Un Livre Que J'ai Lu (136) : Le Diable dans la bouteille (Robert Louis Stevenson)
Avant d’aborder le livre de Robert Louis Stevenson, je me sens contraint de rappeler quelques lectures, quoique peu nombreuses, que j’ai pu faire concernant le diable. Celles dont je parle, au nombre de deux, la première écrite par Gaston Leroux, à savoir « L'homme qui a vu le diable » (ici) et la seconde par Edgar Allan Poe, à savoir « Le philosophe Bon-Bon » (ici), nous font connaitre ce personnage fort cornu qui n’a de cesse de tourmenter les vivants pour obtenir leurs âmes. Outre l’immense Faust de Goethe, l’éblouissant Satan de Hugo et le non moins épique Paradis perdu de Milton, les deux récits que j’ai évoqués, même en moindre mesure sont tout aussi enflammés. Le lecteur s’il veut considérer sérieusement et sereinement un tel profil, je lui conseille, dans un premier temps, pour faciliter la rencontre, de lire - outre ceux qui ont été qualifiés d’immense, d’éblouissant et d’épique - ces deux récits dont la durée est celle que l’on accorde à la nouvelle. L’infernale expérience que propose Gaston Leroux, bien à l’aise dans cette affaire-là et je crois que c’est dû à cette affection que produit le dit personnage depuis qu’il fut sublimé par Milton, n’est pas très loin de celle que nous propose Stevenson avec son diable dans la bouteille. En effet, si le diable de Stevenson est un diablotin qui blotti dans une bouteille bien fermée offre à son possesseur les mêmes possibilités qu’offrent la fameuse lampe d’Aladin, celui de Gaston Leroux, est quant à lui enfermé dans une étrange armoire, et apparaissant sous forme de lettres de feu et qui en deux mots permettent à celui qui les lit de toujours gagner aux jeux. Sans m’attarder sur la nouvelle de Gaston Leroux il faut tout de même dire que bien que le diable soit de nature joueuse, il n’en demeure pas moins un auguste trompeur. Ce que confirme Edgar Poe avec son diable très catholique et surtout très aristocratique, qui du chambertin et du champagne faisaient bonne vie, même pour un damné et c’est, je crois, le cœur de l’ironie baudelairienne dont le poète, rappelons-le, après ses fleurs du mal, traduisit de Poe, entre bien d’autres nouvelles, « le Diable dans le beffroi » et « le Démon de la perversité ». Bien que ce diable de Poe coiffé d’un haut chapeau est ce savant chimiste dont parle Baudelaire dans ses fleurs du mal, il est l’instrument par lequel Edgar Allan Poe usa pour mener par le bout du nez un philosophe qui bien malgré-lui représentait cette catégorie de penseurs qui béatement supposent que l’homme nait bon et qui tout autant se conforment à l'idée que le mal est une indétermination naturelle. Je conseillerai donc au lecteur de se plonger dans ces deux ouvrages, pour d'une part se garder de l’imprévoyance de l’ignorant qui comme le sot tétanisé devant un animal féroce deviendra un ragout bien délicieux pour cette bête qui de bête n’a que l’aspect, et d’autre part, de l’insouciance de l’athée qui ne faisant pas cas de l’âme se trouvera dépossédée de la vie éternelle quand le malheur lui fera quitter sa demeure naturelle.
Pour Robert Louis Stevenson, le diable a donc pris forme dans une bouteille dont l’orifice par lequel il est censé être entré est scellé pour que personne ne puisse l’en faire sortir. Bien que ce petit diable à l'abri dans sa demeure de verre, peut satisfaire bien des désirs au propriétaire de la bouteille, si ce dernier meurt avant de l’avoir revendu, son âme est alors condamnée à l’enfer et à ses tourments perpétuels. Dans cette histoire c’est à un jeune marin hawaïen, nommé Keawe, que revient les privilèges de la bouteille. Sans dévoiler les tractations qui permirent à notre personnage d’éviter la damnation, le récit prend une tournure heureuse avec la rencontre de la belle Kokua, qui une fois marié avec Keawe, fera tout pour le sauver du destin que lui promet la fameuse bouteille. Bien que cette histoire rende à César ce qui est à César, sous bien des aspects elle résonne comme cette autre histoire de Stevenson, à savoir « L’île au trésor ». En effet, le diable dans cette bouteille est d’une certaine manière un écho lointain de ce fameux magot. On peut y voir également, à travers le caractère fallacieux de la bouteille, la nature à la fois bienveillante et malfaisante de l’île où est caché le trésor et par extension à la double nature de Long John Silver. Le maître d’équipage qui à la fin de la nouvelle choisi de garder la bouteille pour arranger sa propre vie, est à bien des égards une figure brouillonnée du quartier-maître à la jambe de bois.
Bien que la richesse exige quelques compensations en échange de ses bienfaits - et sachant, sous le regard chrétien, que le diable, dans cette affaire, n’est jamais bien loin – elle a acquis, dans cette nouvelle et grâce à la plume de notre auteur, une qualité de représentation particulière tant le narratif rend admirablement compte du caractère insidieux que représente l’achat de la bouteille. L’angoisse que développe le propriétaire de la bouteille s’il venait à mourir avant qu’il n’est pu la revendre, produit pour le lecteur un suspens remuant. A vrai dire l’ingéniosité de Stevenson, lorsqu’il attribue la bouteille à son dernier propriétaire, et au regard de son penchant pour une certaine substance, a donné raison à l’expression populaire « le démon de la bouteille ».
Antoine Carlier Montanari