Un Livre Que J'ai Lu (5) : Colère Et Temps (Peter Sloterdijk)
"Chante-nous, déesse, la colère d'Achille, de ce fils de Pélée - colère détestable, qui valut aux Argiens d'innombrables malheurs et jeta dans l'Hadès tant d'âmes de héros."
Les premiers vers de l'Iliade vont servir de tremplin intellectif au philosophe allemand Peter Sloterdijk. En effet, l’auteur de la folie de Dieu nous rappelle les premiers vers de l’Iliade pour nous conter les dessous de la colère. Si Achille en est son plus célèbre étendard, Moïse qui brise les tables de la Loi, en est sa plus sainte expression. Le séisme que va provoquer dans le coeur d'Achille, la mort de Patrocle, est pareil au marteau d'Héphaïstos, le dieu forgeron, lorsqu'il frappe l'enclume. Le guerrier trempé du Styx est alors si enflammé qu'il devient le modèle parfait de la force. Il s’agit ici de représenter l’énergie qui libère les hommes de l’impatience et qui jusqu’au Sermon sur la Montagne deviendra le principal moteur du courage. Entre temps, Platon et son génie (p23), auront tenté d'expulser la colère du coeur par la philosophie. Puis le stoïcisme fera son entrée sur la scène du théâtre romanisé en rendant la colère contre-nature (p24). Non indispensable pour Ulysse qui se défit des troyens par le moyen de la ruse, aujourd’hui la colère est devenu une banque machiavélienne disposée à retenir les forces polémogènes au moyen de l’argent. Ce qui nous amène à La monnaie vivante de Pierre Klossowski. L'argent est devenu le moyen universel des échanges entre les hommes et la monétisation des corps instrumentalisera la convoitise par la nudité en faisant de chaque être humain soit un client soit un objet. Cette érotisation à tous les niveaux va stresser toute une partie de l'humanité et en complexer toute une autre. La colère est en chemin contre les mirliflores en tous genres qui exhalent leur amour de soi comme une vertu théologale. Cette passion valorisante brûle de désir pour l'ambition, la vanité, la gloire et l'exigence d'être reconnue (p31). Ce rapport de vassalité à la chair, a détourné, essentiellement en occident, le regard des âmes du Ciel. Peter Sloterdijk est clair en citant le dernier poète romantique allemand, Heinrich Heine, "L'anéantissement de la foi dans le Ciel a une importance non seulement morale, mais aussi politique. Les masses ont cessé de porter leur misère terrestre avec la patiente du christianisme et aspirent à la félicité sur cette terre." (p169).
Les règles du jeu monétaire ont placé les rentiers comme de nouveaux Achilles avec la ferme intention de faire taire tout ce qui s’oppose à elle. Tout naturellement, l’Eglise catholique et sa myriade de saints et de bienheureux produiront une alternative efficace contre le modèle Césarien de la finance. De l’autre côté, vers l’est, les marxistes et les nietzschéens ressentent l’envie de faire partager au monde leur découverte : Dieu est mort ! De cela la galaxie djihadiste rendra compréhensible les paroles de Staline à Kamenev sur la vengeance (1). Les délaissés du Capital sont donc bien en colère nous dit Peter Sloterdijk , la grande bulle d’irréalité materne le monde en réaménageant le réel sous l’exercice du spectacle. La constatation est froide et à la manière de Guy Debord, le philosophe allemand nous rappelle les nouveaux mythes vengeurs du cinéma calqués sur le mystérieux comte de Monte-Cristo. Les grandes scènes de vengeance vont donc sanctifier la colère en la réintégrant comme une application d’intérêt publique dans lesquelles les foules aliénées pourront librement évacuer leurs pulsions thymotiques. Hegel appellera cela, le pouvoir monstrueux du négatif (p94). On assiste à l'organisation planétaire de la colère. Son emmagasinement dans chaque foyer favorise les énergies consommatrices. La gloutonnerie est donc devenue un mot capital qui fait des pauvres des obèses. C'est le prélude du contrôle de l'humanité par l'estomac, auquel s'ajoutera celui de l'esprit par le numérique.
L’échappée belle dans le virtuel est telle que la satisfaction par l’épuisement mental deviendra rapidement un projet politique viable pour obtenir la paix sociale. A ce stade de développement l’idéalisme numérique proposera de définir les nouvelles règles de la guerre virtuelle dans lesquelles les masses de jeunes pourront zigouiller à l’infini les méchants terroristes fabriqués dans les open space de la Silicon Valley. C’est la juste colère, aussi les nouvelles stratégies d’entreprise pourront fournir l’énergie nécessaire afin de peupler en avatar les mondes parallèles dans lesquels l’immortalité pourra s’acheter à coup de Bitcoin (2). La stratégie de la mèche incendiaire virtuelle collecte en temps réel les vertus révolutionnaires embryonnaires non encore captées par le Saint Siège lors de ses journées mondiales de la jeunesse. Ensuite le temps fera son affaire, le facteur est important pour l’auteur, il est associé à la banque mondiale dont la rente servira d’antidépresseur aux masses athées interdit d’éternité. C’est le programme de survie du Capital en vue de préparer les masses à une période dramatique annoncée comme apocalyptique par les trois grandes religions monothéistes. A présent les images chrétiennes de l’enfer soufflent les braises sur un monde entièrement voué au prince de ce monde qui attend son heure pour accompagner chez lui tous les Fausts de ce temps. Face à ce dernier spectacle les cellules souches démoniaques incarnées dans la grande finance vont mettre ingénieusement en scène le spectacle de la mort de Dieu. Désormais le salut se trouve, comme nous le dit Nietzsche, dans le surhomme. Nietzsche déplace le centre de gravité du discours sur la montagne vers son Zarathoustra, c’est le temps de l’antéchrist, le temps de la grande supercherie administré par les spectres du néolibéralisme.
C'est donc l'ère du messianisme à tous les niveaux, les idoles et les simulacres développent même l'idée d'une fin du monde imminente avec le cinéma. La sanctification de la violence cathodique a rendu compréhensible l'avortement et l'euthanasie tout en rendant la peine de mort inique. Dans cette affaire-là le faible est tué au profit du criminel. Désormais l'anthropophagie est le trait de caractère principal du Capital dont le travail actuel consiste à ralentir l'effondrement monétaire par le pouvoir de ses banques centrales (p273). C'est le nouveau pouvoir absolu qui a enchaîné toutes les consciences à son taureau sur-virilisé qui trône devant la bourse de Wall Street. Le mal technique, politique et économique, de manière synergétique, est plus communément appelé "l'esprit du temps" ou "c'est comme ça maintenant" (p275). Par conséquent ces expressions populaires déresponsabilisent les hommes qui les prononcent à la manière de Pilate après la condamnation du Christ. L'occident est donc devenu pareil à ce golem d'argile dont le mot "mort" en hébreu a remplacé le mot "vérité" écrit sur son front (p257 et 261).
Peter Sloterdijk réparti donc avec une précision historique les potentiels de la colère, qui, indubitablement, depuis la colère d’Achille, servent quelques intérêts « critiques ». Admirablement conté, l’auteur allemand use d’une phraséologie millimétrée dont la mission consiste à épingler les véritables points de force de sa dialectique. Du reste, la lourde artillerie de concepts psychopolitiques vient élever le niveau d’analyse dont la compréhension et la réflexion hissent véritablement le regard au-dessus de la mêlée. L’observation de l’histoire telle qu’elle a été décrite par l’auteur, compense les effets insidieux de l’histoire officielle, on retrouve ici une construction globalisée des partenariats mondialisés qui se cachent derrière les grandes structures politiques depuis l’antiquité. Le prisme de la colère est effectivement un facteur méconnu dans les relations internationales et pour comprendre réellement les facteurs qui déséquilibrent la paix mondiale, il faut donc réintégrer cette colère dans les rapports humains.
Antoine Carlier Montanari
(1) Choisir sa victime, préparer soigneusement le coup à donner , assouvir inexorablement sa soif de vengeance et puis aller dormir... Il n'est rien de plus doux au monde. Paroles de Staline, p90 de Colère et Temps.
(2) Monnaie cryptographique, inventée par Satoshi Nakamoto en 2008