Un Livre Que J'ai Lu (184) : Apparition (Guy de Maupassant)
Il y a quelque chose de Gustave Courbet dans cette première histoire intitulée "le loup". En effet, qui a observé l'oeuvre du peintre français intitulée "L'hallali du cerf", peinte en 1867, pourra percevoir dans ce conte de Guy de Maupassant, quelques indices qui semblent faire miroir à ce grand tableau de chasse où deux chasseurs accompagnés d'une meute de chiens, achèvent un cerf éblouissant, couché sur la neige. L'histoire de Guy de Maupassant publiée en 1882, se situe au milieu de l'hiver et les deux chasseurs présents sur la toile peuvent apparaître comme ces deux frères, nommés Jean et François que l'auteur présente comme deux passionnés de cet art où doivent s'exercer, en vertus égales, l'adresse et le courage. Le mot "hallali" apparait en toute fin d'un paragraphe qui s'achève par un point d'exclamation, peut-être comme le pictogramme d'une lame de couteau avec sa goutte de sang en guise de point. Sauf que dans la nouvelle de Guy de Maupassant, ce n'est pas un cerf qui est chassé mais un loup colossal, au pelage gris, presque blanc. Cette bête redoutable, n'était point ordinaire, nous conte l'auteur, elle pensait comme un homme.
Dans la seconde histoire, "La Légende du Mont-Saint-Michel", Maupassant fait jongler Satan entre les mains du célèbre archange, qui pour se défaire de cet adversaire légendaire, l'envoie paître à quelques coudées du mont qui porte son nom, lequel, bien planté dans le sable, soulève d'admiration le regard des hommes passant par-là. Ce même Satan, trismégiste selon Baudelaire, dans cette autre histoire nommée "Nuit", est, au dessus de cette colonne de Juillet située à Paris, au centre d'une place rendu célèbre pour sa révolution qui fit couper la tête d'un roi - tout peint d'or tandis que cette fameuse nuit l'emmaillote comme une seconde peau. Guy de Maupassant a bien du goût pour le surnaturel, dans les histoires "Apparition" et "Lui", il le fait intervenir pour troubler les hommes. Dans "Lui", comme dans "Le Horla", Maupassant enfante des esprits pour génèrer des sensations qui trompent la pensée et qui hantent l'âme, au point que celui qui en est affecté, renifle assurément la présence de l'invisible. Cachée dans ce fond au côté d'inavoubles faiblesses, cette présence agît comme une vie intérieure autonome qui meurt d'envie de sortir. A ce propos, dans l'histoire qui suit, à savoir "La morte", le narrateur, au cimetierre, en pleine nuit, observe les cadavres quitter leur tombe pour réécrire, sur leur pierre funéraire, l'épitaphe inscrit par les parents. Les morts eux-mêmes rétablissent la vérité. Leur vie ne peut être résumé par un simple épitaphe élogieux. Guy de Maupassant nous dit en creux, que la mort pousse les vivants à glorifier les morts parce que la mort a ce pouvoir de faire mentir les vivants. La mort la plus retentissante et la plus illustre de l'histoire de l'humanité est celle du Christ. Ponce Pilate, alors gouverneur romain de Judée, malgré la désaprobation des grands prêtres, ordonna que fut placé, au-dessus de la croix du Christ, un écriteau, sur lequel devait être écrit, en hébreu, en latin et en grec, "Jésus de Nazareth, roi des juifs". Cet épitaphe n'avait rien de mensonger, c'est pour ce titre que le Christ a été condamné et Pilate a fait ressurgir cette vérité pour se moquer des grands prêtres.
Guy de Maupassant avait ce mortel besoin d'anticiper la vie après la mort, mais à sa manière, à travers l'écriture. Et c'est en elle que s'exprime son inconscient qui anticipe son propre destin, hélas suicidaire. Bien des expressions de Maupassant donnent cette impression du surnaturel, de la vie dans la mort. Mais ces expressions ne peuvent contenir cet espace particulier où demeure l'invisible et qui nous frôle bien souvent sans que nous n'en remarquons les incidences qui s'accumulent et se combinent en nous. Mais là encore, la fabrication même de cet invisible en mouvement est discernable et palpable à travers une particularité grammaticale remarquée dans toutes les histoires rassemblées dans ce petit ouvrage - et qui chez un tel maître, peut étonner tant cette particularité encourage la vision onirique du lecteur. Il est permis de penser que l'emploi d'un tel procédé que je qualifierai de tactique, et que je vais expliquer, encourage l'efficacité au détriment de l'émerveillement littéraire. La nécessité d'être efficace, a donc encouragé Maupassant à user d'un tel mécanisme qui, pour ces petites histoires, facilitent la prise de conscience du surnaturel.
Observons donc ces phases syntagmiques confectionnées par Maupassant qui, et nous le verrons, canalise l'impression première, afin et c'est là ma suggestion, de charmer l'attention du lecteur. Sans doute, Guy de Maupassant, entend, de la sorte, transférer une pointe d'angoisse pour stimuler la curiosité. Maupassant répète donc des mots, qui s'égrennent en formules, entre des virgules. Par exemple, dans l'histoire "Le loup", dans quatre lignes jointes, il usite 5 fois le mot "peur". La peur singulière, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la peur du bois et la peur du loup. De même, dans l'histoire "Lui", dans trois lignes jointes, il usite 4 fois ce même mot. Peur de moi, peur de la peur et peur de cette horrible sensation. Quelques pages plus loin, c'est le mot "tiédeur" qui surgit 3 fois, dans trois lignes jointes. Une tiédeur d'eau, tiedeurs qui vous glacent et une tiédeur pesante. Dans l'histoire "La morte", dans deux lignes jointes, c'est le mot "miroir" qui s'égrenne 4 fois. Miroir douloureux, miroir brûlant, miroir vivant, miroir horrible. Deux pages plus loin, dans 4 lignes jointes, on retrouve 6 fois le mot "tombe". Lignes de tombes, des tombes, des tombes, des tombes, toujours des tombes, partout des tombes.
A partir de ce découpage se dessine une caisse de résonnance particulièrement obsédante. Ainsi, avec régularité, Maupassant cloisonne ses répétitions pour qu'elles forment une structure active, qui freine la progression narrative. Notons que cette particularité qui peut apparaître comme un caprice ou une fantaisie, est un moyen de faire trébucher le lecteur, ignorant que l'auteur a appliqué cette règle davantage par manipulation que par esthétisme. Mais c'est à la toute fin de l'histoire intitulée "La nuit", que Guy de Maupassant dévoile sa technique, peut-être inconsciemment, en y exposant son principe. En effet, il multiplie par 3, la règle, c'est à dire qu'il additionne 3 types de répétitions pour encrer définitivement la mesure syllabique. Cet artifice grammatical ressemble en quelque sorte à un développement de données mathématiques (ici),
"froide... froide... froide... presque gelée ... presque tarie... presque morte."
Ce cortège lexicale s'analyse de la manière suivante. L'adjectif "froide", qui apparait 3 fois, ouvre la mesure et l'adverbe "presque", qui apparaît également 3 fois, la termine. Et les trois petits points régulent l'ensemble. Dans cet avant dernier paragraphe, Maupassant installe tranquillement le lecteur dans une sorte de pesanteur narrative qui mène graduellement et paisiblement vers l'état d'engourdissement qui précède la mort du narrateur, qui est peut-être celle souhaité par Guy de Maupassant lui-même. Notez que les trois petits points incrémentent le silence et l'apaisement, ce sont autant de pauses qui préparent progressivement à l'idée de la mort. Et cette fin s'incarne dans l'adjectif "froid" qui termine le tout dernier paragraphe de cette nouvelle nommée "La nuit". Voilà comment, Guy de Maupassant - avec cette mesure cavalière, voire machinale - annonce le roman moderne.
La nuit dont on parle, et qui est l'image de la mort, peut résumer l'idée que Maupassant se fait du surnaturel. Pour l'auteur de "Bel-Ami", qui est très remonté contre Dieu, la mort est une sortie de secours pour cette humanité empétrée dans les épreuves et les misères de toutes sortes. Dans sa dernière histoire, nommée "L'Endormeuse", Maupassant institue une oeuvre de la mort volontaire, à travers un établissement qui, en plein Paris, pratique le suicide assisté. La mort, seule et certaine, écrit-il dans "Bel-ami", qui je le rappelle est un roman réaliste. Ainsi, Maupassant se noie dans la mélancolie dont il tire parti pour nous plonger de manière capricieuse et peut-être immature dans cette condition humaine et surtout bourgeoise, qu'il décrit avec cette hyprocrisie de classe où le solipsisme naturel de la bourgeoisie, n'a que faire, en vérité, de la misère humaine. Maupassant échappe à la vision de la condition humaine transcendée par le christianisme que le poète allemand Heinrich Heine releva dans ses lettres sur l'Allemagne après avoir constaté la propagation du matérialisme politique. Les masses, écrit Heinrich Heine, ont cessé de porter leur misère terrestre avec la patiente du christianisme.
Guy de Maupassant ayant perdu la vertu d'espérance qui est une vertu surnaturelle infuse, écrit avec une si grande désillusion, qu'il vient grossir les rangs de ceux qui adhèrent déjà à cette nouvelle vision du monde qui fait de la croyance en Dieu une idée absurde et désuète. Maupassant est sévère, il dit de la providence, dans "L'Endormeuse", qu'elle ment, triche, vole, trompe les humains comme un simple député ses électeurs. C'est pourquoi, il traîne aux frontières du réel, un peu comme Edgar Allan Poe, et s'en va, avec son lecteur, rejoindre les morts pour y croiser l'espérance d'une autre vie, où, dit-il, Dieu serait juste enfin. On peut alors comprendre son affreuse incompréhension de la vie. Mais cet état d'anxiété, a ce quelque chose de baudelairien, qui fait de Maupassant le doigt déchiré d'un gant chrétien.
Antoine Carlier Montanari