il ne pourra pas être dit que l’antilope en mourrant ne l’a pas nourrit d’un plat savoureux. Alors goûtez bien ce que ma langue a à dire et s’il vous en faut plus prenez donc ce qui l’entoure et vous y verrez qu’entre les os il y a bien plus que de la chair. Miam! Miam! Laurent Valera vous plaît et moi je me sens frissonner! Si piètre esprit qui semble prendre comptant une telle mesure et que rien dans sa pauvre tête semble le rétablir à la vérité! Car ce triste spectacle qui oublie de mentionner ces sublimes esprits qui ont gravé la beauté, donnant à l’homme la noblesse et la grandeur, prétend que ce qu’il a à dire est tout aussi intéressant. Je vous le dis, cela m’abrutie et si ces mots n’éveillent pas en vous un peu de rébellion, de ces sentiments qui poussent notre nature au triomphe, la bêtise sera adjugée. Mais je vous rappelle l’admirable Piéta que vinrent admirer les rois et les peuples, de cette chapelle qui inspira tant de génies et qui rendit Dieu fier de sa descendance. Je vous rappelle aussi de cet éloge que fit Tintoret de la Parousie et qui donna à Venise une splendeur que bien des nations envièrent. Paris aussi flamboie, un feu qu’elle porte en majesté, une cathédrale qui réconcilie les hommes avec le ciel. Mais ce n’est pas tout, je vais continuer pour vous rafraîchir la mémoire, car ma réflexion prétend s‘enraciner. Donc pour vous dégourdir et dissiper vos doutes, celui qui veut s’en aller à l’immense séjour, s’enhardira du vénérable Léonard. Il prendra pour spectacle l’admirable scène d’une mère et de sa fille que l’amour étreint dans un sourire. Si bien que nous pouvons presque atteindre le soleil, donner à notre talent une même consistance et savourer ce que les cimes peuvent offrir. Voilà bien des mots que les titans du passé ont cultivé pour donner au monde de la splendeur. Prendre vision des David, Courbet, Girodet et autres Poussin et Delacroix, qui ont vu tant de pieds les froler, font parfois trembler les murs et les enceintes. Ne pas oublier Rodin et Landowski, sans qui le monde se sentirait plus petit. Entrer sans confusion dans le temple de l’homme et admirer les nymphéas de Monet et les soleils de Vincent. La lumière à son tour s’invite au regard et l’on peut sentir la vie prendre vie et expliquer au monde qu’il y a une manière de vivre. Mais si ces géants que je viens de citer soulèvent bien des beautés, il y en aura comme vous pour les enchaîner et dire:« C’est assez parlé d’eux! ». Car si moi je refuse de voir cette farce qui nous maltraite, qui nous inflige des visions débiles de la vie et qui tentent par quelques mots savants de les justifier, c’est que j’ai vu le mépris que portent leurs auteurs à notre intelligence. Ne vous courroucez pas de cela, vous direz simplement que mon esprit s’est échappé de l’asile! Car mon cher monsieur, si douloureux est de s’apercevoir que malgré mes efforts pour regarder plus loin, l’on préfère ceux qui regardent leurs pieds, la couleur que prend alors mon visage est si offensante que je préfère le tourner vers un ciel radieux. Allons que je m’en aille suivre ce fleuve qui mène au soleil, m’éloigner de ceux qui comme vous forment la cohorte de Néron. Cocon du vide! Comment être digne de cette louange? c’est à vous que je pose la question. Vous qui charmez les hommes par l’ivresse et la parade, je pourrais vous affliger d’une rhétorique subtile, car il est vrai que je suis méprisé des mortels. Lorsque mes mains se voient refuser son talent parce qu’on lui dit qu‘en ce Chen Zen il y en a, alors ma plume se change en flèche. Il faut savoir que le bonheur a quitté l’art, le laissant aux mains d‘hommes pour qui l‘amour n‘est plus la priorité. Mais si j’étais nouveau dans ce monde, je dirais certainement à ma mère de m’en sortir et de me remettre là où j’étais, cependant comme elle est noble elle me montrera l’adoration des mages de Boticelli, l’allégorie de l’amour de Veronese ou encore la Sainte victoire de Cezanne. Et là je dirais à ma chère mère que le monde est beau et bon s’il est comme cela et que je suis près à en goûter la saveur. Et comme ma mère est une grande dame, elle me dira aussi qu’il y a du mauvais en ce monde et qu’il me faudra le comprendre, alors elle daignera me montrer cette face si odieuse. Elle m’emmènera voir Judith décapitant Holopherne de Caravage, le sommeil de Goya ou encore la punition des voleurs de William Blake. C’est ainsi, monsieur Magrez, que ma mère m’a enseigné de belle et fortes choses et qu’en sa demeure qui fut pour moi une agréable couche, résida un esprit bien formé et soucieux que l‘amour en soit le centre. Alors je conviendrai ici que cette éloquence qui retentit encore dans le monde, ce grand honneur qui nous ait encore fait, trouve des êtres achevés et aimants pour le glorifier. Mais vous puissant seigneur, qui possédait tout en abondance et qui menait le troupeau, sachez que plane au dessus de vous un aigle, un aigle si illustre qu’il vous demandera tôt ou tard ce que vous avez fait de votre responsabilité. Moi je vous répondrais bien, mais je crains qu’un flot tumultueux emporte ma langue. Las de répéter à ceux de votre espèce, je m’assoupis et voilà qu’une voix me dis: » - Cet esprit si savamment habillé, profite bien pour lui-même des splendeurs du passé. Il joue avec les mots pour séduire et donner l’image d’un grand homme, mais au fond il mesure si faiblement la grandeur que j‘ai donné à mes fils. La plus grande douleur est de voir autant d’iniquité prendre table, s’asseoir et entendre les mots qu’il donne à mon nectar et d‘en extraire aucune conclusion. Il ne voit pas la vie qui a enraciné ces vieilles vignes, le labeur du temps et de la terre. Il ne voit pas le sang que j’ai fais couler pour lui donner son éclat et la patience qu’il a fallu à mon Père pour la rendre si consistante. Il ne le voit pas car il ne compte plus pour ami, le sacrifice, la rigueur, le travail bien fait et le talent. Il dénigre désormais, comme ces princes du monde, ceux qui portent mon trésor en leur cœur. Bien peu d’entre eux comprennent le long frisson qui a parcouru mon corps et qui a fait couler son sang à la terre. Cette grosse grêle qui suinte des nuages, se mêle à la pluie et à la neige, retombant sans répit sur le sol, emportant avec elle les roches et les cailloux, transformant en marais cette terre si abondante. Je vois bien aux trésors qu’il accumule et aux actes qui l’anoblisse, donner à son étendard bien des titres, mais moi qui ne suis pas du monde ne s’en dupe pas. Ils sont nombreux comme lui à déraciner l’homme, à lui ôter son âme et à se jouer des grandeurs du cœur. Tant de ces princes, car plus il y en a, plus se multiplient ceux qui n’ont rien. Ils me font souffrir et ne daignent même pas encourager celui qui me rend grâce et qui dirige vers moi son regard. Leur visage collé au sol, ils s’en vont jouer à ce monde pour en déplumer les principales richesses. En attendant, au dessus de la mêlée ces derniers garderont encore quelques temps leur place et ils opprimeront le parti du bien, car s’ils étaient de mon côté, mes ennemis s’en plaindraient et s’en révolteraient. Donc, je te dis, garde bien en ton cœur l’espérance que ton travail est de bonne matière et qu’il ne peut se refléter sans d’abord passé par moi. Va et dis bien ce que je viens de prononcer. » Chose faite monsieur Magrez, et si mes yeux désormais sont affligés d’un autre spectacle, qu’une forme toute vêtue de noir parade comme une reine et semble matérialiser pour le spectateur « sa vision personnelle du monde », ce Laurent Grasso oublie qu’en un temps pas si lointain , des mots éloquents en ont sortis des substances bien plus raffinées. Ignorer Baudelaire et Verlaine, Proust et Dante est sacrilège. Tant de phrases et de locutions qui ont couverts l’esprit humain, lui donnant bien des éclaircissements et des lumières, bien au-delà de ce que votre disciple tente de nous montrer. Traversez avec eux, avec ces écrivains et ces poètes, les champs de la connaissance et vous verrez que votre pensée est bien creuse, que votre façon de voir le monde monsieur Grasso, s‘aveugle des enseignements majeurs. Retournez aux textes du savoir qui vous diront bien mieux que moi, plus une chose est parfaite, mieux elle sent le bien, donc la douleur aussi*. C’est ainsi que l’homme soucieux du bien commun agira, loin des peccamineux et autres forains de l’art, ne se fiant, pour son bonheur qu’à ceux qui ont porté le regard très haut. On pourra appeler heureux l’artiste qui fera sienne ces paroles, qui ne les oubliera point et qui les conjuguera singulièrement. C’est de là que vous devriez partir, monsieur Magrez, honorant dignement l’art et non ce fatras qui déambule aux yeux de tous et qui, si le glorieux Apollon portait son arc, pourfendrait certainement. A ce jour que je souhaiterai venir, je me contenterai de vous lancer à la figure les mots d’un artiste que la médiocrité a rendu glorieux. Et comme je vais les citer pour rendre justice à ma déception, je ne vous dirai point celui qui les a dîtes pour ne point vous confondre: « Du moment que l’art n’est plus l’aliment qui nourrit les meilleurs, l’artiste peut exercer son talent en toutes les tentatives de nouvelles formules, en tous les expédients du charlatanisme intellectuel. Dans l’art, le peuple ne cherche plus consolation et exaltation, mais les raffinés, les riches, les oisifs, les distillateurs de quintessence cherchent le nouveau, l’étrange, l’original, l’extraordinaire, le scandaleux. Et moi-même, depuis le cubisme et au-delà, j’ai contenté ces maître et ces critiques avec toutes les bizarreries changeantes qui me sont passées en tête et moins ils les comprenaient, plus ils les admiraient. A force de m’amuser à tous ces jeux, et à toutes ces fariboles, à tous ces casse-tête, rébus et arabesques, je suis devenu célèbre, et très rapidement. Et la célébrité pour un peintre signifie ventes, gains, fortune, richesse. Et aujourd’hui comme vous savez je suis célèbre et je suis riche. Mais quand je suis seul avec moi-même, je n’ai pas le courage de me considérer comme un artiste dans le sens grand et antique du mot. Ce furent de grands peintres que Giotto, Le Titien, Rembrandt, Goya, je suis seulement un « amuseur public » qui a compris son temps et a épuisé le mieux qu’il a pu l’imbécillité, la vanité, la cupidité de ses contemporains. C’est une amère confession que la mienne, plus douloureuse qu’elle ne peut sembler, mais elle a le mérite d’être sincère. »
Antoine Carlier Montanari
* L’enfer de Dante page 109