Le Dessous Des Toiles : Dante Et Virgile Aux Enfers ( Eugène Delacroix)
En 1822, Delacroix exalte le vieux poème de Dante, l’angoisse infligée au florentin sur le lac des damnés est la préfiguration de la Liberté guidant le peuple réalisée en 1830. Tout ce vivant symbole de la mère Patrie n’est qu’un pastiche odieux dont les charmes de la Liberté rappellent bien ceux de Junon. Flamboyante déesse qui brise ses reins pour ces porcelets en âge de monter sur le trône, Baudelaire a manifestement flairé là le pire de l'espèce humaine. Dans les loges on la vénère comme Isis et Hélène, succubes au service de la gnose de Simon le Mage.
A l’aube du nouveau siècle le saint-simonisme, déjà bien évoqué par Stendhal en 1825 dans son complot, a eu gain de cause, et de prescriptions en prescriptions, ses fils vont fonder une religion sans Dieu avec un catéchisme positiviste qui inaugurera l’ère du socialisme. Elle est là la synagogue de Satan (1), c’est la barque symbolique de sapin vert que Phlégias gouverne sur le Styx. Le jeune dieu qui d’un puissant combat contre les eaux montre les crocs au noir abysse qui forme les cieux, maudit son père terrible qui l’y a mis là !
Et donc, pour en revenir à Delacroix, Dité, en arrière-plan à gauche, semble toute indiquée pour s'amuser un peu sur les penchants de Baudelaire. En un sens on pourrait être trompé sur l’attitude du poète en rouge qui semble perdre l’équilibre au bras de Virgile, une pareille union ne connait pas ce faux accent nuptial qui presque toujours finit par coucher sur le papier de mauvais vers gorgés de sentimentalisme. La prison noire qui s’élève donc à gauche est une autre Sodome avec ses mâles allongés comme des vénus lascives dont les plis de l’eau ceinturent les flancs avec une irrésistible volupté. Quel empereur ou même quel prince, dans cette Babel cachée, ne pourrait en devenir maître, il y a tant ici de volonté et d'arrogance qui ne puissent être épuisées. Cette cité de vrai plaisir est offerte par le dieu Pan (2) à tous les jeunes imbéciles qui se flattent, chaque nuit, de découronner la vertu. Voici donc la veilleuse Junon avec ses seins de vierge, et quand sonne 3 heures, goulûment ils viennent s’y coller, c'est pour eux le temps du gavage. Voyez-les, ce sont les mêmes qui s’agrippent avec leurs mains à la barque, on peut avoir peur de ces amas de chair qui ont pris goût de cette pose macabre ! Si l’on peut dire, la rigueur baudelairienne a le caractère très nerveux quand il s’agit de qualifier le primitif, c’est jouissif si l’on considère la sortie de route permanente du poète. Il nous faudrait donc une définition proustienne du terme Baudelaire pour comprendre immédiatement l’état de péché mortel. Cette interdiction grave, du même coup, éloigne l’âme d’une condamnation à mort horrifique, on ne songe normalement plus à être imprudent avec le mal. Et pourtant, il est vrai, la nature humaine déçoit presque tout le temps, chaque matin, chaque soir, elle ne manque jamais une occasion de se taire et de déposer les armes pour s’agenouiller en prière devant celui qui offrit sa face sanglante.
Dante sur la barque, instruit par le grand Virgile ombragé par le vert laurier, dans l'obscur territoire, est là la vision muette de l'école païenne. S'il fallait expliquer là comment Baudelaire a réuni tant de résonance il faudrait commencer par voir dans le Phlégias l'expression d'Henri Heine (3). Une âme semblable a au fond d’elle d’anciens songes que le vieil enfer a suscité, c’est là qu’elle fermente en pleurant un stérile amour. L’enfant maudit de la poésie allemande dut offrir à sa nation bien des désagréments, ou du moins quelques vers insalubres dont les imperfections servent de gouvernail romantique. Sur son cas, Baudelaire a raison, certes ce chrétien qui fut jadis juif n’a pas le souffle d'une Simone Weil ou même d'un Otto Weininger mais demeure derrière cet esprit infirme un admirable auditeur qui d'une réponse décisive distinguera la musique comme une révélation. Son compatriote Ludwig Tieck semble du même goût, et c'est dans cette critique que s'est cristallisé l'idéal musical. Lequel a inauguré très timidement ses charmes en 1791 dans le théâtre viennois Schikaneder. En effet Mozart a outrepassé son génie pour servir de relais symbolique au dieu Pan. De toute l'Europe les masses bourgeoises vont venir contempler le premier modèle esthétique maçon. La séduction est immédiate, l'envoûtement opère en trois temps à la lueur de la lune. On y embrasse là les lois naturelles avec toute la subtilité d'une symbolique raffinée. Peu de compositeurs sont restés insensibles à ce culte du beau, en effet le mouvement puissant de l'harmonie musicale explique l'envoûtement causé à l'âme et cette véhémente passion qui surgit tout naturellement accapare l'impression profonde pour faire croître le plaisir. Mozart se concentre donc entièrement sur le triple accord qui compose sa géométrie maçonne, dont la clef formé de trois bémols reforme avec exactitude l'unité de l'ancienne trinité égyptienne. Qui n'imagine point la déesse Isis comme le cœur savant de la composition de Mozart, ne peut entendre convenablement la tonalité initiatique destinée à refondre le monde. La Reine de la nuit est ce symbole, tout comme Junon et Hélène. C'est de loin les plus subtiles représentations de la révolte, de Lucifer. Ce fiel vivant qui combat depuis si longtemps la haute destinée, fait donc séjourner entre les vils remparts de sa cité, des charmes que les hommes viennent quémander dans d'obscurs salons. Dans l'ordre noir, Dité, est l'autre injure qui vit au fond du cœur de chaque initié, image de la grande romaine ou même de l'inflexible cité de Troie qui vit Ulysse la faire périr. Dans un noir bouillon nuageux, Delacroix œuvre en astrologue, l'orgueilleux Éole, qui d'un air satisfait a voilé les brillantes étoiles du plafond terrestre (4), a sans doute aussi déjà couvert le bas de la voûte terrestre. Et sous cette étoffe d’argile, Delacroix a trouvé matière dans le Faust de Goethe, dont le trait plus sombre fortifiera ce chef d'œuvre allemand où le diable a élu domicile. Méphistophélès affirme donc que la nuit est le tout, le lugubre marché romantique a rejoint là le commerce des lumières qui sous les yeux de celle qui marche sur la lune aura désormais comme souverain empire les coures européennes. Mozart triomphateur a l'espoir de venger le dieu pan, ce fils du vent, qui fait des bergers des maîtres.
En 1818, Merry-Joseph Blondel, exécute pour le Louvre la chute d'Icare pour la rotonde d’Apollon. Quatre scènes en un cercle peintes par Auguste Couder couronnent l’œuvre de Blondel, où tour à tour les quatre éléments primordiaux que sont la terre, le feu, l’air et l’eau viennent étoffer en puissance. Le soleil viendra en majesté sous la forme d’Apollon conduisant son char, centraliser chacun des éléments dont Hercule, Vulcain, Eole et Achille en seront respectivement les allégories. Un peu plus loin, au centre de la galerie du même nom, trône au plafond Apollon vainqueur du serpent Python de Delacroix. Trente années séparent cette œuvre de celle du Styx. Les traces de l’ancienne toile sont évidentes, l’impression tumultueuse et agitée, les flots honteux, les damnés, le bois de la barque et du char, la tunique rouge brun de Virgile et celle écarlate d’Apollon. Delacroix signe là un lien iconographique qui indubitablement renvoie aussi à celle d’Apollon conduisant son char de Blondel. La chute d’Icare sur la même fresque renvoie à la chute de Lucifer en enfer, admirablement conté par le poète Milton (5). L’allégorie est évidente, le combat de la lumière contre les ténèbres est un ressouvenir de la lutte des deux célestes archanges. Sous le front luisant, Apollon entrouvre les nuages tandis que le fils de Dédale, abîmé, vient de perdre pied. Comme prit de fièvre, l’enfant orgueilleux chute devant son père caché dans l’ombre des nuages. Blondel va dans le sens Wagnérien, ses peintures monumentales éveillent le même lyrisme, puissant et fougueux, qui malgré le Rhin, résonne bruyamment. Icare maudit, toujours sur la peinture de Blondel, en bas, tout comme le Python de Delacroix, et tout comme Satan tombé du ciel comme l’éclair (6), est l'orgueil toujours vaincu. Mais cet orgueil est l'objet de convoitise des lumières et du romantisme noir. La raison des lumières y distingue l'ombre de la vérité et le romantisme est son épais velours. L'esthétisme romantique mise alors sur son somptueux cachet qui immanquablement a ravi à l'idéal bien des charmes. La lutte d'Hercule et d'Antée, d'Auguste Couder, ne saurait être admirée sans y deviner les corps splendides des damnés de Bouguereau peint 30 années plus tard. Il faut distinguer de ces deux monumentales œuvres et quels qu'en soient les traits empruntés au classicisme la part romantique. Celle de la lumière avec Couder et celle de l'obscurité avec Bouguereau. Le maniérisme faisant ici l'éloge du corps humain, le diable à coup sûr fait ici commerce de la chair, soit comme arbitre, soit comme parieur. Cette alternative romantique est réunie dans l'œuvre de Blondel. Apollon conduisant son char en pleine lumière, symbolise Lucifer au temps de sa gloire tandis qu'Icare basculant dans le vide, symbolise la chute de ce même Lucifer. Cette dualité représente à elle seule le siècle des lumières et le siècle du romantisme. D'une part la lumière comme office maçonnique et d'autre part l'obscurité comme le domaine du romantisme noir. Le jeune homme ailé, tout d'or vêtu, sur le sommet de la haute colonne de la place de la Bastille, fait écho à l'Apollon de Blondel. Ce Lucifer d'Augustin Dumont n'a point perdu de sa superbe, il prédomine vaillamment comme un athlète olympien dont la torche qui brûle encore, assure à son empire un astre païen. Or, Venus, toute ronde des hanches, non loin en grâce de la belle Marguerite qui séduisit Faust, est celle qui derrière Isis ou Hélène, fais valoir les charmes de son maître. Ces hameçons de volupté sont des ruses habiles qui piègent les plus orgueilleux des hommes. Ces malheureux jouissent d'une fortune stérile qui ne les laisse nullement en paix, et qui les remplissant d'appétence et de convoitise les rends tout aussi dur que le granit ou le marbre.
… il vit, grâce à ses prières, que la plupart des âmes des malheureux mortels qui mouraient dans la disgrâce de Dieu, et qui se rendaient en enfer, se plaignaient toutes, ou du moins en grande partie, de n’être condamnées à cette éternelle infortune que pour avoir pris femme.
(Nicolas Machiavel, Très plaisante nouvelle du démon qui prit femme)
Antoine Carlier Montanari
(1) Jean II,9 et III,9
(2) Baudelaire, 1852, l'école païenne, p2
(3) Baudelaire, Les fleurs du mal, Les Phares
(4) Dante, la divine comédie, l'enfer est au centre de la terre
(5) John Milton, le paradis perdu
(6) Luc, 10 :18