Le Dessous Des Toiles : Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick)
Dans Eyes wide shut, Tom Cruise joue le rôle d’un médecin menant une vie tranquille de petit bourgeois et qui par quelques curieuses circonstances va se retrouver mêlé au milieu des sociétés secrètes. Lors d’une soirée il assiste dubitativement à un rituel orgiaque dont la teneur lui est totalement étrangère. Stanley Kubrick se sert du personnage joué par Tom Cruise pour troubler le spectateur. Tout comme celui-ci, le spectateur n’a pas les clefs de compréhension. Le sociologue Christian Morel parlerait de rationalité de base et de rationalité étrangère, dans notre cas le rituel est le référentiel de base de la société dite « secrète », qui parait absurde pour la rationalité de Tom Cruise, qui lui est totalement étranger, tout comme le spectateur, à cette rationalité de base, on parle ici de rationalité étrangère qui observe une rationalité de base. Le cheyenne qui monte à l’envers un cheval parait absurde pour un étrangers dont la culture est différente. Pourtant dans la rationalité du cheyenne, ce n’est ni absurde ni fou, cette absurdité, est parfaitement raisonnable. En effet, monter un cheval à l’envers est un rite de passage qui valide la dextérité et le courage du cavalier.
Ainsi, ce rituel où des femmes recouvertes d’un manteau rouge et disposées en cercle devant le maître de cérémonie, où tout autour, en cercle, une assemblée d’hommes et de femmes masqués et encapuchonnés, se comportent en quelque sorte comme le cheyenne assis à l’envers sur son cheval. C’est ce que l’on appelle une rationalité de base, la rationalité étrangère est celle du point de vue d’un observateur étranger et cet observateur étranger n’est autre que Tom Cruise qui assiste à la scène avec un masque sur le visage. Le masque est l’accessoire exigé tout comme pourrait l’être le costume lors d’une soirée mondaine, il symbolise la duplicité de la société secrète. Le spectateur, alors assis tranquillement dans son siège, dans l’obscurité de la salle de cinéma, est tout aussi anonyme que Tom Cruise. Il peut se délecter tranquillement de ce qu’il observe. Le spectateur est entièrement immergé dans une rationalité de base dont la sémiotique lui est totalement étrangère.
Il est à noter, par ailleurs, que les masques utilisés lors de la cérémonie font échos aux célèbres masques vénitiens dont les extravagances accentuent l’effet ésotérique et occulte du cérémonial. Si à Venise, le carnaval célèbre l’épiphanie et le carême, le catholicisme demeure le centre épistémologique vénitien. Il va sans dire que cette parade masquée fait également écho à ces processions catholiques où des habitants triés sur le volet, coiffés et masqués de la tête au pied, portent en silence une statue de la Vierge ou des statues de saints jusqu’à l’église afin d’y être honorés. Il est évident que tous ces rites sont autant de rationalités de bases toutes aussi étranges pour le spectateur que le cheyenne qui monte son cheval à l’envers. Ce folklore ne fait qu’alimenter l’imaginaire tout en amplifiant le romanesque fantasmagorique.
En fait, le titre du long métrage, à savoir, Les yeux grands fermés (Eyes Wide Shut), fait directement allusion aux paroles de Jérémie, Ils ont des yeux et ne voient point (Jérémie 5 :21). Quand le prophète Jérémie dit cela, il s’adresse au peuple insensé, lequel a choisi d’autres dieux dans son propre pays. Le personnage joué par Tom Cruise n’est qu’un prétexte pour Stanley Kubrick de faire découvrir au spectateur une rationalité de base dont il est étranger. Tom Cruise aussi ahuri que candide, assiste indoctement à la cérémonie. Le réalisateur transfert alors, par le principe d’identification, les émotions de son personnage vers le spectateur. La curiosité l’emportant sur toutes les autres considérations, le spectateur se trouve dans la position de l’observateur intouchable, tout en développant le désir pervers de voir s’appliquer au personnage joué par Tom Cruise un châtiment pour avoir infiltré un milieu non autorisé.
L’affiche du film est une représentation d’Adam et Eve nus dans le jardin d’Eden. Le couple s’embrasse mais seule Nicole Kidman a les yeux ouverts, tandis que Tom Cruise a les yeux fermés. La femme cherche à voir, l’homme ne voit pas, il est encore innocent tandis qu’il goûte de ses lèvres les lèvres de Eve dont la bouche a déjà goûté du fruit défendu. Le regard malicieux de Nicole Kidman témoigne de son forfait. Tom Cruise cède donc à la tentation, cette transmission du péché poussera Tom Cruise dans les bras d’une société secrète, c’est la chute et la découverte du mal. Nicole Kidman incarne donc cette Ève qui a mangé du fruit défendu, l’admiration de sa nudité reflétée dans le miroir rappelle bien évidemment la Reine dans Blanche Neige dont la pomme incarnera le fruit défendu. Cette même reine est une expression de Narcisse s’admirant dans l’eau, Simone Weil parlera de cette partie médiocre de nous-même et qui est ce que nous nommons notre « moi », qui ne voulant pas mourir, se révolte et fait alors de son corps un temple d’adoration et de mensonge qui détourne le regard des choses parfaitement pures. Ainsi donc, nous dit Simone Weil, la quantité de mal qui est en nous et qui se reflète dans le « moi », ne peut être diminuée que par le regard posé sur une chose parfaitement pure car cette chose parfaitement pure ne nous renvoie pas le mal, elle nous renvoie seulement l’idée de notre propre mal. C’est pourquoi ce « moi » est une mauvaise orientation du regard, laquelle est enfanté par le péché. En effet ce « moi » qui se reflète dans le miroir est une image impure et comme toute chose impure elle renvoie une quantité de mal proportionnelle à son impureté. Ainsi, dans le miroir le « moi » narcissique gonfle d’orgueil l’être pour en effacer la pureté. Le visage tournée vers nous, dans le miroir, c’est la domination tandis, nous dit Simone Weil, que la face tournée vers Dieu c’est l’obéissance. C’est pourquoi le « moi » accroît son pouvoir sur le monde et sur les autres. C’est l’expression luciférienne qui depuis son origine ne cesse de s’opposer à la chose la plus parfaitement pure, à savoir Dieu. Ainsi, l’enseignement luciférien du monde trouve son aboutissement dans l’élévation sociale où la société secrète est un réseau qui joue le rôle d’ascenseur social. Tout naturellement le Christ, devant Satan, refusa les royaumes de ce monde, il s’affranchi véritablement de la question du monde.
Pour conclure, le réalisateur fait de l’aveuglement le thème central de son film, en effet et outre le titre du long métrage qui, comme on l’a vu précédemment, étaye cette affirmation, c’est à travers un Tom Cruise amblyope que le spectateur moyen s’immerge dans l’univers des sociétés secrètes. A vrai dire, ce même spectateur, dès qu’il sera sorti de la salle, avouera n’avoir pas bien tout compris. Cette confusion est mathématiquement générée par le fait que le réalisateur a volontairement ôté à la narration toute explication didactique. De plus la conclusion ne satisfait pas à la logique cathartique réussie qui vise à solutionner le problème soit définitivement, soit temporairement mais avec l’assurance d’une renaissance ou d’une purification partiellement accompli. Le film déboussole tout en déconcertant, le sens profond échappe au spectateur moyen. Dès lors, seul le spectateur curieux cherchera un sens qui satisfasse la raison. Il fera alors parti, en quelque sorte, du cercle des initiés. Il en est ainsi pour toutes choses, il y a ceux qui cherchent la vérité et ceux qui ne veulent rien savoir. Il y a les initiés et les non-initiés.
Antoine Carlier Montanari