Un Livre Que J'ai Lu (131) : Introduction à la Métaphysique (Henri Bergson)
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Si ni le savoir ordinaire et ni le savoir scientifique sont en mesure de combler notre amour du savoir et ni de donner du sens à l'existence, il nous faut donc un savoir qui soit en mesure de répondre favorablement et fondamentalement à la complexité du monde. Si le savoir ordinaire nous permet de comprendre notre environnement et de nous y adapter, il ne nous permet pas de cerner convenablement l'essence des choses, de même le savoir scientifique qui est appréciable pour définir précisément le fonctionnement des phénomènes, ne nous permet pas pour autant de répondre à la question de Leibniz sur le pourquoi des choses. Il est donc nécessaire d'emprunter une nouvelle voie de compréhension qui nous permettra de nous approcher au plus près de la vérité. Cette introduction à la métaphysique est donc cette direction inédite offerte à la pensée par Henri Bergson.
Bergson va donc se servir de l'intuition comme méthode d'intégration et de compréhension du réel (p9). L'importance de l'intuition déjà valorisé par Albert Einstein, est une sorte de moteur de recherche qui se projette à l'intérieur d'un objet pour y détecter ce qu'il a d'unique et d'inexprimable (p11). Par exemple si on doit définir la technologie, le savoir ordinaire et le savoir scientifique dépêcheront un vocable approprié pour exprimer froidement le progrès pratique. Les définitions qui en sortiront ne serviront qu’à formuler une stricte représentation utilitariste. Par contre, l'intuition en se transférant dans l'idée de technologie, tentera d'identifier ce qui définit le mieux cette idée, du moins en lui donnant un sens beaucoup plus immatériel. On parle d'incorporer l'objet étudié pour pouvoir l'assimiler. L'intuition nous fera donc dire à propos de la technologie, si on y transfert une charge allégorique, c'est à dire une expression métaphorique, qu'elle est une magie en formation. Je m'explique, quand les premiers distributeurs d'argent apparurent en Europe, pour certains africains encore très imbibés de leur culture d'origine, ils ne purent s'empêcher quand ils retournèrent au pays, de traduire la chose en y accolant une charge ésotérique. Ils affirmèrent que l'argent sortait des murs. Ne comprenant pas le phénomène d'un point de vue scientifique, cette technologie était semblable à de la magie. Du point de vue d'un africain authentique, baigné d'histoires de magie et de sorcellerie, ayant grandi dans un monde archaïque et inhospitalier, le fait qu'une machine distribue du papier à son contact, est forcément le fruit d'une magie puissante. L'intuition qu'il a développé de la vie, au regard de sa culture et de son expérience d'être, lui fait sentir puis exprimer, à travers le mot magie, l'effet invisible qui anime la machine. Ne comprenant pas le fonctionnement technique de la machine, il devine toutefois et de manière embryonnaire l'invisible puissance qui anime cette même machine. Bien que se soit de l'électricité qui alimente tout le mécanisme, l'intuition le la lui fait percevoir de manière ésotérique. La technologie n'est qu'un synonyme scientifique de la magie, autrement dit la technologie est la magie de l'homme blanc. En effet l'africain appelle magie ce qui apparait comme telle, c'est à dire qui se fait par une main invisible, un esprit ou toutes autres entités spirituelles. La technologie est apparenté à de la magie puisque elle ne laisse pas voir d'elle-même le processus qui concrétise la réalisation de ce pour quoi elle a est faîte. Ainsi la technologie, dans son essence profonde, a le pouvoir de résoudre les problèmes comme le ferait une baguette magique. Indéniablement la magie pourrait être considérée comme de la technologie invisible.
L'intuition est un mouvement de plongée au cœur des choses mêmes (p13). Ce mouvement se greffe sur la durée, c'est à dire sur l'évolution de l'objet en question, l'intuition épouse sa trajectoire et ses expériences d'êtres successives. De même s'il faut analyser un film, il faut le faire non pas sur les quelques scènes qui composent la bande annonce mais bel et bien sur le déroulement intégral de l'histoire. Mais ce n'est pas suffisant, comprendre un film au sens bergsonien c'est capter son caractère de manière à saisir le point de vue inconscient du réalisateur. Le défilement des images est un narratif en formation qui fait dérouler des expressions vivantes que le spectateur voit comme une réalité parallèle en formation. Le narratif peut être compréhensible mais il peut ne pas être saisi dans son intériorité faute d'effort intellectuel. La nécessité de la curiosité intellectuelle associée à la volonté de comprendre, permet un contact vrai avec l'objet observé (p29). Bergson recommande donc un effort d'analyse et un goût de l'acharnement dans la recherche de la vérité (p30).
La pensée difficultueuse, voilà donc ce que préconise Bergson, exercer notre intelligence avec exigence et discipline afin de ne pas relayer ni de bâtir des systèmes conceptuels plus abstraits les uns que les autres (p30). Dans le sillage de Bergson, Claude Tresmontant, que l'on a déjà maintes fois évoqué, préconise quant à lui le discernement. Le discernement est un facteur essentiel pour séparer la nature profonde d'une chose du voile conceptuel qui la recouvre. Le discernement s'attache aux faits, observe le réel avec une attention toute particulière de manière à comprendre le pourquoi du comment. Les faits sont exactement les fruits de l'arbre dont parle Jésus, ils rendent comptent de l'idée et nous font pénétrer jusqu'à nous faire apprécier à sa juste valeur la chose analysée. Le face à face avec la réalité exige d'ôter le voile de préjugé que la conscience pose en permanence dessus. L'intuition dont parle Bergson virevolte, évolue autour et dedans de la chose observée pour en tirer une vision dynamique qui enrichit notre perception (p46). Il s'agit d'une plongée au cœur des choses afin d'atteindre l'exacte réalité. Cette manière de percevoir le réel nous mène sur le chemin du "bien vivre" (p47), et procure de la joie parce que nous nous approchons ainsi de la vérité absolue. La métaphysique bergsonienne est une pratique spirituelle qui s'inscrit dans une spiritualité de l'intelligence.
La métaphysique selon Bergson nous permet donc de connaitre une chose de manière plus vivante de sorte que l’objet observé n’est non plus regardé d’un point de vue extérieur mais intérieur. Bergson parle d’un effort d’imagination qui nous insère dans l’objet (p52), le psychanalyste Sandor Ferenczi parlerait de transfert et d’introjection. Bref la compréhension de la nature de l’objet ne serait plus saisie par les symboles qui le traduisent mais serait saisi du dedans, c’est-à-dire en traversant son écorce pour découvrir son « soi » intérieur. Il faut capter son intimité, son essence de manière à ressentir ce qui lui est propre (p54). J’aurais beau, par exemple, être fasciné par le général de Gaule, je pourrais connaitre parfaitement sa vie tout en ayant admiré ses plus belles photos et me flatter de réciter par cœur ses plus grands discours, il n’en demeure pas moins que j’ignore les milles et un incidents qui ont émaillés sa vie intime, ses marques d’affection et de tendresse envers sa petite fille Anne, qui était porteuse d’une trisomie 21. Ainsi le personnage ne m’est pas donné dans son intégralité, restant donc en dehors d’une complexité qui m’échappe je ne peux tout au plus parler du général de Gaulle que comme le ferait un historien. Il faut donc ajouter au travail de l’analyse le résultat de l’intuition par laquelle j’obtiens de l’intérieur de l’objet observé, une sympathie qui me permet de sentir et de comprendre ce qu’il a d’unique (p56). Tous les mots, toutes les expressions de représentativité ne me rapprocheront pas sensiblement de la nature profonde de l’objet et j’aurais beau additionner autant de définitions symboliques et expressives, ma définition sera incomplète. Selon Bergson, la métaphysique est donc en mesure d’analyser l’objet en dehors des règles habituelles puisqu’elle prétend se passer des symboles qui enferment l’objet dans des définitions catégorielles (p58).
Les grecs parlaient de séité et de quiddité, c’est-à-dire le « soi » et le « ce », autrement dit la qualité du « soi » et la qualité du « ce ». De manière habituelle l’objet observé pénètre en nous et nous déposons sur lui des souvenirs, des traces du passé ou des émotions qui peuvent par emmêlement de considérations et de sensations, produire des sentiments qui nous submergent. Voyez comment la madeleine de Proust provoque chez le narrateur une réminiscence involontaire. Lorsqu’il était enfant, le petit Marcel se voyait offrir par sa tante de petites madeleines trempées dans du thé. Bien que ce souvenir spécifique fût conservé dans sa mémoire, il ressurgit avec une tonalité affective lorsque devenu adulte il mange à nouveau de petites madeleines trempées dans du thé. Cette charge émotionnelle qui le gagne est singulière, ce n’est pas le fait de goûter de petites madeleines trempées dans du thé qui provoque cette disposition mais bel et bien la conscience qui frappé par l’odeur et la saveur ramène spécifiquement à la surface un écho lointain et emprisonné de cette odeur et de cette saveur qui sont associées à son enfance. Cette empreinte du passé envahit donc le narrateur malgré-lui. Ainsi ce qui s’est produit pour Marcel Proust en mangeant ces petites madeleines trempées dans du thé ne se produit pas forcément pour tout le monde. Le passé nous dit Henri Bergson, grossit sans cesse le présent qu’il ramasse sur sa route ; et conscience signifie mémoire (p61).
Dans l’histoire comme système (ici), l’auteur, José Ortega y Gasset explique que ce sont les différentes expériences d’être d’un pays, d’un peuple ou d’un individu qui permettent de comprendre la dimension intime de ce même pays, de ce même peuple ou de ce même individu. La superposition des expériences d’être sont autant de couches géologiques pour un vin. Ces dernières définissent ce que l’on nomme le terroir, c’est-à-dire l’identité du vignoble. Le terroir va déterminer le caractère du vin en devenir ainsi que son tempérament tannique. C’est donc le développement dans la durée qui permet de mettre en évidence les milles nuances de l’objet observé. Cette direction temporelle doit être captée par l’intuition pour mettre à la disposition de la conscience une certaine tension d’existentialité, laquelle constitue l’unité concrète de l’objet. L’intuition pénètre l’objet pour saisir ses mutations intérieures qui définissent en réalité sa nature profonde au point de sentir palpiter l’âme (p83). Ce travail nous dit Bergson est d’une difficulté extrême, parce qu’il ne s’appuie pas sur des conceptions toutes faites de la réalité. Autrement dit, comprendre un vin, ne demande pas seulement d'avoir une connaissance aiguë de ses caractéristiques, mais de s'accaparer l'intimité du vin en allant explorer ce qu'il a de plus insaisissable et de plus mystérieux. Le romancier Jay McInerney (ici), est un passionné de vin, dans une interview accordée au monde, le 28 septembre 2013, il précise ce qui anime sa passion et sa manière de comprendre, de sentir et de boire le vin, voici ce qu'il dit en substance (ici),
"J'avais déjà bu du châteauneuf-du-pape, mais ceux-là étaient mûrs et complexes comme je ne l'avais jamais ressenti auparavant. Ils semblaient contenir toute la chaleur de la Provence et une pièce entière d'épices... Ainsi, Bordeaux m'évoque Tolstoï, alors que la Bourgogne se rapproche de Tourgueniev, et les vins exubérants du sud du Rhône me rappellent Dostoïevski. Que l'on soit d'accord ou non avec ces analogies, cela engendre alors la discussion... Le vin vous met en connexion avec le passé, pas seulement avec l'époque où il a été fait, mais aussi le moment où vous l'avez bu la dernière fois. Le souvenir est aussi une clé d'entrée pour écrire de la fiction. En général, j'essaie de garder ces deux voies séparées, l'écriture du vin et l'écriture de fiction, mais elles ont manifestement d'importantes connexions."
Il y a donc d’un côté l’analyse et de l’autre l’intuition. L’analyse travaille sur l’immobilité tandis que l’intuition travaille sur la mobilité (p93). L’analyse se pose sur des états spécifiques de l’objet et l’intuition se pose sur la dynamique de l’objet, Julia Kristeva, femme de lettres française, parle, dans son ouvrage (ici) coécrit avec Catherine Clément, de « penser » et non pas de « calculer ». L’objet offre une certaine impénétrabilité du fait de son étrangèreté. L’étrangèreté d’une personne ou d’un objet offre une variabilité d’inconnues qui échappent à la perception, l'intuition de l'imperceptible est alors nécessaire pour que la conscience se conjugue aux mouvements variables de la personne ou de l’objet. C’est le trajet du devenir de la personne ou de l’objet qu’il faut capter avec une certaine mobilité de l’esprit qui alors se dilate pour réceptionner correctement cette trajectoire en formation (p99). Ainsi l’esprit qui d’ordinaire ne cherche que des points d’appui solides pour se représenter l’objet, n’épouse pas comme le recommande Bergson les accumulations d’états qui changent et qui dans une progression exponentielle ou sinusoïdale définissent en réalité le signifiant réel de l’objet observé (p109). L’observation courante ne fabrique que des concepts fixes qui sont autant d’arrêt que la conscience permet. Ainsi la mobilité du réel échappe à l’esprit car celui-ci à fractionner la réalité qui s’écoule, l’esprit n’est donc pas en mesure avec le chant du réel. Ce travail de fixation de l’esprit enferme l’esprit dans une vision analytique du réel, que les mathématiques ont rendu insensibles.
Pour appréhender convenablement la pensée de Bergson, il faut comprendre l’opposition frontale que Bergson formule à l'encontre du philosophe allemand Emmanuel Kant (p125) dont la doctrine a largement contribué à ôter de la pensée contemporaine le discernement. En effet le philosophe français reproche au philosophe allemand d'ajourner la science et la métaphysique, lesquelles sont l'expression de l'expérience. La raison pure de Kant est une raison orpheline qui prétend reformuler le monde selon un point de vue purement théorique, c'est l'affirmation par l'a priori. Bergson fait reposer la science et la métaphysique sur l'intuition de la dynamique de l'essence. Albert Einstein, dans son ouvrage "Comment je vois le monde" (ici), ne dit pas autre chose quand il parle de Kant. En effet Albert Einstein nuance la méthode du philosophe allemand (ici, en haut),
"Kant propose alors une pensée. Sous la forme présentée elle est indéfendable..."
De plus Albert Einstein semble aller dans le sens de Henri Bergson quand quelques lignes plus loin il affirme ceci (ici, au milieu),
"Face à cela, je ne vois pas de danger "métaphysique" à accueillir l'objet (objet au sens de la physique) comme un concept indépendant dans le système lié à la structure spatio-temporelle lui appartenant. Tenant compte de ces efforts, je suis heureux en plus de découvrir au dernier chapitre qu'on ne peut se passer de métaphysique."
Il faut ajouter à ces propos cette autre pensée de Albert Einstein concernant la démarche intellectuelle du physicien en général (ici, en bas),
"La tâche suprême du physicien consiste donc à rechercher les lois élémentaires les plus générales à partir desquelles, par une pure déduction, on peut acquérir l'image du monde. Aucun chemin logique ne conduit à ces lois élémentaires. Il s'agirait plutôt exclusivement d'une intuition se développant parallèlement à l'expérience."
Albert Einstein qui était un contemporain de Henri Bergson, rejoint donc, à propos de l'intuition, la pensée de ce dernier. L'harmonie préétablie dont parlait Leibniz et relayée par Albert Einstein doit être senti par un effort d'intuition, nous dit Henri Bergson, à la page 132. L'exemple du blanc et du noir nous permet d'illustrer la conception intellective de notre auteur. En effet s'il ne nous était pas donné par la nature le gris comme interpénétration du blanc et du noir, il serait difficile de le formuler. C'est pourquoi affirmer le gris s'il ne nous était pas donné de le voir, dépend de cette intuition qui se nourrit de la connaissance du blanc et du noir qui se mélangent. L'intuition établi un mariage puis transfert dans le blanc du noir pour le teindre et vice et versa jusqu'à affecter la teinte de chacune des deux couleurs. L'intuition réalisera une unité inconnue que la raison déduira pour affirmer correctement cette nouvelle dénomination. Prenons un autre exemple, le mélange de l'eau et de l'huile ne permet pas une unité homogène parce que l'expérience nous dévoile son impossibilité. Sans la connaissance des lois physiques l'esprit pourrait établir par pure projection une unité imaginaire qui ferait que l'eau et l'huile se mélangent parfaitement. L'intuition quant à elle, percevant les différences de propriétés physiques de chacune des deux substances - et sans jamais avoir pu observer la réaction d'une telle combinaison - réaliserait une superposition des deux substances en plaçant la plus légère au dessus de la plus lourde. Toutefois l'intuition - toujours dans la condition citée préalablement - peut réaliser l'union parfaite de l'eau et de l'huile en maintenant une contrainte dynamique qui réaliserait de force l'unité de l'eau et de l'huile. Tant que cette dynamique continue elle réalise la vision d'une substance homogène, néanmoins cette vision est dépendante de la durée de la dynamique, ce qui constitue, au regard des lois physiques, une temporalité d'unité. La déduction de la juste réponse ne peut donc se faire qu'après avoir intégré les qualités propres de chacune des deux substances. Autrement dit, l'intuition est proportionnelle en qualité de perception et de pénétration du réel, au degré de connaissances acquises. L'impulsion mentale qui permet de s'approcher de l'exacte formulation du réel, lance l'esprit sur le chemin de la vérité, laquelle remplie l'âme d'une joie nouvelle. L'intuition de Bergson par opposition à l'a priori de Kant est une sensation du réel en mouvement et non un préjugé purement fabriqué qui prétendrait définir la réalité du monde.
Antoine Carlier Montanari