Un Livre Que J'ai Lu (147) : Du Contentement Intérieur (Epictète)
Un mot concernant l'auteur. Epictète (ici), est un penseur stoïcien qui fut esclave et même fils d'esclave. Né en 50 après Jésus Christ, il est avec Sénèque et Marc-Aurèle une des plus grandes figures du stoïcisme. Son enseignement se concentre sur le rapport concentrationnaire de l'être avec l'extériorité, c'est à dire la dépendance aux choses. Tout comme Socrate dont il se réfère régulièrement, Epictète n'a laissé aucun écrit mais sa pensée fut transposée sous forme de notes par son disciple Arrien. S'il faut résumer sa philosophie dont nous allons dévoiler quelques fragments, l'homme, malgré les conditions qui l'entourent et qui sont dues aux lois naturelles, doit les accepter et extirper en lui-même, à l'aide de la raison raisonnante, les moyens de se comporter aussi dignement que possible. 19 siècles plus tard, l'écrivain français, Jules Barbey d'Aurevilly traduira la chose ainsi (ici),
"La vie me brûle, mais, comme la salamandre, je vis dans ce feu."
Nous allons donc voir comment l'être doit ce comporter dans ce feu que Barbey d'Aurevilly a choisi pour illustrer les tourments de l'existence, lesquels, légions, ne font qu'augmenter la pression intérieur et nous font devenir volcan pour le plus grand malheur de l'âme.
Le progrès dans la vertu voilà le véritable progrès, tous les autres progrès, qu'ils soient pratiques, esthétiques, économiques ou même intellectuels ne sont que passagers, ils ne mènent pas l'âme vers le bien avec un grand B et malgré qu'ils soient utiles en tant qu'ils sont civilisationnels, ils n'ont pas pour but la perfection, c'est à dire la félicité de l’âme (p10). Le véritable progrès a pour objet de corriger la partie médiocre de l'être tandis que les autres sortes de progrès entrainent vers d'autres résultats qui sont ceux qui nourrissent l'orgueil et le prestige de soi-même. Il faut donc chercher le progrès, nous dit Epictète, en soi-même, loin des objets extérieurs car ces objets extérieurs sont indépendants de nous et nous fascinent autant qu'ils nous dominent (p12, p13).
Ainsi l'athlète qui dépend de ses altères pour enflammer ses muscles, fait donc dépendre son progrès de ces objets extérieurs. Il conditionne donc son progrès à ses altères, mais le vrai progrès est d'ôter tout pouvoir à ses altères afin d'échapper à une domination qui vient de l’extérieur. L'athlète est donc anxieux au sujet de son pauvre corps (p51) et comme son esprit n'a point fait de progrès dans la vertu, qu'il ne sait pas discerner ce qui est bon de ce qui est mauvais (p55), il est donc l'esclave de ses désirs corporels. Et ne sachant pas faire autre chose que servir son corps en lui offrant des muscles bien faits, et n’ayant pas cultivé le désir de se détacher des affaires du monde, il est devenu l’esclave de ses désirs déréglés, lesquels ne le préparent pas à ce que tous les hommes redoutent, à savoir la mort qui peut arriver à tout instant. En effet le détachement progressif au monde prépare à ce détachement total qu’impose la mort (p39). Ainsi les altères de l’athlète l'ont éloignées du véritable progrès qui exige de se libérer petit à petit de ces fixations qui appesantissent l'âme et qui l'empêchent de rejoindre la demeure pour laquelle elle est destinée, à savoir la félicité éternelle. L'athlète ne fait que faire progresser un corps qui est destiné à pourrir et ce temps qu'il accorde à ce progrès est un temps qui ne sera pas accordé à l’esprit et à l’âme pour pratiquer la vertu.
Cette marche de progression vers la vertu est exigeante comme l’est celle du corps qui a besoin d’exercice pour demeurer en bonne santé, toutefois celui qui cherche la vertu ne cherche pas le bien du corps au dépend de la vertu, cette dernière est privilégiée étant donné que les besoins du corps sont parfois fatals à l’âme. C’est un peu servir deux maitres à la fois. Si donc l'athlète prend beaucoup de ce temps qui lui a été accordé pour vivre, à sublimer son corps, c'est qu'il n'a pas mesuré à l'intérieur de lui-même la place de ses désirs et de ses aversions (p10) et s'il les avait mesurés à l'aide de la vertu et de la philosophie il aurait pris en horreur l'amour de son propre corps qui occulte le bien de son âme. Et bien que le corps ne doive pas être rejeté car il est l'œuvre de la nature et de la vie, celui-ci, lorsque l'esprit est accordé à Dieu (p41) ne doit point devenir un cercueil pour l'âme. Le progrès du corps doit servir le progrès de l’âme car tout ce qui vient à l’existence est périssable, nous dit Epictète (p75), si bien que le corps est voué à périr et que lorsqu’il périt il libère l’âme soit vers la vie éternelle soit vers la mort éternelle. Quand bien même le corps serait affecté par quelques affections ou maladies, l’âme en est affectée dans la mesure où elle n’a pas progressé dans la vertu. Les maux sont souvent des moyens pour l’âme d’exercer son détachement et de se préparer à la mort qui vient. Les troubles de toutes sortes qui éprouvent l’être l’affectent parfois si profondément que l’esprit devient incapable de faire cesser son propre chagrin (p76). La paix de l’esprit et par extension celle de l’âme est suspendu à la moindre influence extérieure, faisant trembler l’esprit à la plus petite mauvaise nouvelle. Tous les dangers qui nous sont envoyés par la nature et les hommes constituent un moyen de nous ôter la tranquillité et le repos. Et comme nous ne nous sommes pas entrainés à maintenir la paix à l’intérieur de nous-mêmes, nous sommes à la merci du moindre trouble, faisant de la peur un solide compagnon.
Le progrès dans la vertu est donc un long combat (p78) qui nécessite l’autodiscipline et la droiture et avec lesquelles le caractère se façonne pour devenir muraille face aux multiples projectiles que constituent les circonstances extérieures. Consolider la quiétude à l’intérieure de l’être avec une ferme détermination malgré les phénomènes extérieurs, c’est contenir les effets négatifs de ces phénomènes extérieurs à l’extérieur de l’être. Epictète commande une grande impassibilité devant les maux qui affectent l’esprit, c’est l’acceptation courageuse de l’ordre naturel des choses. On peut également parler d’ataraxie (p87) où l’âme ne semble pas affectée par les affres de l’existence. Ainsi l’âme demeurant dans la quiétude s’approche de l’idée du bonheur en repoussant ce qui s’y oppose. L’autodiscipline et le contrôle de soi permettent d’acquérir cet état. Voyez le soldat d’élite qui brave le froid, la douleur et la fatigue et qu’il maintient en lui aussi fermement que possible sa lucidité, il fait alors preuve d’une solide détermination qui lui permet d’atteindre son objectif (p78). La maitrise de soi c’est la maitrise de l’émotion de sorte que tout ce qui est extérieur et qui ne dépend pas de soi est méprisé (p83). Cette insensibilité psychologique permet de maintenir à distance l’extériorité de soi mais pour cela, nous dit Epictète à la page 92, il faut rentrer en soi et chercher au moyen de la raison les forces nécessaires pour repousser l’imagination qui pour un rien, nous fait tendre au néant, nous ébranle, nous tourmente, nous abat, nous décourage et nous trouble. Il faut faire appel à la vertu qui nous dit de progresser dans le sens du dépouillement afin de ne pas devenir le jouet du mal qui nous tient par ses ficelles.
Ces choses extérieures qui nous animent comme l’amusement, le voyage, les loisirs, les spectacles et même l’instruction (p96), peuvent s’avérer dangereuses quand elles nous assujettissent. Il y a un mal tapis derrière chaque bonne chose car le sage sait bien que l’on attrape davantage de mouches avec une goutte de miel qu’avec un baril de vinaigre. En ce sens il nous ait difficile de ne pas tomber dans les pièges tendus par le malin tant notre nature nous pousse à chercher toute sorte de paradis terrestres. C’est pourquoi Epictète nous recommande d’exercer notre patiente, notre continence (p100), pour ne point avoir à dépendre de ces choses-là et qui lorsqu’elles viennent à nous manquer, provoquent en nous un besoin frénétique de les retrouver. Ces choses extérieures, bien qu’agréables et bénéfiques à l’homme, s’avèreront nuisibles pour l’âme qui n’a pas progressé dans le détachement et le dépouillement. Ce détachement dont parle Epictète c’est le renoncement à ce qui ne dépend pas de nous et c’est également ôter tout désir d’appropriation, c’est-à-dire être dans l’être et non être dans l’avoir. Car l’acte de posséder à cette particularité d’introjecter une puissance de satisfaction parce que nous transférons dans les choses acquises des pouvoirs de détermination narcissiques. Ce fétichisme de la marchandise s’apparente au stade primitif des religions où l’homme transfert dans ses propres créations une piété qui peut être assimilé à de la vénération, de l’adoration et même de la dévotion. On s’aime dans l’objet acquis comme s’il est le miroir de notre propre grandeur. En réalité l'homme accorde une sorte de dimension magique et spirituelle aux objets qu'il convoite, les transformant en autant de divinités susceptibles de lui rendre la vie heureuse. Ce stade de développement narcissique est idoine à la nature humaine et l’idolâtrie représente la quintessence de ce phénomène. Le lecteur curieux, peu habitué aux concepts marxistes de la marchandise, pourra se pencher sur cette analyse de Walter Benjamin (ici) qui sera bien utile pour aborder des notions comme le Capital et la loi du marché.
Sur le chemin qui mène à la vertu, celui qui nous veut du mal, nous donne alors l’occasion d’exercer des vertus comme la patiente et l’indulgence (p69). De même la souffrance, l’indigence, l’injure, l’humiliation, la maladie et les supplices peuvent devenir utiles à l’âme si celle-ci s’applique à être vertueuse, elle change alors tout ce qui la touche en or au point comme dirait le saint, d’en ressentir du soulagement. L’homme du plaisir qui est dans la recherche permanente de la satisfaction de ses sens, n’exerce pas sa patience contre les maux de toutes sortes et finit par manque de volonté et d’entrainement par céder au désespoir voire au suicide pour échapper définitivement au chagrin. Mais celui qui se fait compagnon du chagrin par obéissance, profite du chagrin comme un moyen d’augmenter son endurance. Voyez l’alpiniste qui s’entraine dans le froid extrême se prépare pour accéder au plus haut des sommets. L’alpiniste qui s’entraine par temps clément ne pourra jamais atteindre le plus haut des sommets parce qu’il n’aura pas été le compagnon du froid extrême. Ainsi le méditerranéen qui n’est pas le compagnon du froid parce qu’il n’a pas enduré le froid comme l’inuit qui vit dans les régions arctiques, est chagriné lorsque le froid intense lui caresse la peau. En ce sens, le froid et la chaleur peuvent soit devenir tourments ou soit devenir compagnons, selon que l'on aura exercer en nous le fait de s'en accommoder.
Antoine Carlier Montanari