Un Livre Que J'ai Lu (30) : La Monnaie Vivante (Pierre klossowski)
Le dessin érotique signé de l'auteur lui-même, au début de l'ouvrage, est une juste illustration de son propre texte. Cette femme nue assise sur un homme nu, dont la tête cache celle de son partenaire, est l’expression convenue de la volupté dans les affaires des hommes. L’auteur va donc s’appuyer sur Sade, le marquis, pour dénoncer la puissante emprise de l’industrie par les moyens du phantasme sur les êtres humains. L’industrie, déjà critiqué par Herman Melville et Stendhal dans respectivement « Cocorico » et « D’un nouveau complot contre les industriels », est véritablement ici la cible de ce pamphlet. L’auteur n’échappe donc pas à la vision marxiste et réitère avec ses mots la corruption du prix naturel des choses par le marché. La marchandise et sa production sont donc analysées sous le prisme de la stérilité, laquelle produit le gaspillage et donc le renouvellement de la marchandise. La formule est constituée par trois mots, construire, détruire, reconstruire. Les fesses vont donc tout naturellement symboliser cet acte d’élimination de la marchandise dont la Vénus callypige en sera la plus belle représentation. Cette Vénus aux jolies fesses est la manière de cacher par la beauté une fonction beaucoup moins radieuse. Le lieu de la défécation est le terrain de jeu de la sodomie dont l’usage signe en réalité la stérilisation de l’amour. Ainsi, la perversion voluptueuse devient un moteur énergétique pour l’industrie qui voit là une manière de produire de la « merde » et de l'aimer. Sade est donc ce modèle radical des forces pulsionnelles à l’œuvre qui exige une consommation à outrance de la jouissance. L’émotion voluptueuse provoque le besoin de consommer et l’industrie va produire autant d’objets qu’il y a de phantasmes. Ainsi chacun des objets éloignera un peu plus du vrai désir qui vaille la peine, c’est-à-dire la vérité, laquelle permet l’unité de l'être. Ces conglomérats de besoins suggérés par l’industrie vont stériliser la raison en amplifiant les émotions. Toutes ces obsessions voluptueuses vont ramener l’être à l’animalité sexuelle afin de le diviser pour le fragmenter en autant de désirs qu’il y a d’objets. L’unité de l’être n’est plus concentrée dans la vérité mais elle est dissoute en autant de passions qu’il y a d’obsessions stériles. Ces mêmes obsessions stériles vont constituer un dictionnaire de platitudes que l’auteur qualifiera de truismes. Ce détournement constitue donc une mécanique de l’absurde et de l’immaturité visant à consacrer l’âme à des simulacres de vérités. Si donc l’impulsion voluptueuse simule une vérité trouvée dans l’objet fabriqué, la leçon sadienne du plaisir permet un approfondissement des sentiments, Sade consumera donc toutes les formes du vice. A ce jeu il en sera le maître, chacun de ses partenaires sera son objet de plaisir. La monstruosité industrielle a compris que plus les mets étaient variés plus les appétits voraces allaient s’en donner à cœur joie. Cette procession d’objets fabriqués allaient donc finir, comme les mets, par être avalés puis digérés et rejetés. Si bien que le processus de fabrication allait en augmentant, c’est pourquoi le numéraire, l’argent, avec sa capacité de tout consommer, même les corps avec la prostitution, développera la perversité et les carrières du vice. En fin de compte, La société des amis du crime, de Sade, est devenu une réalité à l’échelle mondiale où la vénalité s’est appliquée à tous et à toutes choses. Le prix du marché est réellement devenu le baromètre de la volupté et du phantasme, le numéraire son agent. L’argent est ainsi devenu le moyen de communication universel entre les êtres, faisant des hommes des objets vivants du Capital dont la vedette cinématographique représentera le modèle à atteindre. Les mots de Michel Clouscard n'en sont pas moins révélateurs, le corps comme machine à rêver est le prêt à porter du rêve bourgeois (1). C’est le rythme et la dynamique du marché, on atteint là l’essence du Capital et l’abandon à cette marchandisation fait le jeu de la machine qui fabrique. L’industrie anime donc une statue de chair des sens afin que s’accomplisse le triomphe de la matière. L’acte procréatif est devenu une variante de l’acte d’achat, la dynamique de l’avoir va évincer graduellement la dynamique de l’être. Dans cette affaire, tout naturellement, le marquis de Sade aura été le précurseur inquiétant de cette marchandisation de la vie.
Antoine Carlier Montanari
(1) Michel Clouscard, le capitalisme de la séduction