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" Notre foi doit être simple et claire, pieuse et intelligente. Il faut étudier, réfléchir pour se faire des convictions, des idées sûres, se donner la peine d'aller jusqu'au fond de soi-même, de ses croyances. » Marthe Robin

31 Oct

Un Livre Que J'ai Lu (134) : Moumou (Ivan Tourguéniev)

Publié par Alighieridante.over-blog.com  - Catégories :  #Un Livre Que J'ai Lu, #Ivan Tourgueniev

 Cette nouvelle offre un dénouement amère accompagné d'aucune explication autre que la fatalité et la résignation et dont l'auteur a voulu atténuer par une toute dernière phrase dressée comme une compensation de principe. L’auteur russe nous convie donc à la table du cynisme, et qui, si l'on tient compte du mouvement non-atténué de la comédie humaine, est, pour ma part, la qualification qui traduit au mieux l’intention de notre auteur dans cette histoire-là. Quoique certains trouveront cette nouvelle caustique ou encore sardonique, on ne pourra pas éviter, après sa lecture, d'éprouver de l’amertume au regard du caractère autobiographique de la situation, qui évoque en creux la difficile relation entre l’auteur et sa mère. A propos du mot cynisme, on apprend qu’il vient du grec ancien « kuôn » qui signifie « chien » en référence à l’attitude d’Antisthène, qui inspira l’attitude en question, puis celle de Diogène de Sinope, qui fut le premier cynique et qui souhaita être enterré comme un chien. Fortuit ou pas, un chien, plus précisément une chienne est le bouc émissaire de l’histoire. Prénommée Moumou par son maître, un certain Gérasime, qui par ailleurs est sourd et muet, va, par ses aboiements, causer bien des troubles à la maitresse de maison, déjà bien âgée et veuve au moment où se déroule l’histoire. Bien entendu, le lecteur pourra apprécier avec quelle décontraction l’auteur pousse le gaillard Gérasime à tuer sa chienne pour que sa maîtresse ne soit plus déranger par ses aboiements.

 La part autobiographique dont j’ai parlé précédemment fait attribuer le personnage aigri de la maîtresse de maison à la propre mère ingrate de l’auteur et le pauvre Gérasime, à qui la maîtresse a ôté tout espoir d’union conjugale avec la timide Tatiana, qui fut offerte en mariage au cordonnier Capiton Klimov pour le sauver de l’ivrognerie, a peut-être lui-même et si l’on considère l’avis du préfacier, Pierre Lartigue – c’est à travers la condition sociale de Gérasime et le parti pris pour le personnage qu’il faut comprendre la pensée politique de Tourguéniev. En effet ce dernier souhaitait la fin de la paysannerie opprimée et l’émancipation des serfs. Nous sommes tout de même en 1852. Le départ de Gérasime illustre ce désir de Tourguéniev de voir cette indépendance à l’œuvre, et la mort de la maitresse de maison comme, peut-être, la fin à venir de la classe des propriétaires. Quoi qu’il en soit, le lecteur averti aura compris que le fameux Gérasime, à qui la déconvenue et la désillusion se sont faîtes maîtresses, est le personnage à qui l’on veut rendre justice. Le drame que constitue l’issue de cette histoire repose essentiellement sur le tempérament condescendant pour ne pas dire méprisant de la maitresse de maison à la différence de la petite blanchisseuse Tatiana, qui est l’expression de la simplicité et de la gentillesse et qui dans cette histoire permet à l'auteur de réaliser une discordance sur laquelle il faut s'appuyer pour apprécier la manœuvre narrative en cours qui se referme sur Gérasime. La femme, qui bien qu’indispensable au besoin affectif de l’homme, peut devenir gorgone quand cela lui chante. Cette expression particulière de la femme incarné par la mère de l’auteur via la maîtresse de maison, est dévastatrice pour le cœur de l’homme. Bien que l’auteur compense cette incarnation avec celle de Tatiana, la blanchisseuse et en moindre mesure avec la chienne – sa pensée finit, dans cette histoire, par donner raison à la solitude. Le pauvre Gérasime incarne donc la perte de l’amour maternel, de l’amour conjugal et de l’amitié. Il faut toutefois préciser que l’auteur transfert l’amour maternel sur Gérasime lui-même quand celui-ci, après avoir sauvé la petite chienne, s’en occupa à la manière d'une mère aimante et attentionnée. Ce transfert est une sorte de pied de nez que Tourguéniev fait à sa propre mère.

Le plus étrange dans cette histoire, c’est le besoin qu’a eu l’auteur de pousser Gérasime à tuer sa pauvre chienne pour satisfaire à la tranquillité de la maîtresse de maison. Pourquoi donc Gérasime n’est-il pas simplement parti en emmenant avec lui la pauvre bête? Le lecteur n’aura pas la réponse à ce geste, pour ma part on peut trouver un début d’explication dans le fait que la chienne, étant de nature joueuse, joviale et affectueuse, apportait à Gérasime une compensation affective après que Tatiana lui fut ôter pour être promise à un autre. En effet cette décision ne fut pas sans conséquence sur le moral de Gérasime, celui-ci imagina certainement que la maîtresse de maison ne souhaitait pas son bonheur. La chose fut corroborée quand cette dernière exigea que l’on se sépare de la chienne. Le bonheur semble donc être interdit à Gérasime, en tuant sa chienne, ce n’est pas uniquement la chienne qu’il tue, c’est l’idée du bonheur qu’il tue avec elle, Gérasime a transféré tous ses espoirs dans le corps noyée de sa chienne après avoir introjecté en lui le désespoir de la maîtresse de maison. Le lecteur pourra ressentir la perte progressive des bons sentiments de Gérasime et qui ayant abandonné la lutte contre ce petit monde au service de la maîtresse de maison, préfèrera tout quitter pour s'en aller rejoindre, peut-être, sa vieille mère que l'auteur a volontairement effacé de la vie. Peu de temps après c’est au tour de la maîtresse de maison de quitter ce monde. Cette double mort, celle de la chienne et celle de la maîtresse de maison, vient renforcer la dramaturgie du récit et le caractère tragique du destin. Quand Gérasime noie sa chienne, en réalité il met fin à tout rapport sensible, la chienne était l’ultime trait d’union affectueux, ce sentiment est désormais mort avec sa chienne. Au final le personnage de Gérasime est un peu comme cet autre personnage de Tourguéniev, à savoir Tchoulkatourine qui dans la nouvelle « Le journal d’un homme de trop » (ici), sera rejeté puis humilié. L’auteur, Ivan Tourguéniev, semble donc avoir bien mesuré la puissance d’annihilation de la femme, et ce genre de prodige, qui parfois est exercé avec une cruauté noire, n’est pas rare avec les femmes. Le cas d'Hérodias qui promit à Hérode le corps de sa fille en échange de la tête de Jean le Baptiste, atteste de cette machinerie si délicatement huilée. 

 On peut dire, pour conclure, que la maitresse de maison est devenue pour l’auteur l’image évidente de sa mère. Toute cette histoire est hantée par cette présence menaçante voire pétrifiante, la castration apparait donc comme le thème central de notre nouvelle. Gérasime n’est pas seulement menacé dans sa sexualité, mais également en tant qu’être pensant et autonome. Le fait que l’auteur est fait de Gérasime un personnage sourd et muet de naissance traduit cette castration. En réalité, la relation de Gérasime avec la maîtresse de maison, est la combinaison inconsciente de Tourguéniev avec sa mère. Une fois cette polarisation consentie, une autre compréhension peut venir s'y superposer, en effet Gérasime, en tuant sa chienne, est devenue l'exacte image de la mère de l'auteur. Je m'explique, dans son extrême vieillesse, la mère de l'auteur a tenté de déshériter son fils. Ce reniement est un infanticide symbolique. Le lecteur se doit de comprendre que la mère de Tourguéniev qui enfante son fils puis tente ultérieurement de le déshériter trouve son allégorie dans la relation de Gérasime avec sa chienne, laquelle est une possible image de l'enfant à travers le transfert affectif compensatoire. Voyez le sauvetage de Moumou, alors à peine âgé de trois semaines par Gérasime, il faut y voir une nouvelle naissance - puis voyez Gérasime la noyer lui-même quelques mois plus tard. Ce parallèle est le produit d'un mimétisme inconscient, l'auteur a fait de son personnage, à savoir Gérasime, un masque de sa volonté profonde. Pour finir, je n'analyserai pas, bien que l'ayant fais dans mon fort intérieur, le fait que la chienne fut sauvé des eaux pour mieux y être noyée. L'auteur, quoique filou, a cru bon ici d'y laisser une énigme dont je me ravie et qui me fait dire, pour vous laisser un indice, que cette eau qui a engloutit la chienne est peut-être l'image symbolique de ce liquide dans lequel on dort comme un bébé. 

Antoine Carlier Montanari 

 

 

 

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