Un Livre Que J'ai Lu (169) : Léon Bloy Ou La Fureur Du Juste (François Angelier)
Ce fils de France qui voulait entrer dans le paradis avec une couronne d'étrons, et qui avait ce désir vorace de salvation universelle (p9), est une de ces âmes fortes, trempée dans ce catholicisme marial qui, comme le dit Dante, tourne les clés du haut amour. Bloy est de ces écrivains qui ont percés l'écorce des êtres pour y resserrer l'âme avec des mots rougis par une savante chimie. Le lecteur marqué au fer rouge par la grande littérature française, n'aura pas manquer de lire Bloy mais le lecteur ardent qui aurait manqué un tel esprit, produira - quand il conscientisera cette pensée écrite avec le sens de la souffrance, et je n'exagère point, et s'il est doté d'un instinct intérieur sain - de la conscience. En effet, les écrits de Bloy font en quelque sorte consteller en nous ces choses qui sont en sommeille et qui dormantes demeurent sur le palier de la conscience et nous parviennent à travers ce que l'on nomme l'intuition. L'intuition est comme ce bâton d'aveugle qui par son extrémité touche le sol pour faire sentir à la main qui le dirige la présence d'un obstacle. En ce sens, l'intuition fait toucher du doigt une idée sans pour autant l'éclairer précisément. L'idée nous parvient de manière vague mais de manière certaine en produisant une vibration intérieure. Celle-ci commute la conscience et lui offre une illumination qui est de l'ordre de la révélation. Une goutte de lumière sur un ensemble de faits mal éclairés, pour reprendre une expression de Jules Barbey d'Aurevilly.
Ayant écrit pas moins d'une trentaine d'essais dont certains arpentent des grandes figures historiques comme Jeanne d'Arc, Christophe Colomb et Napoléon, Léon Bloy a rédigé outre des contes et des romans qui ont fait sa renommée comme le Désespéré (ici), quatre épais journaux inédits ainsi qu'un nombre important de lettres. Et tout ce travail qui a exorcisé en lui cette rouille luciférienne, a en partie forgé la pensée française catholique et anti républicaine du XXème siècle. Dans une société sans Dieu, notre homme a le verbe furieux pour défendre ce catholicisme qui donna à la France ces lys royaux qui édifièrent cette terre comme le piédestal de la Vierge Marie. Léon Bloy fut porté par ce mouvement marial qui commença à la Salette, à Lourdes et à Pontmain. La fin des temps annoncés par la Vierge à des enfants suscita chez Bloy un intérêt vif, si bien qu'il en fit un livre (ici). Fils du calvaire qui sonna le tocsin de cet apocalypse marial, naquit dans cette boue qui amène à l'imitation de Jésus Christ (p11). Emblème d'un catholicisme en voie de dissolution, Léon Bloy crache comme un Baudelaire moustachu, et qui avec un marteau à la main prie le Ciel de verser son feu sur cette république qu'il qualifie de salope. Il faut faire feu sur les tièdes et les traîtres, les imbéciles et les ventres mous, écrit t'il, à la page 13. Ce bouillonnant pour ne pas dire ce déchainé, dira être un incendiaire dans une société menacée de putréfaction (p14). En ce XIXème siècle, ce fanatique possédé mobilisa une rhétorique belliqueuse qui fit feu de toute part pour atteindre cette France accordée à cette machinerie républicaine sataniste. Saint de "plume", il expédia des salves lexicales à ses ennemis qui entendaient faire de la France le marche pied d'un certain ange qui tout d'or, sur une colonne de pierre, de bronze et de marbre, s'élève toutes ailes déployées au dessus d'une place qui symbolise une certaine révolution.
Et c'est en 1846, année des apparitions mariales de la Salette que naquit Léon Bloy. Fruit d'un père athée, maçon et adorateur de Rousseau et d'une mère dévote et tout en coeur. Mais Il fut enfanté une seconde fois par sa mère qui pour obtenir la conversion entière et parfaite de sa progéniture (p23), joignit sa maladie à la Passion douloureuse du crucifié. Ce destin maternel dans l'abaissement physique le plus total, offrit au jeune Léon, d'une part une leçon d'humilité et d'héroïsme le plus exigeant et d'autre part une image véritable du catholicisme (p24), c'est à dire une imitation intégrale de la croix que le Pape Jean-Paul II, incarnera bien plus tard, face au monde, jusque dans la tombe. Dans son journal, Léon Bloy précisa, lors d'une exhumation, la non-putréfaction significative du corps de sa mère, qui voyait en elle une sainte. Dans un temps qui se détachait du catholicisme, Bloy obtint de sa mère le leg précieux d'une seconde mère à travers la figure de la Vierge qui devint responsable de tout son destin (p25). On comprend alors le rapprochement avec le grand Barbey d'Aurevilly dont l'œuvre écrite hautement cathartique, dressa contre la modernité et son héritage révolutionnaire des figures soigneusement catholiques (p33). Ce moraliste chrétien, nourri au sein de l'Eglise, fut un indétrônable modèle d'impertinence chrétienne qui avait toute passion à vivre dans ce feu que la salamandre a pris comme étendard. Il fut ainsi pour Bloy ces petites gouttes de lumière qui tombaient sur un monde mal éclairé. Bloy en tira une solide force d'expression qui, face à l'athéisme du père et à celui du monde, devint de la poudre à canon. Il dira, dans une correspondance, au père Milleriot, à propos de son mentor (ici, p42),
" Il m'a vaincu, l'incroyable ascendant dont il dispose m'a transformé et, du jour au lendemain, je suis passé de l'impiété radicale à une foi sans borne."
Ainsi, à la faveur d'une mère dévote et d'un Barbey d'Aurevilly forgé dans un catholicisme intransigeant, Bloy rentre dans le giron de la sainte Eglise catholique (p43). Revendiquant un catholicisme mystique et absolu, Bloy fond sur la Salette où sur une montagne, deux enfants pauvres ont écouté la Vierge leur parler de la fin des temps (p66). C'est un siècle, pour la France, d'apparitions mariales, la médaille miraculeuse en 1830, la Salette en 1846, Lourdes en 1858 et Pontmain en 1871 (p67). L'apparition de la Salette va nourrir Léon Bloy d'une incandescence mystérieuse. A 1300 mètres d'altitude, la Vierge parle aux deux petits bergers des maux qui vont toucher l'humanité si elle ne se converti pas, elle parle de Paris en feu et de Marseille engloutie. La Reine des prophètes a touché Bloy en plein cœur, son message et son secret sont le socle théologique de sa piété (p72). Voué à la Vierge par sa mère dès sa naissance, il écrira (ici, en bas, p71),
" La Vierge a tout simplement enfoncé la porte et elle est entrée avec les neuf mille anges de sa garde dans ma tanière. Maintenant je ne suis plus chez moi. Il me faut vivre à genoux et non autrement."
Dès lors, Bloy s'enracine fortement dans le projet marial à travers les apparition de la Salette qui témoignent de la fin des temps à venir. Happé par cette folie prophétique qui fait du catholicisme non seulement une exposition inattendue de la destinée humaine mais la continuité de la Révélation, Bloy surgit comme un météore sorti de nul part et qui fonce vers ce soleil que l'on nomme Dieu. Les apparitions mariales constituent l'information nouvelle du plan de Dieu sur terre. Qui a lu l'œuvre de Claude Tresmontant, que l'on a déjà commenté en partie, précédemment, comprendra le rôle de la Révélation dans l'histoire de l'humanité. Le peuple juif que Claude Tresmontant qualifie d'antenne relais de la nouvelle programmation créatrice, est, selon Léon Bloy, celui à qui Dieu demande la permission de sauver le genre humain, après lui avoir emprunté sa chair pour mieux souffrir (p91). Le salut nous vient donc des juifs, car les larmes juives sont les plus lourdes, nous dit Bloy. On comprend alors qu'il fut fasciné par les larmes de la Vierge à la Salette. La Vierge qui fut cette jeune femme juive que l'ange Gabriel visita pour enfanter ce messie qui allait être rejeté en partie par le peuple juif lui-même. Etant les ainés de la Révélation et insérés dans la Révélation globale, les juifs sont devenus un peuple en exil qui se heurte à un antijudaïsme intense qui provient de cette humanité encore ancrée dans ses vieilles programmations animales. Et Bloy qui a passé sa vie à "comprendre sa douleur" (p115), comprend celle du peuple juif et de sa détermination à survivre. Il se fait donc, en quelque sorte, l'avocat de la douleur (p115). "Il n'y a pas de douleur sans le voisinage de Dieu", écrit-il en 1915. C'est cette proximité avec le juif crucifié que Bloy entend la Salette et les larmes de la Vierge.
Sa souffrance à lui, celle de sa mère agonisante, celle de la guerre et du combat, celle de 1870 qui le mènera au feu, celle de l'instabilité sociale et professionnelle, celle des décès en bas âge de ses deux fils André et Pierre et celle de la mort au front de ses amis André Dupont et Philippe Raoux (p116) - prolonge celle du Christ. Et dans cette France qui a renoncé à Dieu, Bloy superpose une autre souffrance, celle de la voir renoncer à son rôle de fille ainée de l'Eglise et de se complaire avec les enseignements du diable. Cette douleur occupe une place importante dans son œuvre écrite. Cette France déloyale envers son Dieu et qui est tombée dans un obscurcissement de l'intelligence fait pleurer la Vierge à la Salette. Les mains jointes sur le visage (ici), la mère du Christ rappelle aux enfants qui font paitre leur troupeau, que si son peuple ne se convertit pas, il lui arrivera des grands malheurs, elle ne peut plus retenir le bras de son Fils. Ce message va faire basculer Bloy qui constate au quotidien cette éclipse de l'intelligence qui frappe particulièrement la France. La lecture "De l'affaiblissement de la raison" de Antoine Blanc de Saint-Bonnet, seconde figure majeure qui l'influença après celle de Jules Barbey d'Aurevilly (p117), va être un tournant intellectuel nodal tout comme cette autre œuvre de Saint-Bonnet, "De la douleur" qui analyse la fonction du "fait mystérieux de la douleur" et en exalte les vertus salvatrice et rédemptrice (p119). Cette douleur propulse Bloy dans l'expérience christique, c'est une boussole fiable vers le continent divin.
Ainsi le spectacle de cette France décadente qui a placé dans son cœur des tables de la loi venues d'un monde inférieur, énergise Léon Bloy qui de sa plume ensanglante la scène littéraire. Dans cette France rebelle, Verlaine, Péguy, Bernanos, Claudel, Villiers de l'Isle-Adam et Huysmans, blessés par cette insalubrité morale, épaississent ce cortège catholique qui va fournir au XIXème et XXème siècle un pont littéraire vers le Ciel (p153). Tous ces prophètes travaillent à la résurgence de la pensée catholique avec une formulation qui catapulte le Christ au coeur même de la modernité du monde, laquelle montre tous ses crocs avec une littérature sociale qui penche sensiblement pour les mœurs humaines tout en empruntant au christianisme son affection pour les pauvres. Cette littérature naturaliste, bien qu'essentielle du point de vue scolastique, ramène l'homme à la matière et l'enchâsse dans un matérialisme stricte.
En lisant Léon Bloy, le lecteur ne végètera pas sur le vivant comme il le fait sur bien d'autres lectures, il approfondira ce même vivant de manière charpenté, vigoureuse et parfois indécente. L'écriture de Bloy traverse la souffrance et brûle, en un feu ardent, ce qui quotidiennement nous traverse sans que nous en prenions véritablement conscience. Au contact de cet esprit incandescent qui a tout voué au Christ sur la croix, le lecteur aura peine, s'il est humble, à contenir un narratif rugueux et farouche qui suinte le souffre. Cet ouvrier de mots et de phrases, qui a taillé sa plume en épée, (p181), conjugue la douleur humaine avec l'essence de l'amour qui s'est laissé cloué sur une croix pour la rédemption de toute l'humanité. Bloy est une lame de fond qui vivifie l'expérience de la douleur et qui délivre une vision dévorante de la vérité et cruelle du réel.
Antoine Carlier Montanari