Un Livre Que J'ai Lu (175) : Le Bilan De L'intelligence (Paul Valéry)
Avec le monde moderne nous avons perdu, assez brutalement, nous dit Paul Valéry, la pensée traditionnelle, celle qui nous liait assez facilement au passé. Cette pensée avait le temps de décortiquer le temps qui passe, elle avait ce regard contemplateur qui prenait comme boussole l'histoire dans un état de continuité supportable. Aujourd'hui, il n'y a plus de continuité stable, d'énormes évènements, des variations brusques, des conditions étranges qui proviennent de la science moderne, redéfinissent le temps qui passe. Tout a été réorganisé, les vieux idéaux ont été bousculés en quelques dizaines d'années seulement, le temps que la science moderne produise des nouveautés toutes vierges, dans tous les domaines qui changent l'allure du vécu et la manière d'être tout en perturbant, avec un impitoyable rythme, l'équilibre naturel. L'homme est donc devenu comme ce morceau de sucre taillé au carré qui est voué à être déposé dans une tasse rempli de café ou de thé. Imaginez ce pauvre morceau de sucre qui assez tranquille parmi les siens dans son sucrier, est contraint de se dissoudre dans ces boissons chaudes que l'on vient d'évoquer et que Balzac qualifia d'excitants modernes. Le monde moderne est donc pareil au café ou au thé, en ce sens qu'il excite et fatigue l'esprit. Ainsi les hommes qui ont épousé la vie moderne sont sous l'emprise d'une nervosité qui provient de l'abrutissement des sens que le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel développa dans son essai sur les villes (ici).
L'accélération de la vie pratique a donc redéfini la manière de penser et malgré la grande disponibilité du savoir, l'individu régresse mentalement, parce qu'il a perdu la pure notion du vrai, il ne lui reste plus que la notion de l'utile. Paul Valéry parle de dégénérescence qui nous fait redescendre jusqu'à la futilité du singe, et pour le cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, cette dégénérescence est une dégradation anthropologique. La vie moderne a déréglé les goûts et les mœurs de sorte que les hommes sont devenus des clowns qui ne savent pas qu'ils sont habillés comme des clowns. Voyez ces shorts, ces sandales, ces baskets, ces casquettes, ces t-shirts, ces maillots et ces survêtements bariolés de marques et de couleurs vives attraper et agresser l'œil bien fait. Ces médiocrités vestimentaires semblent avoir une puissance de développement infini tant l'homme moderne a accepté d'être un pantin vivant de la marchandise avant de l'être de la mode. C'est là, sans doute, que la pensée moderne a bien imprimé sa façon de voir les choses. Elle a évacué la sensibilité et le raffinement, ôté le goût pour la beauté et enseveli la dignité. L'esprit moderne n'est qu'une chambre d'écho de son propre orgueil narcissique qui s'alimente dans des désirs qui n'ont pas de racines. Cet esprit est en surtension, drogué d'abus d'excitations psychiques et sensoriels, d'artifices et de gadgets, et il s'en accommode. Toute cette intoxication, nous dit Paul Valéry, est décuplé par l'énergie des machines productives de toutes sortes. L'idée d'aller plus vite est devenue une manie qui donne le sentiment d'être supérieur. Ce qui extirpe de l'être, cette paix essentielle des profondeurs, qui permet à l'âme de se reposer. Ce vacarme produit par la vie moderne nourrie les hommes d'insomnie et pour y remédier, la modernité fabrique avec son industrie savante, un progrès chimique qui permet de trouver un sommeil de synthèse. La vie moderne a ôté la vie naturelle aux hommes et son progrès essaye de réintégrer de manière artificielle les bienfaits offerts gratuitement par la nature. C'est ce que l'on appelle le déracinement, c'est un état d'être anxiogène qui mène beaucoup d'individus dans l'état de névrose ou de dépression.
Une autre affection de l'esprit moderne est l'architecture contemporaine. Celle-ci, nous dit Paul Valéry, déshonore par ses formes asymétriques et disharmoniques, les monuments classiques tout en enlaidissant les villes. Elle se développe, à l'image de la tour Montparnasse à Paris, sans le soucis de l'intégration harmonieuse, relayant des formes géométriquement irresponsables issues d'esprits déréglés. Pablo Picasso peut résumer à lui tout seul cette déstructuration mentale. En effet, il est cet artiste qui par la pointe de son pinceau, et pour le simple plaisir de déconstruire, a tout déstructuré. C'est devenu une mode et le cubisme s'est rapidement propagé et a enfanté tout un tas de mouvement artistiques de déconstruction. La lecture du livre de José Ortega y Gasset (ici), achèvera la compréhension de ce phénomène qui a fait de l'art un relais de la laideur. L'esprit de cette profanation qui s'impose par la volonté d'une minorité avant gardiste qui pense être la détentrice du bon goût à venir, est alimenté par des besoins d'immédiateté et de rendement, c'est à dire l'esprit d'impatience. Cette architecture qui se développe à partir du béton armé, est l'image visible de cette pensée moderne qui façonne et dresse selon la comptabilité. C'est le totem expansionniste de l'état moderne. Il y a quelque chose de Babel dans ces constructions immenses qui percent les cieux comme pour y croiser le fer avec Dieu. C'est toute la gloire de l'orgueil narcissique de l'économie. En modifiant la verticalité, l'état moderne a déplacé le centre de gravité de l'être, il a fait ressurgir l'orgueil. Les tatouages, les piercings, la chirurgie esthétique, le culturisme et le changement de sexe sont autant de ravalements narcissiques qui transforment le corps humain en un temple païen. La modernisation des corps est une jouissance mentale pour angoissé narcissique. L'effort et la discipline ne sont plus au service de l'esprit et de la vérité. L'esprit moderne est assujettit à la séduction, à la consommation et à l'avoir.
Sur la question de l'enseignement qui est pivot pour comprendre ce bilan de l'intelligence, Paul Valéry souligne le caractère amblyopique de l'éducation étatique, c'est à dire exigu. C'est, dit-il, un immense estampillage de la pensée qui tend à réguler, voire homogénéiser la conscience collective. Le diplôme est l'ennemi mortel de la culture, ajoute Paul Valéry. En effet, le but premier de l'étudiant n'est pas la formation de l'esprit mais bien la conquête par tous les moyens de ce cachet institutionnel. L'étudiant - n'ayant pas d'autre choix pour trouver du travail que de se soumettre à ce rituel de passage - ne réalise pas que le diplôme est l'expression autoroutière d'un savoir précis et ordonné selon des critères bureaucratiques et économiques. Bien des diplômés sont en réalité des fantômes de l'intelligence, ils exercent une intelligence qui singe une authenticité de savoir. Les diplômes sont des carottes au savoir, à des savoirs momentanés qui permettent d'afficher une supériorité intellectuelle au nom de la loi. Et bien qu'ils témoignent d'un certain stade d'avancement intellectuel, et qu'ils permettent de fournir des ressources humaines qualifiées au monde du travail, ils cachent bien souvent des cerveaux qui ne savent pas réfléchir et qui confondent l'opinion avec la réflexion. Le diplôme est donc le signe officiel d'un niveau de savoir spécifique, mais n'oublions pas que sa valeur de représentativité qui est une valeur marchande masque bien souvent une incomplétude intellectuelle qui n'a pour expression qu'une parole préfabriquée, c'est à dire une parole toute faite composée de lieux communs usés jusqu'à la corde, on peut parler de prêt-à-penser. Si l'on doit ajouter à cela les déficits en orthographe et en grammaire, beaucoup de diplômés n'ont pas le niveau réel escompter. De plus, pour un bon nombre d'entre eux, le diplôme leur épargne de prolonger la quête de connaissance.
L'intelligence moderne est donc un modèle d'esprit nouveau qui a créé une sorte de religion domestique et matérialiste qui incline l'âme dans la même direction que le courant fameux qui emporte le monde. Sous certains aspects, et pas des moindre, à savoir politiques et économiques, ce modèle d'esprit s'est engagé mystérieusement auprès de celui qui fit un pacte avec Faust. Et pour la première fois dans l'histoire du monde, ces deux aspects, pour reprendre Charles Péguy, ont fait reculer les puissances spirituelles. La seule force spirituelle admise est l'état laïque qui est venue se substituer au christianisme. Cet état absorbe presqu'entièrement l'individu en se comportant envers lui comme une sorte de génie capable de résoudre toutes les problématiques. L'esprit de l'individu moderne tend à s'en remettre à l'état, presqu'aveuglement. La crise covidienne est un bon exemple, voyez comment une bonne partie du peuple a accepté, sans aucun principe de précaution, de se faire vacciner, simplement parce que le président de la République et les forces qui lui sont alliées l'ont fortement recommandé. Cet affaiblissement de la conscience, c'est à dire un affaiblissement de l'action volontaire intérieure, peut permettre à l'état de prendre le contrôle du peuple. L'esprit moderne est la somme de toutes les corruptions intellectuelles et morales, il entraine à être tolérant envers toutes les perversions. Et cette tolérance, pour reprendre l'auteur des frères Karamazov, a atteint un tel niveau que les gens intelligents sont interdits pour ne pas offenser les imbéciles. En fin de compte, l'esprit moderne rationalise la perversion pour la rendre acceptable avant de la légaliser. Les états modernes sont donc reconnaissables à leur inversion des valeurs et l'esprit moderne a pour objectif de s'opposer, sous quelques formes que se soit, aux valeurs du passé qu'il abhorre par dessus tout, il aime jouer sur le terrain dangereux de l'interdit.
Rappelons, pour clore cette fiche de lecture, que Paul Valéry a écrit ce petit ouvrage il y a près d'un siècle, soit en 1935. Le lecteur pourra être surpris de cette critique précoce de la modernité tant notre auteur a correctement portraituré l'esprit dit moderne. Ce bilan de l'intelligence est assez corrosif pour l'homme d'aujourd'hui qui bien installé et honoré par ses prouesses techniques, a perdu le sens du bien, du beau et du vrai et n'est plus en mesure d'évaluer que la situation morale dans laquelle il se trouve est un échec peut-être irréparable au point de vue de la vérité. La direction inconsciente de son esprit se trouve alors être exactement dans le même sens que ce chemin tortueux qui mena Virgile et Dante aux enfers.
Antoine Carlier Montanari