Un Livre Que J'ai Lu (132) : La Déshumanisation De L'art (José Ortega y Gasset)
Un petit mot concernant l’auteur, José Ortega y Gasset (ici) qui est né en 1883 et mort en 1955. Il fut philosophe et homme politique espagnol. Etudia chez les jésuites avant de perdre la foi catholique. Ortega était un européen convaincu et défendait l’idée des « États-Unis d'Europe ». Il a écrit un certain nombre d’ouvrages sur l’art et la philosophie tout en articulant sa pensée dans le sens de la raison historique. Il a inventé le concept d'"Homme-masse" pour désigner cette catégorie d'hommes qui a fait de la science et de la technique une essentialité existentielle et qui associé à la démocratie libérale constitue une sorte d'évolution anthropologique. Ce type d'homme possède une foi immense dans le progrès scientifique dont les possibilités matérielles sont en mesure, à ses yeux, de lui permettre d'exprimer tous ses désirs. Sa vision techniciste de la vie le rend insensible, comme l'enfant gâté, aux efforts et aux sacrifices des anciens, il mesure donc toutes choses selon l'expansion matérialiste du monde, à l'image du célèbre entrepreneur et chef d'entreprise sud-africain puis canadien, Elon Musk, fondateur de SpaceX. La particularité de l'homme-masse est de dénigrer le passé et la civilisation, il se pense même être délivré du passé, aspect que l'on retrouve d'ailleurs très présent dans l'art dit moderne. Mais José Ortega y Gasset est également reconnu pour son travail sur l'histoire. Son ouvrage, « L’histoire comme système » (ici), déjà précédemment commenté, traite de la superposition des expériences d’être, c’est-à-dire de l’addition de vécus différents qui modèlent en réalité la psychologie d’un peuple comme celle d’un individu. Dans l'ouvrage, « La déshumanisation de l’art », José Ortega y Gasset explique le tournant que constitue l’art dit moderne dans l’histoire de l’art. Son analyse extraie de l’art moderne sa véritable essence et surtout sa tendance déconstructiviste, la déshumanisation dont il parle s’explique par la volonté de rupture du présent avec un certain passé, un passé qui faisait de l’homme le centre de son expression.
Pour introduire son analyse sur l'art, José Ortega y Gasset nous explique que le style innovateur de l’art tarde toujours un peu à se faire populaire, il est mis en quarantaine jusqu’à ce que les mentalités aient convenu de son bon-droit. L’esprit d’ouverture et l’esprit de tolérance ne sont pas pour peu de choses dans cette histoire-là et bien que le politique se serve des nouvelles initiatives artistiques pour entrainer le peuple dans des réformes idéologiques, l’art moderne constitue une ligne de démarcation entre un peuple qui par nature est considéré comme ringard et rétrograde, voire arriéré - et une petite caste d’intellectuels perspicaces qui prétend être épargnée des tares psychologiques qui affectent la masse. Aux yeux donc de cette caste progressiste qui valorise systématiquement l'art moderne, c'est à cette masse qui ne comprend rien à cet art, qu'il convient de lui en imposer le goût. En règle générale et surtout depuis le XXème siècle avec l’apparition du cubisme, l’art dit moderne ou l’art jeune dans le sens de la rupture - a privilégié l’expression individuelle et la perception subjective – par opposition à l’art dit classique qui préserve quant à lui les canons artistiques traditionnels. La confrontation d’un art convenu avec un mouvement artistique réformateur engendre une division idéologique que le politique opportuniste s’accapare pour sembler être à la page, dans l'air du temps, c'est une question électorale qui vise essentiellement l'adhésion de la jeunesse. La pyramide du Louvre initiée par le ministre de la culture Jack Lang et chapoté par le président de la République François Mitterrand, en 1983, témoigne de cette entente entre l’art moderne et le politique. La pyramide, bien qu’elle soit l’emblème d’un illustre passé, par sa matérialité exagérément futuriste, contraste avec l’architecture classique du musée du Louvre. Cette nouvelle cohabitation symbolise assez bien les intentions progressistes du parti socialiste qui veut en réalité faire table rase du passé en profanant avec un symbole républicain, la charge monarchiste associée au palais du Louvre.
L’œuvre d’art en rupture agit donc comme un séparatisme social qui, nous dit José Ortega y Gasset, sélectionne deux castes différentes d’hommes (p10). L’une, plus restreinte, est composée essentiellement de personnes qui la soutiennent et l’autre, plus vaste, est composée de personnes qui lui sont hostiles. La différenciation d’appréciation de l’œuvre d’art en rupture ne se situe pas sur le plan du goût, quoique cela suffit parfois, mais sur le plan de la compréhension (p11). L’œuvre d’art en rupture est si déconstruite qu’elle produit un refus de la part de celui qui ne l’a pas comprise (p12). L’humiliation qu'engendre une telle incompréhension provient d’une obscure conscience de son infériorité, c’est une infériorité de classe qui rassure bien évidemment la classe dominante, celle qui pense être immunisé contre l'ignorance. Celle-ci tend donc à promouvoir de telles œuvres pour se flatter. Cet élitisme est une surépaisseur de type aristocratique qui oblige à faire sentir à la classe qui n’a pas comprise l’œuvre d’art en rupture, son infériorité intellectuelle. Cette nouvelle scission fait des uns des illustres et des autres des vulgaires (p13).
Ce nouvel art s’adresse donc à une très petite catégorie sociale. Les critères d’appréciation de ce nouvel art exigent une certaine disposition d’esprit, c’est-à-dire la faculté de pouvoir profaner l’harmonie naturelle, bien que le terme "profaner" soit légèrement exagéré, on peut, pour les esprits en désaccord avec cette qualification, employé le terme vandaliser ou le terme dégradé. Quoi qu'il en soit, un certain nombre ne sera pas d'accord avec cette terminologie, estimant qu'il n'y a ni dégradation, ni vandalisme, ni profanation, ils emploieront un terme moins agressif tel que métamorphose ou évolution. En ce sens ils ne perçoivent pas encore l'aspect symbolique et la charge idéologique qui se manifeste à travers ce changement. La subjectivité est donc devenue le principal moteur d’appréciation tandis que l’objectivité universelle présente dans l’art classique n’est plus stimulante intellectuellement, elle est ankylosée dans une représentativité ancienne du monde. La subjectivité c’est le caprice, c’est l’arbitraire (p21), c’est le règne de la partialité et donc de la fracture. La subjectivité nourrie la partie médiocre de l’être, elle commerce avec la morale et tend à son seul bon plaisir. Seule l’œuvre d’art en rupture est issue de la subjectivité, José Ortega y Gasset y sélectionne 7 points d’appui sur lesquels l'art en question tisse sa toile (ici),
- le premier c’est la déshumanisation de l’art,
- le second c’est l’évitement des formes vivantes
- le troisième c’est d’acquérir le titre d’œuvre d’art en tant que tel, ce n’est plus la qualité qui fait l’œuvre d’art mais bien l’intention. A partir du moment que l’artiste est officialisé artiste, tout ce qu’il fait est considéré comme œuvre d’art. Tout scribouillage devient poème, tout gribouillage devient peinture et tout bruit devient musique.
- le quatrième c’est considérer l’art comme un jeu, et non comme une discipline savante qui aurait pour vocation de transmettre la vérité et la beauté pure afin d’ennoblir l’humanité.
- le cinquième c'est la pratique du sophisme en inversant les valeurs morales traditionnelles notamment en évitant la méthode minutieuse et consciencieuse attribué à l’art dit classique.
- le sixième c’est le règne de l’abstraction et escamote l'idée de fausseté, c'est à dire la mise en perspective des effets négatifs du mensonge - l'art ne se veut plus moral.
- le septième c'est la perte de la transcendance, l'art n'est plus que représentation triviale, il se veut ordinaire, commun et banal.
Cette déshumanisation de l’art dont parle José Ortega y Gasset se traduit par une perte d’orientation du naturel, le peintre prend la direction opposée à la réalité, il choisit une représentativité qui brise l’harmonie naturelle (p33). Le peintre réinvente une représentativité qui fracture, disloque, déforme et profane. A ce point de dégradation, l’œuvre d’art perturbe la relation avec le vivant et le réel. Il brouille et complique la course qui mène au réel. Ainsi ce n’est plus tant la représentation déformée d’un homme, d’une montagne ou d’une maison qui compte mais bel et bien le niveau de dégradation de l’homme, de la montagne ou de la maison (p35). Cette dégénérescence volontaire de l’homme est fonction de l’artiste, c’est à partir du degré de déformation que le style est défini (p39). Au contraire le style de l’artiste dit classique, est plus subtile, il est essentiellement lié au maniérisme, c’est une nuance qui distingue l’artiste de sa représentativité réaliste de la nature.
Cette déshumanisation de l’art ne s’arrête pourtant pas là, chez beaucoup d’artistes modernes, le fait de rapporter de l’humain dans l’œuvre est déjà condamnable. La seule présence du vivant devient ingérence et par conséquent arbitraire et totalitaire (p39). Ce dégout de l’humain dans l’art moderne provient essentiellement de ce qu’incarne l’humain, c’est-à-dire une certaine manière d’être que l’on veut voir mourir. En effet l’humain est une valeur suspecté de consolider l’ordre ancien ou l’ordre classique, c’est-à-dire une certaine idée du christianisme triomphant, qui se servit de tous les arts pour magnifier l’homme en Dieu. Le Christ qui est la valeur de l’homme-Dieu, c’est-à-dire l’homme parfait, ne peut plus devenir la mesure de toutes choses, le refus de l’incarnation est une négation de toute résonnance vitale. L’artiste ne désire plus être un homme, le noyau humain n’est plus le cœur de son œuvre (p46). Le peintre cherche juste à être peintre et le poète à être poète. Ce titre donne une sorte d’aura de respectabilité qui permet de dépasser celle de l’homme en tant que tel. L’artiste moderne en général est devenu une sorte de surhomme désincarné comme si il avait atteint par cette aura nouvellement acquise le titre de sage. Le cas de Pablo Picasso illustre parfaitement ces propos, voyez (ici) ses personnages protéiformes qui laissent reconnaitre de l’homme et de la femme qu’un œil ou une bouche dont la représentativité est une métaphore récente du vieux mythe frankensteinien. L’art par lequel il s’est employé à démolir la face humaine, est devenu majeur au siècle dernier au point que notre artiste est devenu un génie au même titre qu’un certain Léonard de Vinci ou même qu’un certain Michel-Ange. Autre cas celui du peintre Jean-Michel Basquiat, ses œuvres (ici) témoignent d'une altération et d'une corruption de la face humaine, au point que cette même face humaine est devenu une figure repoussante pour ne pas dire démoniaque. L’icône afro-américaine n’est encensé que parce qu’elle possède, en tant qu’individu appartenant à une communauté défavorisé, le titre d’artiste. Cet estampillage valide tout ce qui a été produit par les mains de l'artiste et qui fera dire à l’écrivain français Denis Tillinac, tout gribouillage devient peinture. L'auréole profane que constitue le jugement officiel des institutions étatiques et semi-étatiques, légalise, légitime puis crédibilise. En ce sens, point d'art contemporain sans adoubement politique.
Si Pablo Picasso s’est senti obligé d’altérer le vivant et le réel, il est devenu aveugle au monde extérieur (p57) pour privilégier son monde à lui selon le schéma de la subjectivité conceptuelle. L’organisation de la forme vers l’abstraction est l’expression du néant de l’artiste qui à mesure de significations essaient de donner du sens à ce qui n’en a pas. En réalité l’artiste se cache derrière la métaphore abstraite pour fuir l’exigence du réel, il peut ainsi tout expliquer et tout justifier. Pablo Picasso comme Jean-Michel Basquiat ont révélé un véritable dégout pour les êtres vivants, faisant des lignes souples et ondulantes du corps vivant des lignes abruptes et incommodes qui combinées enfantent une drôle d'abstraction. De plus si Picasso et Basquiat ont puisé leur art au primitivisme anguleux des sociétés sauvages (p66), il est à noter que ce retour en arrière qui, d’une très grande enjambée, saute la période classique occidentale, est devenu une nouvelle sensibilité à la mode qui traduit une opposition voire une haine à une tradition qui était devenu indépassable. Cette régression artistique assume clairement un certain archaïsme et entraine l’art dans un repli de l’art sur lui-même (p68). Cette vision primitive devient alors une caricature, une farce et même une singerie dans le regard de l’homme du XXème siècle qui a contemplé les canons grecs et chrétiens. L’homme d’aujourd’hui, observant cela (ici, picasso et basquiat), se trouve comme devant un miroir déformant de sa nature. Le nouvel art tourne l’art en ridicule (p70). En s’autodéformant ainsi, l’art devient comme ce comique qui par ses mots fait se gausser son public au point de l’enchanter, c’est là son triomphe (p70). Ce caractère ironique de l’art a même la faculté, par son jeu habile de la dérision de retourner son public contre l’art qui se prend au sérieux, ainsi le farceur l’emporte sur l’élogieux. En sortant du sérieux qui est associé à l’art classique, l’art moderne devient puéril, il privilégie l’indiscipline à la responsabilité, la folie à la sagesse, en somme les valeurs de la jeunesse triomphe sur celles de la vieillesse (p74). La sagesse en art n'est plus qu'une idée qui a fait son temps.
L’art en devenant désinvolte il devient inconséquent, il n’a donc pu à offrir de la dignité au vivant, il se coupe donc de toute transcendance (p75). L’art moderne en se déshumanisant, a retiré le tragique et le dramatique, il n’est plus théâtralité de l’existence, il est plus léger, désinvolte et anecdotique (p76). L’art moderne ou l’art jeune est un art qui place le spectateur dans une disposition qui n’est pas celle qu’offre par exemple le musée du Louvre. En effet le spectateur qui vient admirer des œuvres d’art moderne, à l’image des œuvres de l’artiste japonais Murakami (ici), se retrouve plongé dans un univers ludique, voire récréatif. Le rapport à l’œuvre a changé, avec l’art moderne le spectateur est allégé du poids de l’histoire et du sérieux de l’existence, il déambule, voire folâtre comme un enfant dans un supermarché. Pour conclure, il faut dire que cette mode de la géométrie déréglée s'est adoucie avec l’abstraction puisque la comparaison avec la forme vivante ne fut plus évidente. L’abstraction c’est l’idéalisation naïve du réel, c’est de l’air coloré en mouvement qui produit un lyrisme désordonné et méditatif et qui baignée d’irréalité devient spéculatif et subjectif. L'abstrait est le moléculaire du réel, il se défend d'être une parcelle du réel tout en affirmant la primauté du conceptuel. Ce double langage permet à l'abstraction de marchander sa valeur et semble faire autorité en incarnant une sorte d'aboutissement objectif de la destructuration de l'art classique. Quoi qu'il en soit, l'expérience d'être de l'art moderne résulte directement des différentes expériences d'être des arts précédents, elle est le fruit de la révolution des esprits issus des Lumières qui ont renversées la monarchie française et qui ont petit à petit distillées l'idée de la révolte permanente.
Antoine Carlier Montanari