Un Livre Que J'ai Lu (127) : L'étranger (Georg Simmel)
La notion de distance fabrique l'idée de l'étranger, c'est elle qui rend compte de l'éloignement et par conséquent de la dissemblance. Ainsi il existe l'étranger de loin et l'étranger de près, la distanciation est la variable d'ajustement du mot étranger car l'être-étranger, expression simmelienne (p14), devient étranger lorsqu'il entre en contact avec un étranger à lui-même - c'est, nous dit Georg Simmel, l'unité du proche et du lointain (p14). Cette unité constituée est une interaction vivante à tendance répulsive. L'étranger n'est jamais le miroir de nous-même puisque il vient d'un autre territoire, la distance qui le sépare de nous l'a constitué autre que nous. Cet autre que nous constitué différemment de nous et fabriqué à l'extérieur de nous - apparaît alors comme un étranger, il est perçu comme tel à cause des signes visibles de son extériorité (p17). Ainsi un étranger véritablement sédentarisé demeure un étranger de loin et dès lors qu'il ne tient plus sa distance et qu'il tend à rejoindre l'étranger, il force le rapport à l'autre et devient un étranger à part entière. La prise de distance est donc essentielle et c'est donc dans cette immobilité que l'étranger n'est plus vraiment un étranger mais un inconnu. La collusion de deux êtres-étrangers à eux-mêmes provoque une association de deux différences qui de commun n'ont que la nature humaine. Une telle configuration met en confrontation deux familiarités profondes et deux rationalités singulières. Cette juxtaposition rendue possible par la mobilité de l'un ou de l'autre ou de l'un et de l'autre, est une rencontre de potentialités d'incompatibilités du fait des particularismes de chacun. Toutefois la distanciation qu'offre l'étranger génère l'idée de la neutralité et de l'impartialité étant donné qu'il n'est pas impliqué émotionnellement dans une partie ou dans une autre. Par exemple, pour régler un différend au sein d'une fratrie, il est préférable pour résoudre honnêtement ce différend de faire appel à une personne tiers, c'est à dire une personne étrangère à la famille (p18). L'objectivité de l'étranger est une forme positive-spécifique de participation, nous dit l'auteur. Qui connait Simone Weil, connait son appréciation du parti-pris et de sa forme officielle qui est le parti politique. En effet il n'y a rien qui tient plus éloigné de la vérité que la défense d'une pensée politique nourri d'idéologie et de croyances absurdes. Bien entendu il n'est pas dit que l'étranger ne prenne pas parti pour l'un ou pour l'autre en raison d'une similitude d'expérience d'être qui fera qu'il sera davantage poussé à pencher d'un côté plutôt que de l'autre. L'impartialité dont on parle est essentiellement lié à la distanciation, laquelle garantie une sorte de recul moral. En réalité le juge est l'étranger par excellence, s'il n'est pas conduit par une pensée idéologique il est dans la position de l'observateur froid et impartial.
Le rapport avec l’étranger est essentiellement basé sur des dispositions générales et sommaires, des conditions universelles et des aspects impersonnels et extérieurs (p21) comme par exemple la santé, la pluie et le beau temps. Tout le contraire d’une relation intime avec qui on partage des spécificités communes et des particularités domestiques et confidentielles comme des souvenirs très personnels. Ainsi plus le périmètre des relations s’étend plus les facteurs communs diminuent, un individu qui multiplie les relations diminue également le temps accordé à chacune des relations, ce faisant la qualité de la relation est proportionnelle au temps accordé au partage. A l’évidence la durée de proximité et d’échange favorise et facilite la translation de l’intime, le temps de l'échange installe petit à petit la confiance qui permet la confidence. Toutefois cette confidentialité ne fait que dessiner un cercle invisible de proximité mais n’ôte pas à l’étranger sa spécificité tant que celui-ci conserve les signes de son extériorité. Par exemple si un russe décide de prendre la nationalité française et que par la suite on constate qu’il préfère parler russe avec des russes que parler français avec des français, qu’il mange russe autant que possible, qu’il porte les vêtements traditionnels russes, qu’il écoute de la musique russe et que jamais il ne s’intéresse à l’histoire et à la culture française - on peut dire que ce russe a gardé toute son authenticité. Dans ce cas précis ce russe devenu français n’a pas atténué les traces de son extériorité, il sera donc perçu par les français comme un russe, c’est-à-dire comme un étranger. La volonté de conserver son expérience d’être première maintient dans l’œil d’autrui l’idée de l’étranger. Du fait qu’il maintient les signes de son extériorité, le russe affaiblit tout naturellement sa force de liaison (p23) et de communion avec le français. Ce grand écart entre la culture française et la culture russe empêche que la relation s'enracine sur des facteurs de similitude (p22). Cette perception est importante puisque la notion d’étranger provient d’une part de la physionomie et d’autre part de la langue, de la culture, de l’Ethos et de l’idiosyncrasie qui sont propres à l’étranger. Ainsi l’étranger qui tout en ayant acquis une nouvelle nationalité - entretient jalousement les signes de son extériorité fait davantage ressentir son étrangèreté tout en trahissant l'idée qu'il n'a pas vraiment la volonté d'acquérir les usages et les coutumes de sa nouvelle nationalité. Cette insistance déconstruit l'idée de l'assimilation et même de l'intégration, tout naturellement l'étranger qui persiste dans ce sens là, donne raison à ceux qui parlent de nationalité de papier. Ainsi conserver son étrangèreté entretient la différence et par conséquent la méfiance (p23). A ce propos, le politologue américain, Robert Putnam que Christophe Guilluy évoque dans son ouvrage "Fractures Françaises" (ici), révèle que plus la diversité ethnique et culturelle grandit plus la confiance entre les individus diminue.
Cette hostilité naturelle entre les hommes provient de l’état de nature, c'est la programmation de base contenu dans le paléo-cortex qui anime l’homme de manière animale et fait que l’homme est un loup pour l’homme (p31). L’homme est donc animé d’une méfiance naturelle surtout à l’égard de ce qu’il ne connaît pas. Le premier instinct, lorsque la rencontre est néfaste, c’est la négation de l’autre et l’émergence de l’idée de sa mort pour résoudre le problème (p34). En effet la rivalité puis l’affrontement se constituent instinctivement comme l’idée de manger quand la faim se fait sentir. L’humeur hostile est un sentiment primitif qui se transmet et se propage assez facilement et que René Girard a nommé la rivalité mimétique. Le registre des sentiments belliqueux et des pensées polémogènes constituent donc un réservoir d’énergie humaine qui se transmet mimétiquement d’individus en individus. Le maintien de la haine est propre à développer la colère, laquelle enrichi la guerre. Déjà bien évoqué par Peter Sloterdijk (ici), la colère est une pulsion d’hostilité formelle qui rend visible l’inclination haineuse du cœur. La guerre serait donc une loi naturelle contrairement à l'état de paix qui serait plutôt une correction du naturel. Selon Ernst Jünger et Napoléon la guerre n'est rien d'autre qu'un principe actif primordial et spontané. Pour Georg Simmel comme pur Jünger, la guerre est la plus forte rencontre des peuples, elle constitue la forme de contact privilégié avec l'étranger (p40). Ce rapprochement conflictuel peut toutefois déboucher sur une paix durable à la condition qu'un traité soit explicitement signé par les parties concernées. Il faut ajouter pour compléter le tableau sur la guerre, qu'elle n'est jamais aussi cruelle et barbare que lorsqu'elle s’exprime dans un même groupe, à l'image de la révolution française et plus intimement lorsque Caïn par jalousie tue son frère Abel. Lorsque des individus d'une même famille se déchirent, la haine ressentie est souvent plus intense du fait qu'elle s'enracine dans un amour brisé (p49). En effet la trahison dégrade si intensément la relation qu'elle produit chez la partie qui la subit, une haine proportionnelle à l'amour produit préalablement. Le divorce constitue alors ce fameux traité de paix qui met en suspend la haine en officialisant la rupture.
Ainsi en temps normal, l'étranger dans son lieu de vie extérieur, nous est indifférent puisqu'il ne nous impose pas son extériorité. C'est pourquoi la grande ville (p59), que l'auteur a déjà analysé (ici), est cette proximité de l’extériorité permanente. Les nombreuses combinaisons de rapprochement et de juxtaposition sont autant d'influences extérieures qui constituent des manifestations de l'étrangèreté. Par degré, la notion d'étranger révèle son extériorité au fur et à mesure de son déconfinement et la grande ville est la cumulation spatiale et temporelle d'étrangers. Et même au sein d'un groupe homogène, un individu peut menacer cette homogénéité en devenant un élément discordant - c'est une force antithétique qui produit du déséquilibre et de l'hétérogénéité. Ainsi en développant une extériorité de son choix, l'individu qui préalablement était considéré comme faisant parti du groupe, a brisé l'union et le sentiment d'appartenance à ce même groupe - de ce fait l'inimitié et l'hostilité se sont tout naturellement installés (p62). Dans ce cas l'individu devient un ennemi intérieur et quand un ennemi intérieur est non décelable il est plus à craindre qu'un supposé ennemi intérieur visible ou qu'un ennemi extérieur qui est maintenu à distance par la frontière. Un groupe est toujours soucieux de sa cohérence, comme le sont les corps armés, si des divergences et des querelles interviennent elles doivent être rapidement éteintes en excluant par exemple l'élément discordant et en le rendant étranger au groupe. C'est pourquoi l'obéissance est le facteur primordial pour conserver l'unité du groupe comme il l'est principalement dans l'église catholique et contrairement aux églises réformées dont l'unité n'est pas assurée (p67). La multiplication des églises issues de la réforme a considérablement divisé le protestantisme tout en affaissant sa cohésion et sa cohérence.
Dans un dernier texte, l'auteur, en accord avec la notion de l'étrangèreté, rappelle que la notion de lier et celle de délier sont propres à l'homme. En effet grâce à ses facultés mentales l'homme est en mesure - avant de le réaliser concrètement - de rapprocher ou d'éloigner consciemment deux choses distinctes (p73). Comme le boulanger qui lie la farine à l'eau ou le chimiste qui extrait une particule précise d'une solution, sur le plan pratique comme celui de la logique, l'état de liaison ou celui de séparation est d'abord le fruit d'une projection mentale. Si la licorne prend forme dans l'esprit de l'homme par l'association d'un cheval et d'une corne, elle prend forme dans le marbre avec les mains habiles du sculpteur et celles du peintre pour illustrer un conte merveilleux. De même le pont qui traverse une rivière agitée a été pensé pour épargner un voyage trop long et que la frontière a été pensé afin de protéger les habitants d'une éventuelle invasion. De même la porte qui ferme l'habitat devient le symbole pratique de la volonté humaine de lier ou de délier. Ainsi ouvrir sa porte à l'étranger c'est également inviter l'étranger à demeurer chez soi et inversement fermer sa porte à l'étranger c'est inviter l'étranger à demeure chez-lui. Dans les deux cas la porte demeure la réalité pratique de la volonté, laquelle est une séparation temporaire. Quand l'étranger est invité à passer la porte il passe du statut d'étranger avec distance à celui d'étranger sans distance. Sa nature demeure la même et quelle que soit sa position dans l'espace le fait de l'étrangèreté est d'abord une question de perception immédiate. Le passeport est un document attestant de cette réalité tandis que la carte d'identité joue le rôle d'abolition de l'étranger avec distance. Quand l'étranger a acquis une nouvelle nationalité, il demeurera étranger aussi longtemps qu'il n'aura pas aboli les signes visibles de son extériorité. L'oeil est donc le premier juge pour distinguer l'étranger de l'autochtone, il relève immédiatement des signes distinctifs et les différences formelles afin d'en informer l'esprit. Le propre de l'étranger qui a acquis tous les codes de l'autochtone et qui ne manifeste plus aucun signe de son extériorité d'origine - ne matérialise plus au regard de l'autochtone son étrangèreté. La volonté humaine de mise en relation ou la volonté humaine de couper la relation est lié à la volonté d'unir ou de désunir (p76). Tout naturellement l'étranger qui accepte l'unité en préservant les signes de son extériorité envoie des signaux contraires qui affectent la perception originelle de l'unité, si bien que l'unité nouvellement créée qui a perdu sa spécificité, est dans un mouvement d'hybridation qui brouille même la perception qu'elle a d'elle-même.
Le fait de l'étranger induit cette notion de l'étrange et du bizarre. En effet, l'étranger incarne une rationalité différente de celle de l'autochtone. Ce dernier se trouvant face à une rationalité étrangère qu'il ne comprend pas, la qualifiera d'étrange tant son fonctionnement diffère de la sienne. Quand l'homme blanc, fraîchement arrivé sur le continent nord américain constate que certains cheyennes montent à l'envers sur leur cheval, et même s'il devine le caractère émancipateur de la manœuvre, il ne peut s’empêcher d'être étonné et même de s'en amuser. De même que l'indigène d’Amazonie sourient en voyant les hommes blancs porter un pantalon et une veste et davantage quand il les voit manger avec des fourchettes et des cuillères. Le caractère étrange d'une coutume, et du point de vue extérieure à cette coutume, étonne et désoriente l'esprit, si bien que l'esprit la catégorise instantanément. L'aspect extravagant, excentrique et même fantaisiste de certaines pratiques ou traditions étrangères, force l'idée de la différence, de l'inaccoutumé et même du mystérieux. En ce sens l'étranger incarne un vécu du monde particulier et qui lorsqu'il est confronté à un autre vécu du monde, devient à son tour étranger à cet autre vécu du monde. La juxtaposition de vécus différents forme un groupe hétérogène où chaque vécu du monde revendique son autonomie, le vocable correspondant est la communautarisation. Pour finir, il est intéressant de noter que si l'extraterrestre représente l'étranger pour l'humanité, il est selon la culture populaire beaucoup plus un envahisseur qu'un bienfaiteur, en effet l'humanité projette naturellement ce sentiment de méfiance évoqué plus haut et qui naît de la différence et de l'inconnu. Quiconque a vu le film de Ridley Scott "Alien, le huitième passager" (ici), verra à l'oeuvre ce dont on a parlé. En effet, la célèbre créature dessinée par l'artiste suisse H.R Giger, est peut-être la manifestation de l'étranger qui justifie le mieux ce sentiment de méfiance que l'on développe naturellement à l'encontre de l'autre. L'alien de Ridley Scott, quoique bestial, incarne la somme de tous les sentiments néfastes de la nature humaine, elle personnifie et projette en quelque sorte la part d'ombre humaine et qui malgré sa forme spécifique volontairement humaine et libidinale, traduit une certaine idée de la peur que l'on développe plus généralement et peut-être malgré-nous envers notre propre nature. Notre méfiance à l'égard de l'étranger n'est ni irrationnel, ni une idée reçue, ni une opinion personnelle, ni un préjugé, c'est tout simplement un principe de précaution nourri par l'expérience et par la connaissance de soi et qui depuis le fameux cheval de Troie nous met davantage en garde contre les bons sentiments de l'étranger.
Antoine Carlier Montanari