Un Livre Que J'ai Lu (76) : Deuil Et Mélancolie (Sigmund Freud)
C'est en 1915 au moment même où ses deux fils sont partis au front que Freud écrit cet essai (p11). La préface de Laurie Laufer contextualise les mots du psychanalyste afin de rendre compte de l'influence de la guerre sur l'individu. Le rapport à l'objet aimé entraîne chez Freud, à travers ses deux fils partis à la guerre, une tension incessante qui le pousse à se pencher sur la mort (p11).
La mélancolie, nous dit Freud, a ce pouvoir d'étourdir le moi, de le dévaloriser et de l'inhiber (p16). C'est à ce point de fléchissement, nous dit la philosophe française Simone Weil, que l'être est enfin disponible à la vérité. Le moi a été modelé par l'objet au point que lorsque celui-ci vient à disparaître, son ombre plane sur le moi pour l'obscurcir (p16). Le moi se soumet alors à ce souvenir dont la persistance l'entraîne dans une profonde dépréciation, c'est la mélancolie, c'est le refus de la mort de l'objet aimé. Ce dernier, tant qu'il est vivant, valorise le moi narcissique, l'être-personne selon Platon, ou la partie médiocre selon Simone Weil, et ce moi narcissique ne voulant pas mourir s'attache irrésistiblement à l'objet perdu.
Le lien avec le narcissisme est donc fort et persistant, le souvenir de l'objet perdu agit comme une piqûre de rappelle de sa propre solitude. Narcissisme et mort se rejoignent (p24), l'humilité s'acquiert souvent par l'expérience continuelle de la mort à travers la perte de petites choses. Les ombres des objets perdus sont tombées sur le moi avec une telle fréquence que le moi narcissique a fini par fléchir et lâcher prise, l'âme ne s'attache plus aussi aisément aux autres et aux choses. Le détachement forcé pousse alors l'être dans un délire de petitesse et dans un désintérêt pour le monde extérieur (p26). C'est le retour du réel, l'être alors s'inhibe des forces positives tout en portant sur lui un regard improductif et stérile qui limite le moi (p46). Ceci peut-etre résumé dans cette seule sentence de l'imitation de Jésus Christ,
"De vous-même vous tendez toujours au néant; un rien vous ébranle, un rien vous abat, un rien trouble et vous décourage. Qu'avez-vous donc dont vous puissiez vous glorifier? et que de motifs au contraire pour vous mépriser vous-même! Car vous êtes beaucoup plus infirme que vous ne sauriez le comprendre."
Si la mort, selon Freud, n'est pas représentable pour l'inconscient, pour Françoise Dolto, la mort n'existe effectivement pas pour l'inconscient. Aussi le deuil demeure pour la psychanalyse une énigme où l'objet perdu qui est conservé dans le psychisme surinvesti l'intimité de l'être. Le désir de cet objet perdu accroît la douleur et la souffrance puisque l'objet ne transfert plus sa puissance dans le moi. Le moi ne brille plus de sa possession, voyez le vacancier qui se pâme au soleil pour se dorer la peau, quand intervient un groupe de nuages qui le prive des rayons du soleil, il se sent nu et s'agace de cette situation. Il en de même des objets sur qui on a transféré nos désirs, ils sont comme le soleil pour le vacancier, s'ils viennent à nous être ôté, on perd ce transfert de puissance en proportion du désir affecté. Ainsi quand l'objet vient à disparaître entièrement, sa perte l'ayant rendu inatteignable, il nous faut trouver un substitut d'où l'on puisse récupérer cette puissance d'illumination. Les lampes UV, par exemple, sont ce substitut qui, le temps de l'hiver, compensent l'absence d'ensoleillement.
Mais selon la valeur de l'objet aimé perdu, il n'est toutefois pas possible de compenser la perte sans provoquer un désastre. L'exemple de la créature du docteur Frankenstein est la démonstration de cette accroche si forte à l'objet désiré, sa créature étant la représentation de son refus de la mort. Pour mieux réaliser cette perte il faut regarder du côté de l'auteur, Mary Shelley. Ayant perdu trois enfants en bas âge, elle va être emprunt d'un désir de renaissance, de recommencement et de renouveau qu'elle incarnera dans sa créature dont le roman sera publié en 1818, soit trois ans après la mort de son premier enfant né prématurément. C'est donc au lac Léman qu'elle enfantera son oeuvre la plus connue, tout naturellement et inconsciemment le lac est cette résurgence du placenta d'où sortira sa créature. Ce monstre vivant n'est que l'image de la mort en mouvement et l'impression tenace que la vie est monstrueuse. La perte de son premier né en 1815 et celles en 1818 et 1819 de ses deux autres enfants viendront confirmer la chose.
La perte abolit la réalité et enferme l'individu dans une psychose hallucinatoire qui ne rend plus reconnaissable le réel. La possibilité pour Mary Shelley de ramener à la vie un cadavre provient de la ferme volonté de rendre la vie au petit corps éteint de sa fille. Retenir l'image de l'objet perdu et la fixer si fortement dans la psyché retarde le détachement nécessaire à la guérison. Le réel est l'inlassable expression de la mort en devenir, le refus de ce réel c'est le refus de la mort. Il faut donc savoir dire adieu et ne pas savoir le dire c'est ne pas faire confiance à Dieu lui même. "Adieu" est donc l'expression laïque de la finalité chrétienne par laquelle on constate la disparition d'une personne ou d'une chose. Plus précisément c'est la forme contractée de l'expression d'ancien français " a Dieu vos comant' ", ce qui veut dire "je te recommande à Dieu". A ce propos, en français, le mot "deuil" contient le mot "dieu". Il n'est donc pas étonnant, au regard de sa vision libérale du monde, que Mary Shelley est transféré son désir de vaincre la mort dans une satisfaction sadique à travers sa créature. Cette dégénérescence morbide lui permet de se venger de la vie et de l'auteur de la vie. Le couple Shelley s'est tourné vers le libéralisme des Lumières. Victor Frankenstein est comme ce Satan romantique de Milton, ce docteur qui donne vie à un cadavre, se rebelle contre l'institution et la tradition. Le darwinisme faisant, les époux réaniment la philosophie naturaliste du poète, médecin et botaniste Erasmus Darwin, franc-maçon par ailleurs et également grand-Père du Darwin qui élabora la théorie de l'évolution. Face au créationnisme dominant les époux Shelley choisissent un athéisme biologique.
Le deuil, nous dit Freud, à la page 45, est une réaction à une perte définitive. La mélancolie est l'inhibition du lien social tout en limitant le moi au seul objet perdu. Le reste n'a plus d'importance, c'est nouer un lien morbide avec soi-même. La mélancolie est donc une défaite psychologique qui annihile l'instinct de survie mais qui en parallèle nous rend la connaissance de soi accessible (p51). C'est donc après avoir contracté une mélancolie que l'être parle mieux de lui-même (p51). Cette auto-dépréciation décrit exactement sa situation psychologique (p52), c'est le désaccord moral avec son propre moi. Le mélancolique en se dépréciant déprécie l'objet aimé, des lors à travers la critique qu'il fait de lui même il faut y voir une critique. C'est une manière de critiquer les autres. Ce conflit peut-être révélateur de la culpabilité d'avoir désiré l'objet aimé et perdu (p60). Il peut en résulter une haine qui s'en prend à l'objet de substitution en le faisant souffrir, l'être tire alors de cette souffrance une satisfaction sadique. La souffrance causée par l'objet perdu doit être compensée en transférant une partie de sa souffrance dans les autres.
L'anthropophagie narcissique conduit naturellement le mélancolique à ne plus vouloir se nourrir. L'amour ayant dévoré symboliquement et psychologiquement l'objet de son désir, la nourriture apparaît alors comme un élément de substitution intolérable. Ce cannibalisme de l'être aimé se retrouve dans la transsubstantiation de la messe où le Christ est offert en chair et en sang afin de posséder la vie éternelle. Le Christ est en quelque sorte cannibalisé et dévoré pour obtenir de lui une puissance de vie qui annule la mort. Le fidèle amoureux du Christ a mangé sa chair car celle-ci est ressuscitée d'entre les morts. En mangeant Dieu il a mangé ce qu'il aime et ce qu'il aime le renouvelle en vitalité tout en lui offrant la vie éternelle. De même le vampire en buvant le sang de sa victime aspire la vie qui est en elle, il participe de ce mécanisme anthropophage et carnivore qui comme deux amants qui s'embrasse avec appétit, font que l'objet désiré doit être goûté et mangé. Aussi lorsque l'objet aimé est perdu c'est sa force vitale qui disparaît, et c'est également cette provision de vitalité qui disparaît. L'endeuillé se sent dépouillé d'une puissance régénératrice dont la perte lui fait ressentir sa dépendance. Il se diminue donc et tue le narcisse qui est en lui mais qui lui est tout de même nécessaire pour maintenir cette volonté de vivre. Aussi l'anéantissement préconisé par le Christ est cet anéantissement narcissique exigé pour éviter d'adorer le monde, car le narcisse narcissique adore le monde à travers lui-même.
Le mimétisme peut alors être un révélateur du deuil. Il est la résurgence de l'être aimé et disparu dont la présence se manifeste par une hyper identification. Ce phénomène se nomme introjection, c'est le passage du défunt dans l'endeuillé. Le déguisement est une forme visible et évidente de ce transfert de l'objet désiré perdu dans celui qui l'a perdu. Si l'enfant se déguise en un personnage de fiction très connu, il transfert symboliquement en lui cette puissance d'illumination qu'il tire de ce personnage désiré. Ce dernier n'est d'ailleurs qu'une représentation animé d'une psychologisation inconsciente. Voyez le personnage de Tarzan dont la figure athlétique et virile matérialise pour son auteur, Edgar Rice Burroughs, l'homme idéal. Cette identification compense son échec à être incorporé à l'Académie militaire de West Point et par la suite d'avoir été réformé pour un problème cardiaque. Tarzan lui a permis de faire le deuil de ses incapacités physiques, il est devenu l'objet introjecté dont il tire toute la puissance physique qu'il symbolise. Ainsi le moi de l'auteur de Tarzan peut jouir de la satisfaction de s'estimer meilleur et non plus en échec d'une institution militaire prestigieuse.
Nous approfondirons donc, dans une prochaine fiche de lecture, avec l'ouvrage de Sandor Ferenczi, " Transfert et introjection ", le processus qui consiste à intérioriser ce qui est extérieur à soi pour se l'approprier. Nous verrons plus amplement quelle est la place de ce phénomène appelé introjection. L'identification, le mimétisme sont des mécanismes de transfert de l'autre ou de la chose en soi. Par exemple le fait de manger ce qui a été préparé par un autre peut traduire un désir de cet autre, de même, comme nous venons de le voir, Freud relayera l'introjection pour expliquer le phénomène du transfert de l'objet perdu dans l'endeuillé afin que celui-ci ne le perde pas tout à fait, il continue ainsi à vivre en lui.
Antoine Carlier Montanari