Un Livre Que J'ai Lu (135) : Un Petit Héros (Fédor Dostoïevski)
Fédor Dostoïevski tisse une triangulation affective des plus platonicienne entre un garçon de 11 ans, qui est le narrateur et deux belles jeunes femmes de l’aristocratie russe. L’une d’elle, surnommée la blonde, et décrite par le narrateur comme une femme d’une grande beauté - avait la fâcheuse habitude de mettre le jeune garçon dans l’embarras. Faut-il préciser que les descriptions que fait l’auteur de cette délicieuse blonde, ne pourront qu’accroître l’intérêt du lecteur masculin - quant à la lectrice, je dirai simplement qu’elle y trouvera quelques raisons de se miroiter. L’autre femme à qui le narrateur doit toute sa passion, est une jeune dame, une lointaine parente de notre blonde, et surtout son amie la plus cher, et qui nommée Mme M…, avait en plus de sa beauté, une nuance qui la distinguait manifestement du reste des jolies femmes. Cette distinction naturelle animait son visage d’une sorte de grâce toute humaine qui produisait en celui qui la regardait bien des sentiments affectueux. Mais cela n’empêchait guère de remarquer une douce agitation mélancolique dont elle avait peine à se défaire tant son âme souffrait peut-être un peu nerveusement d’une flétrissure causée par un cœur entièrement conquis. Elle appartenait à cette classe d’être qui prennent à ces profondeurs du sensible ses plus délicates expressions et qui avec une gracile pénétration meure en elle-même avec une infinie patiente.
Madame M... était grande, souple et bien faîte quoiqu’un peu mince précise le narrateur et qui contrairement à la perfide blonde, ardente et pétillante qui prenait plaisir à l’humiliation, maintenait d’elle-même une bienséance pour amener autrui à se comporter comme tel. C’est de cette femme que le narrateur quand il eut 11 ans, tomba amoureux. Et bien qu’elle était mariée à un homme qui s’accommodait de ne faire exactement rien du fait de son rang et qui de la volonté n’en avait certainement pas pour cela - mais qui avait tout de même ces qualités d’homme du monde qui dans les salons et les cercles mondains lui permettaient de se faire admirer, elle n’en demeurait pas moins absente là où d’autres femmes, plus raisonnables et moins affectées, auraient feint le bonheur pour préserver cette prospérité que l’on ne retrouve que là-haut. L’engagement entre les deux époux ne se voyait ni dans l’affection ni dans la complicité, la relation semblait plutôt distante voire apathique révélant ce qui est en usage dans ces sphères, du point de vue de l'arrangement stricte entre deux familles, où l’union ne sert qu’à préserver la qualité de la lignée pour que le capital demeure entre de bonnes mains. Mais il semblait que pour Mme M… cela ne suffisait pas, en effet bien que ses larmes la trahir aux yeux du garçon et qui pouvaient provenir de l’inconséquente relation avec son mari, sa tristesse se fit donc précieuse pour le narrateur, quand il fut jeune - qui vit là une opportunité de se rapprocher d’elle. La fin de l’histoire renseignera sur la cause de cette tristesse, qui soigneusement cachée par Mme M… se révèlera des plus classiques mais qui, pour notre narrateur, toujours âgé de onze ans au moment des faits, sera soigneusement confiné dans son cœur comme une expérience d’être qui lui fit achever sa première enfance. Cette Mme M… lui avait fait donc passer dans l’âme une bienveillance pleine de ce qui la constituait profondément, c’est-à-dire de cette délicatesse qui lui fut attribuée par la nature, comme le fut la force pour Samson - et qui comme une étreinte qui empoigne le corps et qui à cause d'une trop grande pression laisse une empreinte chamarré sur la peau particulièrement foncée - lui a bruni si intensément sa petite poitrine qu'il fixa à cœur cette sorte de transfiguration.
Je n’irais pas dévoiler les raisons qui ont rendues notre garçon de onze ans méritant et brave, mais je puis dire pour ne pas ôter au lecteur sa curiosité que les situations qui l'ont menées à l’héroïsme constituent des actes de chevalerie que la gente féminine aime à lire pour ensoleiller son cœur et qui passionnément, comme si elle fut naturellement le réceptacle adéquate de l’amour, exige que l’homme se conforme comme tel pour ne pas que l’amour se flétrisse dans d’obscures désirs.
Du point de vue du style, et bien que celui-ci nous fasse éprouver en quelques mesures celui de Marcel Proust, l’auteur nous promène avec une sorte de légèreté savante qui agrémenté de je ne sais quelle saveur nous fait glisser lentement vers une appréciation singulièrement russe de la vie. J’ai pu remarquer, très régulièrement, l’usage de l’humilité, de la timidité et de l’humiliation que l’auteur fait arborer par le rougissement. Quoi que de plus naturel dans une société où le savoir-vivre chrétien a rendu l’esprit beaucoup plus sensible à ses propres défauts. De sorte que c’est par cet état d’être que le narrateur rend sensible la délicatesse des êtres qui œuvrent à son histoire. Pour le lecteur incandescent, la chose est entendu mais pour le lecteur inconscient, si la vulgarité lui fait penser à de la faiblesse il n’est pas alors en mesure de saisir toute l'obligeance de l'auteur et avec laquelle il enlumine son narratif à la manière d'un sculpteur italien qui sur le marbre a cristallisé une translucide carnation savamment poudré. Le lecteur devra, s’il n’est pas accoutumé à ce genre littéraire, percer l’écorce d’orgueil qui pare ses sentiments et chercher ce qui de lui-même est à humilier. Un sens moral aigu est à même de faire ressentir au lecteur cette conscience d’être fragile, le rougissement est le signe d’une exactitude de perception de soi et des autres. Ce feu qui brûle le visage est ardent à dévoiler cette vibration de l’être qui en lui-même extirpe vers la surface ce que bien d’autres maintiennent cachés pour leur plus grand malheur.
De même, un autre grand auteur russe, Ivan Tourguéniev, dans « Les Eaux tranquilles » (ici), et que l’on abordera très prochainement, manie tout aussi bien l’affection que l'on a évoqué et la fait sienne pour souligner la délicatesse de la charmante Marie Pavlovna. Cette fille convenable et gracieuse, est pour Tourguéniev cette toile blanche, sur laquelle, il empourpre délicatement le grain pour faire surgir cette virginité enflammée qui attend l'amour comme cette lumineuse Vierge à l'enfant de Fouquet, qui aurait dû, au regard de cette présence ardente de la poitrine parfaitement pleine et ronde de la Vierge, être nommée la Madone au sein. Plus prosaïquement, quoique, le feu qui enflamme régulièrement ses joues, celles de Marie Pavlovna, n’en demeure pas moins un trait d’innocence que les auteurs russes aiment à user pour souligner, malgré les grands froids, la pureté de leur âme. Leurs femmes, que l’on sait superbes et fertiles, sont parmi les foules de femmes qui peuplent les autres grandes nations, des vénus que les peintres des mots ont magnifiquement déployées dans leurs histoires. A cela, pour parfaire le portrait de ces femmes, et pour renforcer le rouge qui enflamme l’épiderme, Dostoïevski comme beaucoup de ses compatriotes romanciers, exalte, en de petites touches, la blancheur laiteuse de leur peau, comme si ce teint était d’une suprême vanité. Le lecteur ayant lu le chef d’œuvre de Melville, pourra apprécier, parce que tout un passage mystifie la couleur du cachalot, l’effet symbolique de cette carnation.
Quoi qu'il en soit notre auteur mène son histoire à bon trot et bien que le lecteur de passage dans cette atmosphère bourgeoise se délectera du talent de notre auteur - qui rend compte admirablement des sentiments les plus raffinés et qui aujourd'hui, dans l'extraordinaire pléthore de vulgarités et de mufleries, paraissent presque grotesques - il en sortira appauvri et desséché s'il se voyait décrit tel qu'il est, par la plume d'un écrivain qui de Proust ou de Dostoïevski aurait prit toute l'acuité pour ne pas dire toute l'acidité.
Antoine Carlier Montanari