Un Livre Que J'ai Lu (75) : Une Vie Avec La Mort (Michel Guénanten)
L'auteur, thanatopracteur de métier, conte ici avec quelques douces invectives et quelques coups de gueule qui frapperont le lecteur avec un certain panache, son parcours professionnel. A vrai dire certains propos sont caustiques, d'autres plein d'amertume et de regret et d'autres encore, plus justifiés cela, règlent des comptes avec les vautours du métier.
A travers ces quelques pages on apprend à connaitre un homme bon et serviable, plein d'entrain pour une fonction qui demande beaucoup d'investissement personnel et autant de qualités morales que professionnelles. Il honore et c'est bon à le savoir, aussi bien les morts que les vivants. Cet homme en question, qui se nomme Michel Guénanten, a pour devoir d'atténuer les premières traces de décomposition d'un cadavre. Cette dégradation porte le nom de thanatomorphose et ce processus de putréfaction doit être ralentis par des techniques de maquillage dont l'auteur a la maîtrise (p11). Au regard de son parcours et de son engagement moral il conviendra de dire que la thanatopraxie est une pratique, voire une science bienfaitrice.
C'est donc à l'âge de sept ans, dit-il que certainement, à la suite de la mort de son camarade René, naquit sa vocation. Il fut alors confronté très tôt à un cadavre dont il avait espéré en ce temps-là qu'il bougerait, il finit ainsi par se rendre compte que ce cadavre n'était qu'une enveloppe inanimée. Dès lors et quelques années plus tard il devint ce thanatopracteur d'une extrême sensibilité (p14,p15).
Au regard du marché, l'auteur nous conseille les entreprises funéraires à taille humaine plutôt qu'un grand groupe, son expérience démontre en effet que ce choix est justifié. Bien entendu il préconise les services directs d'un thanatopracteur dont l'éthique ne fait monnayer que l'acte qu'il pratique. Un thanatopracteur travaille avec son cœur et ses mains, le métier tient d'avantage de la vocation que du désir de la réussite sociale et professionnelle, l'auteur souligne les difficultés rencontrées par les personnes en voie d'intégration dans ce corpus où s'ajoute aux contraintes psychologiques qu'engendrent la confrontation quotidienne à la mort, la question pécuniaire. Beaucoup finissent par lâcher prise, pour ceux qui continuent, les notions d'engagement et de devoir moral surpassent largement toutes les autres considérations . On peut retrouver ces mêmes valeurs dans des corps de métiers voisins tels que les pompiers et les professionnels de la santé comme les infirmières. D'où l'importance et la nécessité pour les vivants comme pour les morts que ces professionnels puissent continuer leur oeuvre de salut public. En effet le deuil nécessite de garder une bonne image du défunt, celle-ci est la toute dernière que l'on conservera de lui, d'où l'importance du travail technique, artistique et esthétique opéré par le thanatopracteur.
Par devoir de mémoire notre homme énumère, aux pages 45 et 46, un peu moins de 90 prénoms de jeunes morts au champs d'honneur. C'est une manière, pour l'auteur, de les honorer et de rappeler au lecteur l'importance de l'identité dans cette histoire-là. Le baptême, à la naissance, officialise et identifie la nouvelle vie en formation, de même, ici, le fait de prononcer leurs noms symbolise la nouvelle vie qui est désormais la leur, ils ne sont pas vraiment morts. Ce rituel d'énumération, que l'on retrouve sur les tombes et les monuments funéraires et lors de la sainte messe quand le prêtre, avant le cérémonial de l'eucharistie, devant les fidèles, prononce les noms des défunts qu'on lui a spécifiquement inscrit sur une petite feuille blanche afin de les confier à Dieu, rassurent les vivants et ce devoir de mémoire accompagne les morts afin de les conduire spirituellement jusque dans leur dernière demeure. Ce qu'accorde les vivants aux morts est un transfert d'énergie spirituelle qui permet d'obtenir à son tour la même effluve à l'heure de sa propre mort. Ce devoir mimétique est une chaîne vivante qui relie la mort et la vie.
Ainsi, un court article de libération, n'échappe pas à cette ritualisation, la journaliste Titiou Lecoq énumère un certain nombre de prénoms de femmes ayant été tuées lors de violences conjugales. L'article en question, paru le jeudi 3 janvier 2019, traite des meurtres conjugaux, le titre de cet article évoque pas moins de 200 morts en deux ans. Ces femmes en question ont toutes été assassinées par leur compagnon. La journaliste insiste sur l'intention meurtrière de ces derniers dont le phénomène est presque invisible au regard de la société. Outre l'indignation caractériel du journal via son journaliste, cette affaire est tout de même révélatrice de la loi naturelle qui fait du faible une proie et du fort un prédateur. Quand une société légifère sur le droit de vie de l'enfant à naître elle ne peut pas en même temps s'indigner des pulsions meurtrières qui animent les hommes! Sans entrer dans une confrontation de points de vue, et outre les bonnes intentions de la journaliste, elle aurait dû mettre en perspective l'état moral de la société et aurait dû reprendre à son compte mais qu'elle ne reprendra jamais pour des raisons idéologiques, la fameuse expression du pape Jean-Paul II à propos de cette société. En 1995, dans son Evangelium Vitae, il avait souligné le caractère mortifère de la culture, une véritable structure de péché qui conduit à une culture de mort. Jean-Paul II prônait une inviolabilité de la vie.
Un autre article, dans le même journal et à la même date, traite de la création des hospices au XIXeme siècle à Paris. L'article s'intitule, "Fins de vie sous de meilleurs hospices". L'article commente un ouvrage de Mathilde Rossigneux-Méheust. Le journaliste, Dominique Kalifa, nous commente succinctement la mise en place progressive à Paris d'une assistance public et privée, laïc comme confessionnelle, pour accompagner gratuitement les plus pauvres des vieillards. L'hospice offrait là une possibilité de mourir dignement. Cet accompagnement de fin de vie ne fut pourtant pas dénué de problèmes et de difficultés mais l'amorce d'une prise de conscience sur la question enfanta une réelle forme d'aide sociale.
Pour la petite histoire, le journaliste Dominique Kalifa est un historien français et spécialiste de l'histoire du crime et de ses représentations. Son oeuvre littéraire tourne autour du judiciaire et des mécanismes accompagnant le crime. En collaboration avec Philippe Artières, en 2001, un autre historien français, il écrira, Vidal le tueur de femmes. Peut-être aurait-il fallu que notre précédente journaliste, Titiou Lecoq, s'appui sur ce livre de Dominique Kalifa et Philippe Artières pour approfondir les pulsions mortifères de certains hommes. Le référentiel Vidal aurait certainement psychologisé le phénomène tout en apportant des expertises pertinentes permettant de voir la chose sous un autre angle.
Pour reprendre notre fil d'analyse concernant notre ouvrage, l'auteur, suite à la canicule qui toucha la France en août 2003 et qui fit pas moins de 10000 morts, règle ses comptes avec l'entreprise qui a l'époque l'employait et qui était en France leader du marché funéraire (p48). Non ses dirigeants n'étaient pas à la hauteur de l'enjeu, l'appât du gain suite aux profits soudains les avaient dispensées de toute compassion et de virilité morale qu'exigeait cette situation d'urgence. Michel Guénanten révèle alors la valeur de ce marché de la mort, deux milliards et demi d'euros pour l'année 2017. A la page 60, il nous met en garde contre les manières de ces ateliers à fric. La salubrité, le respect des corps, les vols des certificats de décès, des devis honteux, des prestations inutiles et des surfacturations sont hélas le dénominateur commun de ces hypermarchés de la mort.
Pour l'anecdote et pour satisfaire la curiosité, a propos des corps qui bougeraient après la mort, en 28 ans de métier, l'auteur n'a pu observer la chose que deux fois. Il nous explique que la subite coagulation de la myosine explique ces mouvements des membres supérieurs ou des mains. La myosine étant une protéine qui se rencontre dans les cellules à activité contractile, elle agit au niveau des contractions musculaires.
Pour conclure, notre auteur connaît bien Michel Durigon, l'auteur du Petit traité de médecine légale, la précédente fiche de lecture. Les deux hommes ont également collaboré ensemble pour écrire un ouvrage sur la question de la pratique de la thanatopraxie. Les quelques photos en noir et blanc qui finissent l'ouvrage, et qui par ailleurs semblent être la marque de fabrique de cette maison d'édition nommé FAGE, nous font constater toute la vitalité et la bonne humeur de ce thanatopracteur dont l'existence me rappelle qu'il existe toujours des hommes de bonne volonté.
Cette forme de vie apostolique semble autant tenir d'une sorte d'exaltation existentielle que d'une relation sensorielle avec l'au delà à travers le cadavre rigide et froid. Cette chair morte ouvre en quelque sorte sur une réalité que Michel Guénanten a souvent effleuré des doigts. L'autre monde naît quand termine celui-ci, d'un point de vue philosophique le cadavre est la frontière réelle entre ces deux temporalités. Il n'est rien de plus efficace pour offusquer le narcissisme et mettre en confrontation la conscience avec la mort. L'héritage shakespearien fait d'Hamlet un thanatopracteur érudit dont la célèbre tirade sera à elle seule une révélation universelle de la mort spirituelle. Du reste si notre thanatopracteur corrige un court instant le processus de décomposition biologique il parodie les grands prêtres d'Amon-Rê quand ils honoraient les morts. La dialectique qui est la sienne porte un contenu universel qui fusionne en apparence la mort et le sommeil tout en suggérant l'opération fondamentale de la résurrection des corps.
Antoine Carlier Montanari