Un Livre Que J'ai Lu (168) : La Philosophie Française (Henri Bergson)
Celui qui doute du rôle majeur de la pensée française devra lire cet essai, qui malgré sa petite taille offre un remarquable condensé qui laisse entrevoir de l'auteur un esprit de synthèse tout aussi remarquable. On sait que la langue est un facteur essentiel dans la construction d’une civilisation, c’est la langue qui fournit forme à la pensée et c’est encore elle qui permet d’élever son niveau de compréhension des phénomènes. La langue française agit comme un redoutable vecteur civilisationnel, elle coordonne et réglemente l’esprit, lui permet d’accéder à de nouvelles caractérisations et de nouveaux stades de conscientisation. La richesse grammaticale et lexicale de la langue française façonne la structure mentale en hiérarchisant et en catégorisant les strates d'entendement. De plus la richesse du vocabulaire permet des variables d'ajustement qui amplifient la compréhension pour permettre d'affiner le discernement. Le maghrébin et l’africain par exemple, acquièrent par l’usage du français, dans les profondeurs de leur esprit, des mécanismes de pensée et des automatismes d’entendement qui sont propres à l’esprit français. Le fait pour un étranger de parler français l’éloigne de sa pensée originelle, il acquiert une expérience d’être nourrie de judaïsme, d'hellénisme et de christianisme. Ces expériences d'être qui ont façonnées l'esprit français, se transfèrent de manière évaporé dans le maghrébin et l'africain, pour reprendre les exemples usités précédemment, et leur conférent une sorte d'identité française partielle et qui dans les profondeurs de leur être leur fait accéder à des niveaux de compréhension inexpérimentés. Cette appropriation de l'esprit français par la langue change sensiblement leur architecture mentale.
Une langue a son propre mode de fonctionnement, sa propre rationalité et sa propre traduction des phénomènes. Plus la langue est riche plus elle est précise, plus elle est nuancée et plus elle est juste. La compréhension des phénomènes complexes exige un vocabulaire varié et un très grand nombre de synonymes de sorte que l'exploitation de cette richesse permet d'ajuster précisément la pensée à l'observation. Tout comme le chimiste qui veut être au plus près de la vérité doit utiliser un microscope de très haute précision pour discerner les molécules les unes des autres. Ainsi sans l’apport d’une grammaire développée et d'un vocabulaire varié, l’analyse et la conceptualisation restent embryonnaires, limitant ainsi la traduction de l’intuition que l’on a des choses. Ainsi la langue française fournie un moyen efficace à l’esprit pour discerner la vérité du mensonge. La langue française offre une force de compréhension et une force d'expression assez exceptionnelles. Grâce à cet outil l'esprit peut atteindre sa pleine maturité intellectuelle et se développer plus amplement dans les sphères qu'il affectionne. Il n'y a donc point de grandes découvertes sans maitrise de la langue, si tenté que cette langue soit assez consistante et enrichie par la pensée difficultueuse de son peuple. Au contraire, une langue sclérosée par un peuple sans volonté et qui est à peine plus structurée qu'un dialecte ou un patois qui sont eux-mêmes des formes primitives et inabouties du langage, ne permet pas à l'esprit d'atteindre des niveaux de compréhension supérieurs. Et ces niveaux de compréhension supérieurs ont été atteints par l'expression de la pensée philosophique française qui permet à la France de conserver une puissance de rayonnement confortable (p12).
Cette sorte de tableau généalogique (ici), va nous permettre de suivre les principaux penseurs français énoncés par Henri Bergson, et qui ont grandement contribués à élever la pensée française et par extension la pensée universelle. Toute la philosophie moderne, nous dit Bergson, dérive de René Descartes. Descartes est celui qui a libéré la pensée du joug de l'autorité, c'est une philosophie dite de la liberté (p15). La méthode qu'il a développé se charpente sur l'observation des lois naturelles puis de leur traduction mathématique. Ce système va donc constituer l'architecture de la physique moderne et le début d'un rationalisme indépendant qui porte le nom de cartésianisme. A cette méthode il faut joindre cet autre courant qui provient de cet autre grand français qui porte le nom de Blaise Pascal. Cet autre courant de la pensée se fixe sur la connaissance immédiate et intuitive, et qui par ailleurs sera défendu par un certain Albert Einstein dans son ouvrage "Comment je vois le monde". Descartes et Pascal forment donc un socle sur lequel se partage l'esprit moderne (p17).
A ces deux-là, Bergson y joint Nicolas Malebranche, qui combina le cartésianisme avec la métaphysique des Grecs tout en affirmant le rôle central et primordial de Dieu. Ce triptyque constitue la charpente principale de la philosophie française du XVIIème siècle. A partir de là, Bergson fixe à ce socle un certain Jean-Baptiste de Lamarck qui est le véritable créateur de l'évolutionnisme biologique (p21), avant même que le fameux Darwin n'élabore sa théorie de l'origine des espèces. Avec les naturalistes Buffon, Charles Bonnet, Julien Offray de la Mettrie et Pierre Jean Cabanis, la France a donc fourni, pour le XVIIIème siècle une pensée racine en la matière (p22, p23). A cette branche de la pensée, Bergson y joint Hippolyte Taine avec son analyse de l'intelligence pour y cerner l'homme intérieur (p24). Hippolyte Taine va s'appuyer sur les conditions immédiatement mesurables qui influencent l'intériorité de l'homme, à savoir son environnement ou son milieu, la race et le moment historique précis dans lequel il évolue. Les vocables phénotype, idiosyncrasie et éthos synthétisent ces processus interférentiels développés par Taine. Ce qui mène à la philosophie sociale avec comme marchands principaux Montesquieu, Turgot et Condorcet qui accompagnés des encyclopédistes d'Alembert, Diderot, la Mettrie, Claude-Adrien Schweitzer et Holbach vont cartographier les expressions domestiques humaines (p25).
Malgré tous ces noms illustres qui ont décortiqués les rouages sociaux, Bergson considère Jean-Jacques Rousseau comme le plus grand réformateur de la pensée pratique (p26). Après Descartes, dit-il, il est celui qui a le plus radicalisé la pensée, sa méthode inspiré de l'intuition pascalienne a bien entendu profité au célèbre philosophe allemand Emmanuel Kant (p27). En effet ce dernier a entièrement libéré l'esprit de la pensée divine pour accoucher d'une pensée furieusement libérale et orgueilleuse et qui va se propager facilement dans toute l'Europe dès le XIXème siècle. Ici encore les français sont des précurseurs. En médecine, le docteur et physiologiste français Claude Bernard est considéré comme le fondateur de la médecine expérimentale, c'est à dire la médecine qui se fonde sur l'expérience naturelle. Ce dialogue entre la pensée et la nature (p28) va faire émerger toute une dialectique de l'observation stricte des processus naturels et amplifier le mouvement de la pensée réaliste qui va alimenter toute la science par la suite. L'homme va ainsi acquérir la logique naturelle, impulsion déjà acquise à la Renaissance par les grands maîtres de la peinture italienne.
Se dessine alors toute la philosophie positiviste qui met l'accent sur les lois scientifiques au détriment des causes premières, engendrant ainsi une religion de l'humanité sans Dieu. Son initiateur, Auguste Comte, est un réformateur moral qui va, nous dit Bergson, cartographier précisément les différentes sciences pour faciliter la connaissance de l'homme par lui même. Exit donc la métaphysique et la théologie, la science seule est la maitresse de l'humanité. Auguste Comte axiomatise sa pensée et lui donne le nom de "positivisme", lequel deviendra une doctrine qui exclura des lois scientifiques, les causes premières. Autrement dit, tout doit se centrer sur le fonctionnement scientifique de l'univers et non sur d'éventuelles causes spirituelles issues de la spéculation métaphysique. Cette doctrine vise à diviniser l'humanité (p31), à en faire un Grand-Être qui dépouillé de Dieu trouvera le bonheur dans le progrès scientifique. Un certain Ernest Renan que Péguy qualifia de père de cette nouvelle vision du monde, y adhéra à sa manière. Cette nouvelle croyance qui s'établit sur la science se retrouve également chez un certain Hippolyte Taine dont la pensée vient alimenter l'idée de l'anthropocentrisme de l'univers (p33). Ce courant de la pensée qui aujourd'hui domine outrageusement en Occident est éminemment français et même s'il fut exploité en Allemagne par le fameux Kant, il est aujourd'hui visible dans les courants idéologiques de gauche qui prônent l'indigénisme, l'antiracisme et le wokisme. Mais à ces maîtres de la pensée émancipatrice et matérialiste, Bergson oppose un esprit français peu remarqué, à savoir le mathématicien Pierre Maine de Biran, qui a jugé que l'esprit humain était capable d'atteindre l'absolu, et de s'élever par le pouvoir de la raison, de plus en plus haut (p37).
Nous avons abordé en introduction de cette fiche de lecture la capacité de la langue française à traduire l'invisible ou pourrait on dire, à rendre audible et visible l'intuition. Mais cette langue hautement développée a pour gardien une certaine académie dont les membres sont nommés par un terme qui est attribué aux dieux dans la mythologie grecque. L'Académie française est donc le temple visible de cette charpente complexe dont le catalogue de règles est si dense qu'il devient presque impénétrable pour le commun des mortels. Mais l'utilisateur respectueux de toutes ces règles, actionne lui-même et en lui-même, un développement mental exponentiel qui ne cessera de l'alimenter en pensées difficultueuses et qui surgiront comme des flash intuitifs qui lui feront penser qu'il est génial. Si la langue française s'est bien développée, elle le doit donc principalement à cette superposition d'esprits savants cités plus haut et qui ont chacun à leur manière perfectionné les articulations linguistiques déjà existantes et apportés des nouvelles combinaisons phraséologiques spécifiques à leur domaine de pensée. Ces différentes expériences d'être qui se sont superposées ont renforcé et affermi la langue française. Chacune d'elles a agit comme un marche pied pour les suivantes, formant ainsi une chaine de transmission croissante et perfectible. Assurément, à force de pénétrer les phénomènes pour leur donner des définitions, la langue française articule la pensée de manière ingénieuse. L'union extraordinaire de la langue française et de l'esprit philosophique (p58) a produit une puissance considérable de pénétrabilité et de compréhensibilité de l'univers et de ses règles.
Antoine Carlier Montanari
Ce fils de France qui voulait entrer dans le paradis avec une couronne d'étrons, et qui avait ce désir vorace de salvation universelle (p9), est une de ces âmes fortes, trempée dans ce catholicisme marial qui, comme le dit Dante, tourne les clés du haut amour. Bloy est de ces écrivains qui ont percés l'écorce des êtres pour y resserrer l'âme avec des mots rougis par une savante chimie. Le lecteur marqué au fer rouge par la grande littérature française, n'aura pas manquer de lire Bloy mais le lecteur ardent qui aurait manqué un tel esprit, produira - quand il conscientisera cette pensée écrite avec le sens de la souffrance, et je n'exagère point, et s'il est doté d'un instinct intérieur sain - de la conscience. En effet, les écrits de Bloy font en quelque sorte consteller en nous ces choses qui sont en sommeille et qui dormantes demeurent sur le palier de la conscience et nous parviennent à travers ce que l'on nomme l'intuition. L'intuition est comme ce bâton d'aveugle qui par son extrémité touche le sol pour faire sentir à la main qui le dirige la présence d'un obstacle. En ce sens, l'intuition fait toucher du doigt une idée sans pour autant l'éclairer précisément. L'idée nous parvient de manière vague mais de manière certaine en produisant une vibration intérieure. Celle-ci commute la conscience et lui offre une illumination qui est de l'ordre de la révélation. Une goutte de lumière sur un ensemble de faits mal éclairés, pour reprendre une expression de Jules Barbey d'Aurevilly.
Ayant écrit pas moins d'une trentaine d'essais dont certains arpentent des grandes figures historiques comme Jeanne d'Arc, Christophe Colomb et Napoléon, Léon Bloy a rédigé outre des contes et des romans qui ont fait sa renommée comme le Désespéré (ici), quatre épais journaux inédits ainsi qu'un nombre important de lettres. Et tout ce travail qui a exorcisé en lui cette rouille luciférienne, a en partie forgé la pensée française catholique et anti républicaine du XXème siècle. Dans une société sans Dieu, notre homme a le verbe furieux pour défendre ce catholicisme qui donna à la France ces lys royaux qui édifièrent cette terre comme le piédestal de la Vierge Marie. Léon Bloy fut porté par ce mouvement marial qui commença à la Salette, à Lourdes et à Pontmain. La fin des temps annoncés par la Vierge à des enfants suscita chez Bloy un intérêt vif, si bien qu'il en fit un livre (ici). Fils du calvaire qui sonna le tocsin de cet apocalypse marial, naquit dans cette boue qui amène à l'imitation de Jésus Christ (p11). Emblème d'un catholicisme en voie de dissolution, Léon Bloy crache comme un Baudelaire moustachu, et qui avec un marteau à la main prie le Ciel de verser son feu sur cette république qu'il qualifie de salope. Il faut faire feu sur les tièdes et les traîtres, les imbéciles et les ventres mous, écrit t'il, à la page 13. Ce bouillonnant pour ne pas dire ce déchainé, dira être un incendiaire dans une société menacée de putréfaction (p14). En ce XIXème siècle, ce fanatique possédé mobilisa une rhétorique belliqueuse qui fit feu de toute part pour atteindre cette France accordée à cette machinerie républicaine sataniste. Saint de "plume", il expédia des salves lexicales à ses ennemis qui entendaient faire de la France le marche pied d'un certain ange qui tout d'or, sur une colonne de pierre, de bronze et de marbre, s'élève toutes ailes déployées au dessus d'une place qui symbolise une certaine révolution.
Et c'est en 1846, année des apparitions mariales de la Salette que naquit Léon Bloy. Fruit d'un père athée, maçon et adorateur de Rousseau et d'une mère dévote et tout en coeur. Mais Il fut enfanté une seconde fois par sa mère qui pour obtenir la conversion entière et parfaite de sa progéniture (p23), joignit sa maladie à la Passion douloureuse du crucifié. Ce destin maternel dans l'abaissement physique le plus total, offrit au jeune Léon, d'une part une leçon d'humilité et d'héroïsme le plus exigeant et d'autre part une image véritable du catholicisme (p24), c'est à dire une imitation intégrale de la croix que le Pape Jean-Paul II, incarnera bien plus tard, face au monde, jusque dans la tombe. Dans son journal, Léon Bloy précisa, lors d'une exhumation, la non-putréfaction significative du corps de sa mère, qui voyait en elle une sainte. Dans un temps qui se détachait du catholicisme, Bloy obtint de sa mère le leg précieux d'une seconde mère à travers la figure de la Vierge qui devint responsable de tout son destin (p25). On comprend alors le rapprochement avec le grand Barbey d'Aurevilly dont l'œuvre écrite hautement cathartique, dressa contre la modernité et son héritage révolutionnaire des figures soigneusement catholiques (p33). Ce moraliste chrétien, nourri au sein de l'Eglise, fut un indétrônable modèle d'impertinence chrétienne qui avait toute passion à vivre dans ce feu que la salamandre a pris comme étendard. Il fut ainsi pour Bloy ces petites gouttes de lumière qui tombaient sur un monde mal éclairé. Bloy en tira une solide force d'expression qui, face à l'athéisme du père et à celui du monde, devint de la poudre à canon. Il dira, dans une correspondance, au père Milleriot, à propos de son mentor (ici, p42),
" Il m'a vaincu, l'incroyable ascendant dont il dispose m'a transformé et, du jour au lendemain, je suis passé de l'impiété radicale à une foi sans borne."
Ainsi, à la faveur d'une mère dévote et d'un Barbey d'Aurevilly forgé dans un catholicisme intransigeant, Bloy rentre dans le giron de la sainte Eglise catholique (p43). Revendiquant un catholicisme mystique et absolu, Bloy fond sur la Salette où sur une montagne, deux enfants pauvres ont écouté la Vierge leur parler de la fin des temps (p66). C'est un siècle, pour la France, d'apparitions mariales, la médaille miraculeuse en 1830, la Salette en 1846, Lourdes en 1858 et Pontmain en 1871 (p67). L'apparition de la Salette va nourrir Léon Bloy d'une incandescence mystérieuse. A 1300 mètres d'altitude, la Vierge parle aux deux petits bergers des maux qui vont toucher l'humanité si elle ne se converti pas, elle parle de Paris en feu et de Marseille engloutie. La Reine des prophètes a touché Bloy en plein cœur, son message et son secret sont le socle théologique de sa piété (p72). Voué à la Vierge par sa mère dès sa naissance, il écrira (ici, en bas, p71),
" La Vierge a tout simplement enfoncé la porte et elle est entrée avec les neuf mille anges de sa garde dans ma tanière. Maintenant je ne suis plus chez moi. Il me faut vivre à genoux et non autrement."
Dès lors, Bloy s'enracine fortement dans le projet marial à travers les apparition de la Salette qui témoignent de la fin des temps à venir. Happé par cette folie prophétique qui fait du catholicisme non seulement une exposition inattendue de la destinée humaine mais la continuité de la Révélation, Bloy surgit comme un météore sorti de nul part et qui fonce vers ce soleil que l'on nomme Dieu. Les apparitions mariales constituent l'information nouvelle du plan de Dieu sur terre. Qui a lu l'œuvre de Claude Tresmontant, que l'on a déjà commenté en partie, précédemment, comprendra le rôle de la Révélation dans l'histoire de l'humanité. Le peuple juif que Claude Tresmontant qualifie d'antenne relais de la nouvelle programmation créatrice, est, selon Léon Bloy, celui à qui Dieu demande la permission de sauver le genre humain, après lui avoir emprunté sa chair pour mieux souffrir (p91). Le salut nous vient donc des juifs, car les larmes juives sont les plus lourdes, nous dit Bloy. On comprend alors qu'il fut fasciné par les larmes de la Vierge à la Salette. La Vierge qui fut cette jeune femme juive que l'ange Gabriel visita pour enfanter ce messie qui allait être rejeté en partie par le peuple juif lui-même. Etant les ainés de la Révélation et insérés dans la Révélation globale, les juifs sont devenus un peuple en exil qui se heurte à un antijudaïsme intense qui provient de cette humanité encore ancrée dans ses vieilles programmations animales. Et Bloy qui a passé sa vie à "comprendre sa douleur" (p115), comprend celle du peuple juif et de sa détermination à survivre. Il se fait donc, en quelque sorte, l'avocat de la douleur (p115). "Il n'y a pas de douleur sans le voisinage de Dieu", écrit-il en 1915. C'est cette proximité avec le juif crucifié que Bloy entend la Salette et les larmes de la Vierge.
Sa souffrance à lui, celle de sa mère agonisante, celle de la guerre et du combat, celle de 1870 qui le mènera au feu, celle de l'instabilité sociale et professionnelle, celle des décès en bas âge de ses deux fils André et Pierre et celle de la mort au front de ses amis André Dupont et Philippe Raoux (p116) - prolonge celle du Christ. Et dans cette France qui a renoncé à Dieu, Bloy superpose une autre souffrance, celle de la voir renoncer à son rôle de fille ainée de l'Eglise et de se complaire avec les enseignements du diable. Cette douleur occupe une place importante dans son œuvre écrite. Cette France déloyale envers son Dieu et qui est tombée dans un obscurcissement de l'intelligence fait pleurer la Vierge à la Salette. Les mains jointes sur le visage (ici), la mère du Christ rappelle aux enfants qui font paitre leur troupeau, que si son peuple ne se convertit pas, il lui arrivera des grands malheurs, elle ne peut plus retenir le bras de son Fils. Ce message va faire basculer Bloy qui constate au quotidien cette éclipse de l'intelligence qui frappe particulièrement la France. La lecture "De l'affaiblissement de la raison" de Antoine Blanc de Saint-Bonnet, seconde figure majeure qui l'influença après celle de Jules Barbey d'Aurevilly (p117), va être un tournant intellectuel nodal tout comme cette autre œuvre de Saint-Bonnet, "De la douleur" qui analyse la fonction du "fait mystérieux de la douleur" et en exalte les vertus salvatrice et rédemptrice (p119). Cette douleur propulse Bloy dans l'expérience christique, c'est une boussole fiable vers le continent divin.
Ainsi le spectacle de cette France décadente qui a placé dans son cœur des tables de la loi venues d'un monde inférieur, énergise Léon Bloy qui de sa plume ensanglante la scène littéraire. Dans cette France rebelle, Verlaine, Péguy, Bernanos, Claudel, Villiers de l'Isle-Adam et Huysmans, blessés par cette insalubrité morale, épaississent ce cortège catholique qui va fournir au XIXème et XXème siècle un pont littéraire vers le Ciel (p153). Tous ces prophètes travaillent à la résurgence de la pensée catholique avec une formulation qui catapulte le Christ au coeur même de la modernité du monde, laquelle montre tous ses crocs avec une littérature sociale qui penche sensiblement pour les mœurs humaines tout en empruntant au christianisme son affection pour les pauvres. Cette littérature naturaliste, bien qu'essentielle du point de vue scolastique, ramène l'homme à la matière et l'enchâsse dans un matérialisme stricte.
En lisant Léon Bloy, le lecteur ne végètera pas sur le vivant comme il le fait sur bien d'autres lectures, il approfondira ce même vivant de manière charpenté, vigoureuse et parfois indécente. L'écriture de Bloy traverse la souffrance et brûle, en un feu ardent, ce qui quotidiennement nous traverse sans que nous en prenions véritablement conscience. Au contact de cet esprit incandescent qui a tout voué au Christ sur la croix, le lecteur aura peine, s'il est humble, à contenir un narratif rugueux et farouche qui suinte le souffre. Cet ouvrier de mots et de phrases, qui a taillé sa plume en épée, (p181), conjugue la douleur humaine avec l'essence de l'amour qui s'est laissé cloué sur une croix pour la rédemption de toute l'humanité. Bloy est une lame de fond qui vivifie l'expérience de la douleur et qui délivre une vision dévorante de la vérité et cruelle du réel.
Antoine Carlier Montanari
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