Un Livre Que J'ai Lu (33) : Au Mirador De Bilbao (Miguel De Unamuno)
Tout comme Melville et Stendhal, notre auteur refuse l’expansion de la modernité technique. Le catalan est attaché à cette région d'Espagne qui regorge d’églises et de vieux cimetières. Ce petit ouvrage se compose de sept nouvelles aussi originales qu'enracinées. Il faut dire que l'auteur catalan est un homme qui a des convictions plutôt proches de celles de Baudelaire, de Bloy et de Simone Weil. On peut le compter parmi les catholiques nerveux politisés dont le verbe aime à en découdre.
Dans Mécanopolis, sa troisième nouvelle, il a pris le progrès en horreur et rêve d’un monde sans machine, la vierge nature et le ciel étoilé sont pour lui le véritable progrès. Nous nous attarderons donc un instant en corrélant la nouvelle de notre auteur avec un article du philosophe français Luc Ferry, paru dans le figaro du 15 novembre 2018. En se référant à cet article, titré "La voiture du futur", on va voir comment deux hommes d'esprit, s'opposent sur l'idée du progrès. En effet Miguel de Unamuno se projette, afin de le dénoncer, dans un monde futuriste où la machine a remplacé l'homme tout en le faisant disparaître, Luc Ferry, quant à lui, préfère souligner, après s'être extasié en essayant la voiture autonome dans les rues de Paris, les particularités technologiques de la machine en question. L’intérêt que suscite l'engin pour le philosophe pose la question de la fascination du progrès dit "technique" sur l'homme et particulièrement sur l'homme qui pense et qui réfléchit le monde. Luc Ferry n'hésite donc pas à qualifier les prouesses de la machine de "prodige", ce mot succède à l'expression "on est tout à fait rassuré." et précède cette autre expression toute aussi flatteuse "Les effets bénéfiques seront considérables". Sans tirer de conclusions hâtives et afin de ne pas faire dire à Luc Ferry ce qu'il n'a pas dit, on fait simplement valoir comment l'homme de raison est séduit par les performances de la machine dont les possibilités justement décrites par notre philosophe ont étrangement les mêmes capacités d'attraction que les paradis artificiels décrits par Charles Baudelaire dans ses Fleurs du mal. Il faut toutefois préciser que la rubrique dans laquelle écrit Luc Ferry se nomme "OPINIONS", à sa décharge, la subjectivité l'emporte ici sur l'objectivité. Il se peut très bien qu'ailleurs, dans d'autres écrits, de manière générale il ait pu formuler une toute autre conclusion.
Ainsi donc, si l'intelligence artificielle de la voiture en question permet réellement d'épargner des vies, elle peut tout autant, suivant les dires du philosophe, éviter de pénibles contraventions tout en éliminant les embouteillages par une gestion globale de la circulation. Ces propos coincés dans leur proportion objective et pratique peuvent se suffire, toutefois Luc Ferry évite la question morale et civilisationnelle qui forcément devra déterminer le rapport à la machine intelligente. Par contre pour l'auteur catalan la chose est entendu, j'ai pris en horreur tout ce que nous appelons le progrès, dit-il à la page 27. Il est vrai qu'Unamuno a les mots justes sur la question existentielle de l'homme face à la machine, le cauchemar en effet que constitue, à ses yeux, le monde froid de la mécanique, produit une délocalisation artificielle de l'être naturel dont la représentation la plus convenu est la folie (p26).
Aussi, l'absence de projection temporelle de Luc Ferry révèle un illuminisme des derniers jours dont l'essayiste Paul Virilio dira dans son grand accélérateur qu'il est une synchronisation du naturel avec l'artificiel. En effet si Luc Ferry évite l'analyse en profondeur de la présence de la machine dans les affaires des hommes, il se délie en réalité de sa part philosophique et ontologique pour revêtir celle de l'utilisateur. De ce point de vue les grandes firmes qui ont massivement investis n'y verront aucun inconvénient. Le philosophe est devenu en quelque sorte un porte parole sérieux dont le Capital pourra utiliser pour vanter auprès des politiques les avantages de cette nouvelle et immense part de marché. Pour enfoncer le clou, le dernier mot de son texte "obsolètes" est affilié au mot "politiques" et non comme il est à l'accoutumée au mot "machine" à travers l'expression "l'obsolescence programmée". Ce jeu de mots travaillé par le philosophe aurait pu être efficace s'il avait pu placer au lieu d'un point, un point d'exclamation pour terminer son texte. L'ironie aurait ainsi constitué une inversion de phase dont seul le lecteur averti aurait compris.
Pour ma part, si le philosophe français a cédé à la modernité, du moins à travers cet article, il se pose en citoyen mondialisé qui s'est détourné du fait religieux et de la métaphysique. Il reproduit assez fidèlement la pensée œcuménique managériale qui consiste à adhérer à l'immédiateté des progrès techniques comme s'ils étaient des dogmes révélés par le Ciel. La logique de l'organisation matérielle l'emporte sur la logique de la nature humaine humanisé par la révélation monothéiste. Le progrès technique est un mythe destiné à compenser le manque de religieux et de spirituel tout en masquant la dimension salutaire de l'âme par une félicité obtenu sur cette terre à l'aide du confort technologique. Cette pensée se retrouve d'ailleurs synthétisée dans la dernière nouvelle où Unamuno oppose gens des villes et gens des champs (p92).
Pour en finir sur ce sujet, si l'article de Luc Ferry est en complète contradiction avec la nouvelle d'Unamuno, "Mecanopolis", il faudra rappeler, outre les opinions de Melville et de Stendhal qui vont dans le même sens que celle de l'auteur catalan, que l'écrivain américain Edgar Allan Poe, n'en pense pas moins quand il dit du progrès qu'il n'est qu'une hérésie de la décrépitude (1).
Dans "l’homme qui s’enterra", Miguel de Unamuno nous parle de l’expérience de la mort dont le poète français René Daumal, dans son catéchisme, avait plus ou moins pratiqué à l'aide du tétrachlorure de carbone. Pour Unamuno la métaphysique expérimentale suffira, il aura d'ailleurs cette sentence adressée aux athées et aux nihilistes : vous n’avez d’autres outils que la logique, ainsi vivez-vous dans le noir (p47). Ce tranchant verbal est assez éloquent surtout lorsqu’il s'en prend, dans la première nouvelle, au politiquement correct. En effet, il remet à sa place un jeune écrivain dont la logorrhée est comparable à du verbiage moutonnier. C’est jubilatoire, l’auteur condamne avec véhémence, sous les traits d’un écrivain des plus influents, les platitudes littéraires bourrées de truismes et de locutions.
Ainsi Miguel de Unamuno, dans sa nouvelle, Redondo, l’habitué, conte la fraternité patriotique d'un petit groupe d'hommes dans un petit coin de café. Ce cercle d'habitués est une institution très espagnole qui se nomme la Tertulia. Et bien ce petit coin c’est la patrie de Redondo où lui-même fut consacré, par ses amis, de père de la patrie et qui, avant de mourir, avait précautionneusement légué sa fortune à la tertulia. On peut alors comprendre le relent identitaire qui s’est exprimé il y a peu en pays catalan.
Dans sa dernière nouvelle, Miguel de Unamuno évoque l’élégance de cette vieille terre catholique que la bruyante et toute puissante industrie viendra tout naturellement corrompre. L’auteur officialise donc ici son combat contre le libéralisme corrosif des grandes villes, qui, sous le spectacle du progrès, aliène l’homme comme l'entendait Marx. Ainsi, comme nous l'avons vu précédemment, la nouvelle intitulée Mécanopolis attestera de la disparition de l’humanité dans un monde de machines.
Antoine Carlier Montanari
(1) Paul Virilio, Le Grand Accélérateur, Galilée p81