Un Livre Que J'ai Lu (215) : Le Dernier Rêve d'Emily Dickinson (Stamatis Polenakis)
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C'est la mort qui pense continuellement à moi, écrit Emily Dickinson à son mystérieux interlocuteur. La mort l'escorte jour et nuit, jusque dans ses rêves. Et parfois elle ôte les âmes de leur corps, subitement, durant leur sommeil. Ce petit testament littéraire offre une atmosphère particulière. En effet, Emily Dickinson, cloitrée dans la demeure familiale, ouvre son coeur à la mort qui vient. Sans doute que son âme chrétienne déborde d'elle et tend, par l'attraction qu'exerce Dieu, vers les portes de l'éternité. Illuminée et véhémente, mystique et lunatique, elle dit d'elle-même qu'elle est un ouragan d'orgueil, un monstre d'égoïsme. Au milieu de ce monde qui s'enfonce peu à peu, écrit-elle où le temps est notre grand maître, le monde tout entier vieillit inexorablement. Nous sommes donc tous livrés à la merci de la mort.
Mais ne nous faisons pas berner, l'auteur, Stamatis Polenakis (ici), s'imagine être dans la peau d'Emily Dickinson. Nous ne nous attarderons pas sur l'écrivain dont le talent et la renommée ne se sont pas encore installés chez nous. Né en 1970 à Athènes, Stamatis Polenakis a publié 6 recueils poétiques et quelques pièces de théâtre. Dans cet ouvrage, il met en scène la poétesse qui sent la mort venir. On peut parler de transfert émotionnel. Dans ce court drame, niché dans un face à face avec la grande faucheuse, réside en réalité un monologue impuissant. L'auteur se livre candidement à un exercice littéraire qui exige une énergie créatrice fantastique. En effet, cette Emily Dickinson ne semble pas vraiment être habitée par les obsessions qui furent les siennes. Si l'on sent, tout de même, quelques corridors tortueux qui hantent son esprit, l'auteur ne ressuscite pas loyalement l'anxiété calme de son âme. Un ordre, écrivait-elle, existe au-delà, invisible, comme la musique. On peut regretter de ne pas retrouver l'ardente et étincelante fantaisie de son entendement. On peut être chagriné, et c'est mon cas, de ne pas être confronté à cette spiritualité tourmentée qui cherche presque en vain un port vers lequel s'amarrer.
L'auteur manque d'exalter intellectuellement. Il nous fait errer dans ce château intérieur comme dans un labyrinthe. Ni sortie, ni révélation, on assiste simplement à une conflictualité intérieure. Souvenons-nous de L'Etrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde de Robert Louis Stevenson (ici), cet effrayant emblème de la division de l'esprit, qui prend des proportions disproportionnelles. Sans aller jusque-là, l'Emily Dickinson de l'auteur affirme qu'elle est souvent happée par de brusques changements d'humeur. Elle se conduit comme un enfant mal élevé, elle tyrannise tout le monde avec ses façons. Ce long saut littéraire, improbable, me sert de grossissement psychologique. En effet, face à la mort, que peut-il y avoir de pire que d'avoir passer son temps à vivre en ayant profané le temps de de l'avoir mal rempli. Quoi qu'il en soit, d'un regret tenace sur la question de l'identité flétri d'Emily Dickinson, cette contemplation de la mort à travers son regard, nous rapproche indubitablement de ce que Bossuet nommait la grande affaire.
Antoine Carlier Montanari