Un Livre Que J'ai Lu (142) : Christianisme et modernité (René Girard & Gianni Vattimo)
Le christianisme et la modernité deux thèmes difficiles à conjuguer mais que nos deux auteurs, René Girard et Gianni Vattimo, se sont appliqués à corréler et à décortiquer selon leurs spécificités intellectuelles respectives. Le premier est anthropologue (ici, à gauche) et le second philosophe (ici, à droite), deux matières de la pensée analytique qui permettent d'approfondir la réflexion sur un sujet qui s’adresse avant tout au lecteur ayant quelques solides notions dans ces disciplines. René Girard est surtout connu pour avoir dévoilé le mécanisme victimaire à travers la passion du Christ. René Girard a donc mis en lumière les clefs de compréhension d'un mécanisme anthropologique à travers les rituels sacrificiels des sociétés primitives et particulièrement celui du Christ dont la résurrection forme la clef de voute d'un système salutaire à grande échelle et qui s'appelle le christianisme. Outre la fameuse théorie mimétique qu'il développa dans ses nombreux livres, René Girard explora les relations entre la violence et le religieux. D'une certaine manière, comme François Champollion en son temps qui décrypta le premier les hiéroglyphes de l'antiquité égyptienne, René Girard a su déchiffrer et résoudre des phénomènes anthropologiques cachés qui aujourd'hui sont bel et bien étudiés par des secteurs aussi variés que la publicité, l'économie et la psychologie. François Champollion et René Girard sont des fameux exemples de cet esprit français, redoutable et perçant qui ajoute à la compréhension des hommes cette expérience unique qui regarde le monde comme un certain Jules Verne dont les récits sont des constituants anthropologiques et ethnologiques de première importance. Concernant Gianni Vattimo, philosophe et homme politique italien qui ne partage pas vraiment la compréhension du fait religieux tel que le conçoit René Girard, est plutôt proche de la pensée nihiliste et de l'héritage morale de Nietzsche. Son ouvrage "Après la chrétienté: pour un christianisme non religieux", paru en 2004, et tandis qu'il réévalue de manière positive l'authenticité et la validité des principes marxistes, pose un diagnostique sur un catholicisme vieillissant.
Dans le long avant-propos de notre ouvrage, la référence à Max Weber permet de lier le christianisme au Capital (p7), et par extension à la laïcité. En effet, selon le philosophe et historien français Marcel Gauchet, le christianisme serait, pour résumer sa nature, la religion de la sortie de la religion, c'est à dire que le christianisme divise l'humain en deux, celui du monde et celui de Dieu à travers une institution nommée Ecclésia qui guide l'homme en tant qu'il a une âme, dans sa quête spirituelle et individuelle. L'autre part, celle du monde, c'est à dire la partie profane est la part qui se situe en dehors du religieux, elle se détache de la religion structurante et permet à l'homme de conserver sa liberté. La loi de 1905 sur la séparation des églises et de l'état n'est que le passage acté de cette séparation entre l'être religieux et l'être politique. En ce sens, les religions chrétiennes auraient donc favorisées la démocratie, l’économie de marché, les droits civiques et les libertés individuelles, au dam d’un certain Richard Rorty qui dû admettre ce rapport malgré sa méfiance à l’égard du religieux (p8). Concernant Max Weber, il faut rappeler qu’il développa dans « L’esprit du Capitalisme » (ici), l’idée selon laquelle l’éthique laborieuse du christianisme - à travers la logique de la valeur travail, par opposition à l’oisiveté, la mère de tous les vices, permet l’enrichissement. Il est ainsi plus aisé pour la banque de prêter une somme d’argent à l’homme assidue à sa tâche qu’à l’homme oisif. Toutefois ce christianisme protestant et plus précisément calviniste, se détache du catholicisme qui lui recommande le délestage de la richesse matérielle. Ainsi le libéralisme est une branche du protestantisme et le communisme une branche de l’orthodoxie et du catholicisme. Ces deux tendances idéologiques qui découlent du christianisme vont donc constituer les courants majeurs idéologiques et politiques du XXème et XXIème siècle.
Aujourd’hui, nous dit René Girard, le monde, en se déchristianisant, a tout de même gardé du christianisme la défense de la victime. Et nous prenons soin des victimes comme aucune autre civilisation, ajoute l’anthropologue français à la page 39. En réalité c’est le Christ qui nous a fait percevoir le point de vue de la victime et quelle que soit les mouvements politiques et idéologiques qui agissent aujourd'hui en occident, ils proviennent tous de cette expérience d’être chrétienne qui motive en eux la défense des opprimés et des faibles (p12). C’est pourquoi l’esclavage qui fut présent dans toutes les régions du monde, fut d’abord aboli dans les pays chrétiens, le point de vue de l’esclave fut donc pris en compte. Aujourd’hui, les minorités religieuses comme les minorités sociales sont mises en avant et défendu par tout un arsenal législatif qui n’hésite pas à condamner toutes les contestations envers ces mêmes minorités. Ces minorités étant considérées comme des victimes, bénéficient, parfois même au détriment de la majorité, de droits de préservation spécifiques. Voyez l'action de saint Vincent de Paul au XVIIème siècle et celle de l'abbé Pierre au XXème siècle envers les plus démunis, et voyez celle de Coluche à travers son association "Les Resto du coeur", la transition est directe, l'expérience d'être chrétienne a engendré une expérience d'être profane similaire mais exempt du religieux. La charité chrétienne s'est transmuée en charité profane. C'est l'axe pivotant sur lequel s'est positionné Marcel Gauchet et que nous avons évoqué précédemment.
On peut étendre cette disposition d’esprit aux meurtriers, en effet la société ne voulant plus produire de victimes, abolit la peine de mort pour se rendre coupable d'aucune faute (p88). Ainsi pour que la société se dise moderne elle doit donc évacuer le vieux mécanisme sacrificiel en abolissant la peine de mort. Méthode archaïque et primitive qui rappelle les rites sacrificiels. En réalité, l'abolition de la peine de mort est un signal encourageant pour le futur meurtrier qui peut poursuivre ses pulsions meurtrières. En agissant ainsi, la société consolide le sacrifice de la personne innocente, c'est en cela qu'elle a du sang sur les mains. Certes, en abolissant la peine de mort, la société d'aujourd'hui, encore bien fermenté de christianisme, s'écarte du profil barbare des sociétés anciennes, mais elle atténue la faute du meurtrier. En ne se rangeant pas ainsi du côté de la violence par la mise à mort du meurtrier, la société ne dissuade pas pour autant la violence inhérente à la nature humaine. La peine de mort est en quelque sorte une compensation offerte aux proches de la victime, le sentiment d'injustice diminue tout en assurant que le meurtrier ne recommencera pas. Mais l'acharnement de certaines associations à vouloir épargner la vie du meurtrier, laisse à penser que celui-ci est une victime qui peut, à l'image de Barrabas et du bon larron, changer par la suite. Cette attitude provient de ce fond chrétien qui dit de pardonner à ses ennemis. Cette lutte acharnée contre la peine de mort, séparé de la charité chrétienne, est insidieuse puisqu'elle monopolise l'attention sur le meurtrier et non sur la véritable victime. Celle-ci est d'ailleurs presque coupable d'avoir fait du meurtrier un coupable. Ce processus frôle l'inversion accusatoire et la société en épargnant la vie du meurtrier se met dans la position du sauveur en faisant du coupable une victime à sauver. Quand le Christ sauve la femme adultère de la lapidation, il fait en sorte que les individus ne deviennent pas des meurtriers tout en conseillant à la femme adultère de ne plus pécher.
A cause de cet épisode, les sociétés occidentales ont amalgamé le meurtrier à la femme adultère. Il n’est donc plus question de tuer qui que ce soit et tout particulièrement le coupable, par extension, toute condamnation ou toute punition devient suspect et il n’est pas rare de constater chez les sociétés les plus ouvertes et donc les plus modernes, des remises de peines considérables voire des annulations de peine tout simplement. Cette faiblesse entraîne un affaiblissement dans le pouvoir de la justice et donc une perte de confiance dans tout l’appareil législatif. Le peuple a besoin de croire dans une justice forte car le laxisme peut être fatal pour la communauté. Selon Blaise Pascal, la justice sans la force est impuissante et la force sans la justice est tyrannique. La réprimande ne suffit donc pas et en ce sens, nous dit René Girard, le surhomme de Nietzsche apparait comme la préservation de la violence face à la violence, le christianisme fait mourir parce qu’il est trop « doux » (p88). De ce point de vue le christianisme qui tend à faire des hommes des agneaux dans un monde fait de loups, apparait, surtout au regard d’une idéologie de la force ou d’une religion de la force, comme une religion de faibles. On peut donc comprendre l’animosité de Nietzsche envers le Christianisme, en effet pour ce dernier le christianisme ne peut pas mettre le monde à l’abri de la force, de ce mécanisme de lynchage. L'Antéchrist et le surhomme de Nietzsche sont les deux faces d'une même pièce, c'est la réponse faite par le philosophe allemand au destin chrétien de l'homme (p95). Bien d'autres débats ont eu lieu à propos de cette vision sacrificielle du christianisme où le chrétien est rendu brebis. L'auteur Trajan Boccalini, dans le procès de Machiavel, au XVIème siècle (ici), rapporte l’idée selon laquelle il aurait été préférable de greffer des dents de chien aux moutons et aux brebis pour se défendre honnêtement des loups. Certes l'idée est bonne et elle permet aux brebis de montrer les crocs pour se protéger, mais se serait oublier cette parole du Christ dans Matthieu chapitre 10, verset 16 (ici),
"Voici, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme des serpents, et simples comme des colombes."
Ce conseil du Christ ne nous demande pas de nous laisser attraper aux pièges de l'ennemi, bien au contraire, il nous demande de combiner quelques qualités que maints grands hommes et femmes, à travers l'histoire, ont usé pour se défaire de leurs ennemis.
Le christianisme constitue donc un processus historique inédit et révolutionnaire qui protège la victime et culpabilise le bourreau. Cette phase de développement qui place la victime au cœur de notre système de valeur (p13), est critique pour ceux qui revendiquent la force. En effet la rupture avec le cercle sacrificiel, c’est-à-dire la foule autour de la victime désignée, détruit par la même occasion l’offrande sacrée que constitue la mort de la victime pour apaiser les dieux ou la foule. Selon Marcel Gauchet, le christianisme est la religion de la sortie de la religion, et pour le philosophe italien, Gianni Vattimo, le christianisme permet vraiment de dire grâce à Dieu, je suis athée et par extension, grâce à Dieu je ne suis pas idolâtre (p41). Plus précisément plus d’athéisme c'est moins d'idoles (p43). S'il est athée, nous dit Gianni Vattimo , c'est grâce à Dieu, en effet, Jésus-Christ l’a délivré des croyances aux idoles, aux divinités, aux lois naturelles et cætera – parce que le Christ en sauvant le bon larron a montré que les hommes de bonne volonté avaient aussi accès au royaume de Dieu, indépendamment de leurs croyances. Le Christ a condamner le pharisianisme et le zèle religieux, il demande d'aimer inconditionnellement et priorise cet élan du cœur sur toutes autres considérations, mêmes celles attribuées au respect strict des lois religieuses qui peuvent enfermer les individus dans une opinion avantageuse de leur suffisance, laquelle est un charme qui crève les yeux disait Blaise Pascal. L'athéisme est donc une forme dérivée du monothéisme, qui a porté jusqu'au bout son refus d'idolâtrie en niant l'existence même de Dieu. Toutefois il faudra préciser que cette abandon de la foi dans le Ciel s'est métamorphosée dans le fétichisme de la marchandise qui voit les hommes vénérer leur propres créations. La lecture du "Capitalisme comme religion" de Walter Benjamin (ici), éclairera dans ce sens et solidifiera dans l'esprit du lecteur l'idée selon laquelle l'objet acquiert une sorte d'auréole de gloire au moment où il devient marchandise. L'argent confère à l'objet en question une aura nouvelle dès que l'œil a pris connaissance de sa valeur marchande, ce qui stimule l'acte d'acheter.
Concernant le christianisme et sa valeur anthropologique, le Christ mort sur la croix a rendu possible la mort de Dieu, l'athéisme est la réalisation personnelle de cette pensée qui consiste à tuer Dieu dans l'esprit. Pour l’athée, nous dit René Girard, il n'y a pas de vérité certaine (p79), l’athée entreprend la recherche de la vérité indépendamment de la révélation judéo-chrétienne. Dieu est sorti de l'équation et l'homme doit chercher la vérité dans l'observation clinique de l'univers en vue d'une résolution strictement matérialiste de type évolutionniste. Ainsi, la vie sociale, dans les sociétés modernes, est réduite à une condition d’être laborieuse. En effet la condition du salarié n'est plus auréolé de l'aura de sainteté offerte par le Christ après avoir dit "heureux les affligés car ils seront consolés" (Matthieu 5,4). L’anéantissement de la foi dans le Ciel a donc laissé un vide spirituel que le communisme s’est empressé de combler en prônant la félicité sur cette terre. Le communisme, en bon ennemi du christianisme, a profité de cet abandon pour mener les masses laborieuses à se révolter contre le bourgeois capitaliste chrétien qui sera remplacé par un type de bourgeois athée et matérialiste.
La modernité, en s’éloignant du christianisme et tout en ayant gardé du christianisme le caractère injuste et arbitraire du mécanisme sacrificiel révélé par la tradition judéo-chrétienne, se retrouve alors dans une nouvelle phase expérimentale où elle doit trouver un nouveau mécanisme d’équilibre et de stabilité (p17) pour supplanter celui des saints, qui à l’image du Christ, se sont volontairement sacrifié en échange de tout autre sacrifice sanglant (p125). Aujourd'hui le monde profane a ses propres saints anonymes à travers ces bénévoles qui agissent dans tout un tas d'associations humanitaires et qui pour un certains nombres profitent de cette carrière vertueuse pour épaissir un curriculum vitae en vue d’obtenir un emploi bien rémunéré dans une multinationale. On peut voir, à travers l'avortement, un sacrifice rituel qui ne dit pas son nom. L'obsession des sociétés modernes à défendre l'avortement cache en réalité un besoin sacrificiel où l'innocent, c'est à dire l'enfant à naître, est devenu l'offrande exigée pour calmer la colère des féministes. Certes le sacrifice n'est pas vu comme tel puisqu'il n'est pas vu par la foule, à l'abri dans des établissements dont la fonction est de sauver des vies. La modernité a donc ôter tout caractère sacrificiel en offrant justement le rôle du bourreau au médecin, lequel masque le côté sanglant et mortifère du geste derrière sa fonction bienfaitrice. Bien entendu, la société moderne veille bien à ce qu'aucun enregistrement ne témoigne de cet acte et à ce propos les médias et les grands studio de cinéma font preuve d'une très grande docilité à l'égard de cette recommandation, et ceux qui la brave sont systématiquement censurés et discrédités et qualifiés d'extrémistes. La société moderne exige à ce propos une allégeance totale. L'avortement peut donc être considéré, d'un point de vue anthropologique, comme le sacrifice rituel par excellence de la société moderne athée.
Si la modernité est le règne de l'athéisme, du relativisme et du progressisme elle est une expérience d'être qui est directement issue des expériences d'êtres passées, elle ne peut donc ignorer ce qui la constitue et faire preuve d'autant d'insolence envers ses expériences d'être passées qui l'ont façonnées. La lecture de "L'histoire comme système" (ici) de José Ortega y Gasset est incontournable pour comprendre cette relation entre christianisme et modernité. On peut regretter que René Girard et Gianni Vattimo n'aient pas évoqué l'auteur espagnol, leur intérêt s'est essentiellement porté sur le philosophe allemand Heidegger, dissertant assez longuement sur ses positions philosophiques et métaphysiques et lesquelles, je dois bien l'avouer, me sont restées, durant leur évocation, assez confuses. Je laisserai donc le lecteur s'approprier cette partie que je qualifierai de complexe et de mouvante tant les concepts évoqués par nos deux auteurs sont ardus et parfois abstraits.
Antoine Carlier Montanari