Un Livre Que J'ai Lu (209) : De L'influence En Littérature (André Gide)
Toutes les influences ont leur importance, écrit André Gide. Et il n'est pas possible à l'homme de se soustraire aux influences. D'autant que celles-ci sont plus fortes quand elles sont moins nombreuses. Sans rien autour de nous qui serait susceptible de nous influencer volontairement, la moindre influence naturelle, si petite qu'elle soit, deviendrait pour nous une présence majeure. Il est évident que les hommes des campagnes et les hommes des villes sont influencés différemment. Les premiers le sont fortement par la nature et les seconds par l'architecture et la culture, avec évidemment la multiplicité des liens sociaux qui ajoutent de l'influence humaine. Pour les hommes des villes, le nombre d'influences est grande, si grande qu'ils ne peuvent presque plus se déterminer par eux-mêmes. L'influence sociale étant plus forte, les hommes des villes sont quasiment obligés de suivre les modes du moment. Ils sont beaucoup plus volatils, légers et instables que les hommes des campagnes.
Voilà pourquoi les esprits sages et humbles cherchent les hautes influences. Ils ne se privent pas des oeuvres d'esprits admirables parce qu'ils ne sont pas égoïstes. Ils considèrent que parmi les hommes il en existe qui ont des dons particuliers et des facultés extraordinaires pour saisir honnêtement le bien et le vrai. Ils se laissent donc influencer par ce qui a de plus grand chez les hommes. La peinture, l'architecture, la poésie, la musique, la littérature et bien d'autres oeuvres esthétiques, philosophiques et culinaires sont convoitées pour élever l'esprit. Il y a toujours dans ces oeuvres quelque chose qui redonne le goût de vivre. L'antiquité romaine et grec, la Renaissance et la période classique européenne surabondent de tels biens. Le Parthénon, le colisée, Notre Dame de Paris, la Basilique Saint-Pierre de Rome, le Louvre et le château de Versailles ont été possible que parce qu'il y avait des hommes désireux de grandeur. Et la contemplation de ce qu'a produit ces grandes époques influence certainement l'esprit d'une manière particulière. Aujourd'hui, nous dit André Gide, les esprit s'éparpillent dans une culture de masse où tout se consomme. L'homme moyen est un déchet de l'inculture. Sa culture à lui, c'est la culture de la marchandise qui est l'expression de l'abrutissement total de l'homme dans la réification du village planétaire marchand. La culture moderne, au sens guénonien, c'est à dire la culture de masse, du fait de l'industrie, crétinise et déshumanise l'homme.
Oui, aujourd'hui, aucune source purifiante d'admiration, tout surgit de l'industrie et alimente les esprits pour les faire demeurer dans un marécage nauséeux d'impuissance. Plus de source puissante, vitalisante qui éduque et élève les esprits. C'est une époque de petites croyances particulières qui agissent comme de petites friandises bien sucrées. Seuls les grands esprits alimentés par de grandes et nobles influences mènent les esprits plus loin. Tacite, Dante, Milton, Shakespeare, Balzac, Proust et bien d'autres sont en mesure de redresser les esprits. On ne se suffit pas à soi-même, on a besoin de consommer l'autre, et il faut consommer les grands hommes. On leur prend leur esprit, leurs sens, leur manière de voir et de comprendre. On emprunte une manière de penser et on se l'approprie pour s'armer mentalement. Cette addition de manières de voir les choses enrichi considérablement notre propre compréhension du monde. On fait en sorte de laisser l'autre gouverner en soi pour améliorer notre discernement. Les grands auteurs sont autant de gouttes de lumières qui tombent sur nos esprits mal éclairés.
Dans le Journal Du Dimanche du 28 avril 2024 (ici), Jean-Marie Rouart de l'Académie française et Xavier Darcos, ancien ministre, nous parle de cet esprit littéraire particulièrement savoureux. En effet, dans le premier entretien (ici), Jean-Marie Rouart nous fait part de son amour de la littérature. Il dit d'elle qu'elle murmure à son oreille les secrets les plus intimes de l'existence. La littérature est une rencontre fortuite avec un ami invisible, un confident inconnu. Elle apporte des réponses à nos interrogations tout en nous ouvrant à des espaces infinis de réflexion. Préferer Balzac, Baudelaire et Proust à des auteurs fabriqués sur mesure par le marché, c'est entrer dans une certaine perfection. La littérature, écrit-il, transcende nos problèmes personnels. Lire les récits épiques d'Homère nous permet d'éclairer la guerre d'Ukraine et celle de Gaza. En effet, les récits de l'Iliade et de l'Odyssée transcendent le conflit, la violence, la cruauté et la mort. La spiritualité grecque traverse la condition humaine pour l'incliner à se dépasser. Les grands écrivains nous font traverser des expériences universelles tout en nous apprenant à vivre au milieu de la tragédie et des épreuves de la vie. En effet, ils offrent à la conscience des perspectives salutaires qui sont de l'ordre de la révélation.
Jean-Marie Rouart tient les mêmes propos sur la domination du commerce que George Orwell que nous avons commenté dans la précédente fiche de lecture (ici). En effet, l'oeuvre d'art, dit-il, est devenu un simple produit. L'avènement des best-sellers a envahi les esprits et a éclipsé la qualité littéraire reléguant les grandes oeuvres écrites à de la lecture bourgeoise et ennuyeuse. Le commerce a pris le dessus sur tout, écrit l'académicien, il est devenu le système de transmission majeur de la pensée. Le lecteur moyen est conditionné à lire les ouvrages médiocres d'auteurs commerciaux. Il est devenu refractaire à la grande littérature, aux belles lettres et à la poésie classique. Il se coupe ainsi volontairement d'une source de joie presque inépuisable.
Dans le second entretien (ici), Xavier Darcos, à propos de son essai sur Tacite, constate qu'on ne lit plus les grands ouvrages dans leur entièreté. Ajoutant que depuis quelques décennies, les générations peinent à percevoir et à comprendre les réalités éternelles du fait qu'elles n'ont plus accès qu'à un savoir amoindri et dégradé. Ajoutant que ces générations ne savent pas et qu'elles ne peuvent même pas concevoir ce qu'elles ignorent. La peur de se confronter à la grande littérature, ne relève en réalité, que de faibles caractères, inquiets pour leur fragile personnalité. Si l'on fait des grands écrivains, pour reprendre André Gide, des amis qui peuplent notre conscience, alors nous serons grands de ces esprits. Gide dira à son assistance, que parfois enfin, l'influence est l'oeuvre unique, comme il advint pour ces deux uniques figures, que j'ose à peine citer, de Socrate et du Christ.
Antoine Carlier Montanari