Un Livre Que J'ai Lu (218) : La Collection Invisible (Stefan Zweig)
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En période de crise économique, quand l'inflation est forte, c'est à dire que l'argent perd de sa valeur, l'homme est contraint de faire des choix. Parfois il doit vendre certains de ses biens les plus précieux pour se nourrir. L'histoire qui nous ait conté met en scène une vieil homme aveugle et collectionneur de gravures dont les épreuves qu'il avait en sa possession ont été vendues par sa famille pour se procurer de quoi se nourrir. Le pauvre homme, ignorant ce méfait parce qu'aveugle, était persuadé que ses gravures étaient précieusement rangées dans leurs portefeuilles. Des eaux fortes de Rembrandt, des estampes de Dürer n'étaient plus que feuilles blanches entre ses mains. Mais le souvenir de ces gravures produisait en lui et de manière presque surnaturelle, un recueillement contemplatif voire extatique. Pour le pauvre homme elles étaient toujours là, intactes, et son visage s'illuminait à chaque toucher.
Cette histoire, si fâcheuse pour ce vieil homme, dépasse la situation dramatique dans laquelle elle se situe, à savoir la terrible crise économique qui sévit au début des années 1920. Totalement voué à l'art, ce vieil homme vit réfugié dans une passion artistique qui lui fait dépasser sa propre condition. L'art le rend heureux. L'art, le grand art procure en l'être une sorte de volupté qui flatte l'existence. En effet, cotoyer les chefs d'oeuvres des grands musées, parcourir les galeries pour les admirer, produit, comme le souligne Baudelaire à propos d'un certain Delacroix, des beaux jours pour l'esprit. C'est un appel vers un infini de saveur, d'intensité et de splendeur. Véritablement, l'art encourage admirablement le sentiment d'immortalité tout en ayant le mérite immense d'offrir le goût des grands sujets du passé sur lesquels on s'enracine. Il y a quelque chose dans l'art qui projette en nous des idées fort délicates, riches et heureuses. Stefan Zweig parle d'expression de félicité pure. Et ce vieillard aveugle, d'où émanait une sorte de vitalité spirituelle et lumineuse parce que entièrement voué à l'art, était, écrit Stefan Zweig, délicatement préservé de la laideur du monde réel.
Dans la précédente fiche de lecture (ici), Stefan Zweig nous a instruit du délitement du goût, causé essentiellement par la consommation abrutissante d'objets idéologiques angoissants. En effet, ce monstrueux mouvement mondial qui happe les individus dans un système de masse, est incompatible avec cet esprit du goût bien ordonné qui seul peut nous faire apprécier les oeuvres des êtres les plus sensibles et les plus raffinés. Stefan Zweig imprègne donc sa petite histoire de cet état d'être délicat qui s'oppose à cette manière d'être grossière qui conduit les individus à renier leur vie spirituelle et même leur liberté. Ce vieil homme aveugle a su garder en son for intérieur, malgré la perte de sa collection de gravures, l'idée d'un bien supérieur. Et ce bien supérieur est l'héritage sensible et profond qui fait surgir en compréhension la totalité du passé qui est bien le contraire du spectacle de l'incompréhension profane. Ce vieil homme aveugle est surtout aveugle du monde et de ses caprices. Voir autrement, c'est ce que nous dit Stefan Zweig à travers cette petite histoire qui contient en son coeur une grande force critique qui nous fait sentir l'invisible.
Antoine Carlier Montanari