Un Livre Que J'ai Lu (177) : L'étrange Histoire De Peter Schlemihl (Adelbert Von Chamisso)
Charles Baudelaire, en 1857, en introduction de ses fleurs du mal, parle du diable, de ce Satan trismégiste qui, savant chimiste, tient les fils qui nous remuent. Adelbert von Chamisso, l'auteur de ce récit étrange, qui conte l'histoire d'un homme qui a vendu son ombre à un personnage qui n'est autre que le diable, attribue également au cornu ces qualificatifs que Baudelaire charpente avec une dextérité unique et qui nous font savoir que le diable, particulièrement en littérature, est un ami plus qu'un ennemi. Ecrit en 1813, ce récit nous confronte à ce fort désir que les hommes ont pour l'or et qui bien trop souvent les mène à la damnation.
Ce diable donc que nous décrit l'auteur, à quelques traits près et si l'on s'attache au rang qu'il a communément dans la littérature romantique, peut être apparenté à celui d'Edgar Alan Poe qui fit merveille devant ce philosophe nommé Bonbon (ici). Ce diable est donc un homme du monde et pour qui le monde est ce royaume que le Christ repoussa et désigna comme un objet désenchanté et qui fit dire à Louis Ferdinand Céline, avec des mots qui semblent avoir été empruntés à ce cher Baudelaire, que ce monde est assurément qu'une immense entreprise à se foutre du monde. Ce monde est le terrain de jeu du diable, il est son paradis et le lieu de la chrématistique universelle, c'est à dire le lieu capitalistique. Ce diable donc qui a laissé ses cornes, ses griffes et sa peau brune dans ce territoire qui sous terre se nomme enfer, a prit l'apparence d'un homme distingué et qui parlant la langue des sages, convoite les âmes avec cet art qu'il initia en prenant la chair de cet antique serpent qui fit mordre à Eve une pomme dans laquelle était inscrit un mot que nul ne peut prononcer sans offenser le nom de Dieu. Effectivement d'une habileté et d'une adresse infinies, ce diable manie le verbe comme l'exige cette religion domestique du monde qui fait conserver à ceux qui la pratique un éclat que ceux qui en sont dépossédé convoitent avec une immense impuissance. C'est ainsi, comme il le dit lui-même, très affairé au commerce des âmes, que chacun songe à ses intérêts en ce monde. C'est pour cela, dit-il, qu'il est proche des riches parce que l'argent prépare leurs âmes aux ténèbres. C'est un lien solide entre lui et les hommes.
Ce qu'il advint, quand on refuse au diable ses séductions, c'est d'être exclu de la société des hommes et plus précisément du grand monde, c'est à dire la société composée des gens riches, honorés et bien installés. Notre personnage, nommé Peter Schlemihl, a pactisé avec ce diable en vendant son ombre pour de l'or. Et ce diable, qui a travers l'antique serpent a obtenu de Dieu une bonne partie de la destinée des hommes, lui a acheté son ombre pour mieux lui acheter son âme. Ce qui arriva donc à Peter Schlemihl est bien surprenant, l'auteur déboussole le lecteur pour l'emporter dans une chute narrative étrange qui ne dit pas grand chose de ce diable à l'habit gris qui dans ses poches avait toutes sortes d'appas qui piègaient les hommes. L'auteur, Adelbert von Chamisso met en scène un diable mondain qui bien que très éloigné formellement de la terrible et superbe figure de Satan d'un certain John Milton, se rapproche de celui du Faust de Goethe qui sous le nom de Mephistophélès prit forme humaine pour édifier une beauté de l'horrible. Cette sorte d'admiration pour le mal qui se nomme le romantisme a fait du diable un homme du monde qui séducteur et beau parleur, envoûte le narratif pour s'emparer du lecteur. Cette fascination de la corruption a petit à petit ôté de la conscience aristocratique et bourgeoise, l'image du diable originel avec toute son horreur cramoisi pour fabriquer un diable humain, compatissant et qui provoque, du fait de sa nature déchue, de la compassion.
Cette nouvelle esthétique du diable que Nicolas Machiavel initia dans sa très plaisante histoire du démon qui prit femme, a éclipsé les cornes et la gueule défigurée et haineuse de celui qu'on surnomme le prince des ténèbres. Ce démon de velours est la nouvelle coqueluche de la littérature, il est cette beauté souffrante qui arpente le monde en tant que comte ou riche marchand et qui offre aux hommes une figure théatrale de lui-même qui annonce ce dernier rôle qui lui permettra de prolonger son règne. Cette littérature dévoile ce qui s'en vient, l'antéchrist est le Lord satanique, le grand rival du Christ. Cet archétype que la littérature a maintes fois adoucie, n'en demeure pas moins un ange déchu qui fut créé par la première sagesse et le premier amour. Notre auteur aura donc à peine effleuré ce que Goethe a merveilleusement narré dans son Faust. A moins d'avoir échappé à quelques sens cachés, cet ouvrage n'en demeure pas moins une fable sans grande envergure que des bottes de sept lieux tentent de réhausser. Pour ma part, c'est le diable, bien malgré-lui, qui a sauvé l'âme de Peter Schlemihl. En jouant avec lui et en se jouant de lui, le diable lui a fait détester le monde. C'est donc en perdant son ombre que Peter Schlemihl préserva son âme. Une leçon inspiré de cette sentence du Christ qui dit (ici),
" car il est avantageux pour toi qu'un seul de tes membres périsse, et que ton corps entier ne soit pas jeté dans la géhenne.
(Matthieu 5-29,30)
Antoine Carlier Montanari