Un Livre Que J'ai Lu (134) : Les Eaux Tranquilles (Ivan Tourgueniev)
Les eaux tranquilles est le nom de ce domaine planté dans la campagne russe, et qui sous la plume de notre auteur est devenu le théâtre d’une tablée d’amis que la mémoire conservera comme un temps où le bonheur fut imprimé avec ce que l’on sait de nostalgique. Le personnage principal du nom de Vladimir, propriétaire terrien, de taille moyenne et bien fait, eut alors, au milieu de cette tablée, le bénéfice de faire la connaissance de la belle et pudique Marie Pavlovna et de la non moins charmante et fantasque Nadiedja Alekséïevna. Bienheureux de telles compagnies, et bien qu’attiré par leur beauté, il dû céder à ces deux femmes un autre destin. Cette triangulation amoureuse n’est pas sans rappeler, pour le lecteur infatigable, la triangulation tissée par Dostoïevski dans « un petit héros » (ici). En effet, dans les deux cas, les deux femmes, bien qu’amies, sont différentes du point de vue du caractère et de la personnalité. L’une est pusillanime tandis que l’autre est bien à l'opposée, à savoir audacieuse. Ce tandem fonctionne bien puisqu’il oblige le lecteur à faire un choix dont on devine qu’il sera du côté de la première. Si l'on cherche, maintenant, d'où provient cette préférence il faut, du moins, se tourner vers ce qui a façonné notre imaginaire et par extension notre éthos. La force narrative des contes populaires maintes fois racontés ont produit en nous des archétypes du bien et même du mal et qui dans notre exemple immédiat, sont précisément incarnées, concernant le bien, par les figures de Blanche Neige et de Cendrillon, dont les profils sont de ceux qui manifestent la bienséance, c’est-à-dire la pudeur et la discrétion, sans exagération jamais de soi-même, et qui permet à la femme, par ces circonstances de tenue morale, pour séduire l'homme, comme l'a dit si bien Charles Dickens, de lui faire s'imaginer qu'elle ne peut vivre sans lui. Sans divulguer ce qui adviendra de ce triangle amoureux, je peux tout de même dire que le drame qui affectera l’un des trois protagonistes, est de la même nature que ceux qui affectèrent le pauvre Piskariov dans « la perspective Nevski » de Nicolas Gogol (ici), et le malheureux Tchoulkatourine dans « Le journal d’un homme de trop » du même Tourgueniev (ici). Vous aurez compris, la mort est le dernier personnage de notre nouvelle, Ivan Tourgueniev l’expose avec une certaine ironie en invoquant la soumission éternelle et qui depuis Dante fut bien plus comique et même tragi-comique tant l’enfer qui l’accueilli au bras de Virgil - héberge ces âmes que la mort eut emporté une seconde fois.
Il est à noter, que le dernier chapitre de cette nouvelle qui est consacré à la postériorité ou plus communément au destin - et dont on sait qu’il manifeste la mort comme le casuiste de la vie – rappellera au lecteur familier de la littérature russe, la nouvelle « La Perspective Nevski » de Nicolas Gogol. En effet, dans ce très court chapitre, Ivan Tourgueniev achève son histoire dans cette fameuse avenue de Saint-Pétersbourg qui porte le nom de Perspective Nevski. Cette analogie révèle l’importance de ce haut lieu pétersbourgeois que les nombreux auteurs russes se sont accaparés afin de renvoyer de la Russie cette perspective glorieuse qui chez les français fait l’honneur de leur patrie et dont l'arc qui finit la course invite le visiteur à tourner le regard vers cette autre gloire que les parisiens s'honorent d'avoir élevée.
Pour conclure cette fiche de lecture que j’ai voulu courte, je me suis posé la question de savoir pourquoi Tourgueniev a nommé sa nouvelle les eaux tranquilles. Outre la dénomination attribué au domaine, au regard de la fin tragique de l'un des personnages, et je ne dirais pas lequel immédiatement, Tourgueniev débusque la fatalité et le caractère tragique de la vie qui indéniablement se tapissent derrière l'apparente tranquillité des choses. En effet, dans un premier temps l'auteur, en bon stratège, nous mène bucoliquement dans ce coin de la campagne russe où festoient et se distraient des gens ordinaires, puis dans un second temps, après que le temps ait fait son affaire, il projette ces mêmes gens ordinaires que la vie a agréablement servi, dans une profonde mélancolie, du moins pour certains et pour d'autres dans un assombrissement psychique. J'ai dit en bon stratège pour qualifier la sagacité de l'auteur, l'usage des saisons, de l'été, de l'automne et de l'hiver illustre ici admirablement le déclin vital. L'auteur, Ivan Tourgueniev a donc convié la mort à son banquet, et c'est peu de le dire puisque, ce dernier chapitre que l'on a évoqué précédemment et auquel il faut associer l'avant dernier chapitre sur lequel se formalise le drame principal, traite de la vieillesse qui est le symptôme du temps qui inlassablement traverse les êtres, comme ces eaux tranquilles et qui contrairement au courant agité d'un torrent, ne laissent pas percevoir du temps sa redoutable expression et qui en mesure silencieuse noient sournoisement l'être comme le ferait un savant poison qui en d'infimes proportions tuerait le corps à la manière d'une longue maladie dont les symptômes seraient des plus conventionnels.
Pour finir, on peut mettre en rapport les eaux tranquilles de Ivan Tourgueniev avec le long métrage de Etienne Chatiliez, "La vie est un long fleuve tranquille" (ici), qui aborde les rapports familiaux sous l'angle social. Le réalisateur français semble user de la même ironie que notre auteur russe, il fait de la Deûle, une rivière du nord de la France, un endroit où il est dangereux de se baigner. Pour Tourgueniev, c'est un étang qui fait office de sépulcre et bien que ce tombeau fait d'eau soit devenu l'image d'un miroir dans lequel la pauvre Marie Pavlovna s'y plongea comme poussée par un maléfice, l'auteur en réalité immerge le lecteur, avant de l'en sortir, dans une incomplète et illusoire définition de l'existence. Beaucoup par naïveté et parce que ayant fait de mauvaises lectures qui ont détruit en eux la perception exacte de la nature du monde, s'imaginent que les normes qui régissent la vie, sont celles de la paix et du bonheur. Ce profil, George Orwell, l'auteur du très fameux 1984, le ciblait déjà dans une phrase dont je ne peux taire le déroulé tant elle révèle ce mécanisme d'ignorance volontaire qui jette l'individu dans la confusion. Voici cette phrase (ici),
"Ce qui me rend malade avec les gens de gauche, et particulièrement chez les intellectuels, c'est leur ignorance absolue de la façon dont les choses se passent réellement."
Cette diatribe est révélatrice de ce que la psychologie gauchiste a de plus pervers et bien qu'elle demeure une idéologie séductrice, et sans trop digresser il faut bien dire que le regard déréglé de l'homme de gauche s'appui sur l'idée que l'homme est bon par nature. J'épargnerai les nombreuses sentences de Nicolas Machiavel sur le sujet, toutefois je rappellerai les mots de Dostoïevski, qui, dans "le rêve d'un homme ridicule" (ici), et que nous avons commenté précédemment - sont on ne peut plus exact quant à cette idée que l'homme est mauvais. En effet Dostoïevski, admet, en creux, que le mal soit l'état normal des hommes. Par ailleurs, la chose fut profondément définit par Joseph Conrad dans son "cœur des ténèbres" (ici). Pour l'auteur polonais qui consacra ses plus belles phrases à ces théâtres primitifs qui avoisinent les mers et dont il cherchait à en extraire, comme un anthropologue ou même un ethnologue, l'essence sépulcrale des êtres - le monde trouve sa réponse dans quelques litanies sataniques dont le surgissement constitue cette révélation complètement monstrueuse et intolérable pour l'esprit et odieuse pour l'âme (1).
Antoine Carlier Antoine
(1) Le coeur des ténèbres , p160,p167
gustave thibon le philosophe paysan