Un Livre Que J'ai Lu (124) : De La Droite Manière De Vivre (Baruch Spinoza)
Outre la notice sur Spinoza, l'avant-propos de la première édition et un avertissement de Spinoza lui-même, ce livre est divisé en 32 chapitres numérotés en chiffres romains. Ces 32 chapitres sont en réalité des principes de vie guidés par la raison et la vertu. Nous allons, pour une question de limpidité, nous attarder seulement sur les chapitres qui méritent quelques explications. A la toute fin de cette fiche de lecture, à l’aide d’un tableau, nous comparerons la pensée de Spinoza avec celles d’Emmanuel Kant et de Claude Tresmontant. Effectivement, il est bon de mettre en perspective la pensée de notre philosophe néerlandais tant elle a influencé ses contemporains et nombre de penseurs postérieurs. La pensée de Spinoza est beaucoup plus partisane qu’elle ne le laisse entendre. En effet Jules Prat qui traduisit du latin ces chapitres sur la droite manière de vivre, fut un grand admirateur de Spinoza tout en étant un républicain convaincu et farouchement opposé à la religion catholique romaine (p94). C'est sur une note de bas de page, au chapitre V, que Jules Prat souligne le désaccord pour ne pas dire plus, de Spinoza à l’encontre du catholicisme. Il apparaît donc utile de situer sa pensée afin de rendre compte – éventuellement - de ses déficits.
A ce propos, l’éditeur a fait le choix d’ajouter à la toute fin de cet ouvrage, un écrit concernant Jules Prat qui bien qu'il s'employa à traduire les écrits de Spinoza, fut un fin connaisseur de son œuvre. Outre ses nombreux titres professoraux qui font de lui une autorité en la matière il fut un spinoziste militant. En effet Jules Prat fut convaincu de la doctrine de Spinoza au point de dire que Spinoza relève directement du Christ (p95). Cette descendance philosophique qui s’oppose au catholicisme va soutenir intellectuellement la cause républicaine en vue d’une religion nationale et universelle dans le rêve d’un Temple de l’idéal civil (p97). En réalité le traité politique de Spinoza et par extension son oeuvre entière, vont servir de base intellectuelle à un régime républicain vouée à l'athéisme. Spinoza aura donc contribué à alimenter cette pensée autonome qu’Emmanuel Kant a appelé la raison pure. Ce qu’il faut bien comprendre et outre les préceptes christiques qui alimentent la pensée de Spinoza, sa doctrine ôte toute considération objective de la manifestation de Dieu par l’entremise d’individus de chair (p21), Spinoza réduit l'expérience surnaturelle vécue à de la superstition. Pour les lecteurs attentifs de Claude Tresmontant, la foi de Spinoza est une foi orgueilleuse et prétentieuse, une foi de savants pareille à celle des pharisiens qui refusèrent de croire aux miracles opérés sous leurs yeux par le Christ. Cette foi est vouée à satisfaire l’ego par les facultés mentales.
Plongeons maintenant au cœur de l'ouvrage, le chapitre 4 (IV) et le chapitre 5 (V), traitent de la connaissance intuitive de Dieu, laquelle engendre la quiétude même de l'âme puisque l’être selon l’entendement pressent le bien avec un grand « B ». Dieu tombe donc sous le sens et la raison puisque la fin dernière pousse à concevoir l’expression divine qui est la possibilité de la vie éternelle et de la paix. Ainsi les mystères de la nature et l’ordre naturel sont sous le regard de la raison, des manifestions de son infinie puissance. Si la raison élucide l’ordonnance naturelle, elle élucide alors la raison supérieure qui est Dieu. L’entendement se réjouit alors d’une telle concordance et l’intelligence devient un facteur de perfectionnement moral qui rejette les superstitions mauvaises qui empêchent bien l'homme de jouir de la vie raisonnable (p21). Ce point est essentiel, la note de bas de page stipule ce qu’entend Spinoza quand il parle de superstitions mauvaises, il entend miracles et communication divine, c’est un point de désaccord avec Claude Tresmontant, que l’on a étudié précédemment. En effet Spinoza écarte l’expérience surnaturelle et l’observation des faits miraculeux supposés provenir de Dieu lui-même. Au XVIIIème siècle, le philosophe allemand Emmanuel Kant s’appuiera, entre autres, sur cette manière de raisonner pour établir sa critique de la raison pure.
Au chapitre 8 (VIII), Spinoza évoque l'état de nature qui anime de manière fonctionnelle les individus. Cet état prescrit son propre intérêt et il s’oppose tout naturellement au bien et au mal théologiques, c’est-à-dire à la notion de péché et de mérite. Claude Tresmontant parlait de nature reptilienne et de nature réfléchie, le paléo-cortex dédié aux instincts et le néo-cortex dédié à la responsabilité. D'une autre manière, le droit qui est lié à l'état, ne conçoit pas le péché mais conçoit la désobéissance, laquelle est punie par le seul droit de l'état (p27). En d'autres termes, vous pouvez avoir tort devant le droit et avoir raison devant Dieu et vice et versa en fonction des situations. Il y a donc d'une part ce bien et ce mal selon l’état de nature, c'est à dire il y a ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, d'autre part il y a ce bien et ce mal selon l'état, c'est à dire l’obéissance ou la désobéissance à l’état, puis il y a ce bien et ce mal selon Dieu, c'est à dire l’état de grâce ou l'état de péché. Ainsi l’état et la religion concrétisent, chacun à leur manière, la concordance des hommes selon la conduite soit de la raison profane, soit de la raison divine. Quand il y a séparation de ces deux raisons - la loi de séparation des Eglises et de l'Etat de 1905 - le conflit est inévitable. La primauté de l'état sur le religieux à travers la laïcité, opère dans le croyant une séparation qui entraîne une confusion morale qui met l'âme en difficulté.
C’est au chapitre 11 (XI) que Spinoza souligne le rôle émancipateur des préceptes christiques. En effet l'acte de miséricorde accordé par le chrétien au méchant doit être pratiqué que dans un cadre privé de justice. A noter que dans un cadre soutenu par le droit et la justice la personne pieuse se doit d'user de cette dernière pour confondre le méchant, afin, nous dit Spinoza qu'il ne soit pas avantageux aux méchants d'être méchants (p36). A l'inverse, si la justice ne peut s'appliquer, et afin de défendre la vérité, le croyant en pardonnant au méchant ouvre la voie à l'amour de Dieu. La miséricorde est donc le moyen offert par Dieu pour élever l'âme dans la vertu. Aussi les hommes doués de raison désirent pour les autres ce qu'ils désirent pour le bien de leur âme, par conséquent ils sont des hommes justes, honnêtes, pieux et de bonnes volontés. Inversement, l'impiété est un principe de l'homme utilitariste et matérialiste, de l’homme selon l’état de nature qui s'appliquera à suivre ses intérêts immédiats. Il n’a pas la connaissance intuitive qui lui fait désirer un bien supérieur et ultérieur. Lorsqu'en effet, la certitude de la vie éternelle est acquise, l'âme jouit par la raison de la raison d'être en tant qu'âme. Cette gratification différée qui permet de maîtriser les instincts, s'accorde avec les difficultés pour parvenir aux fins dernières.
En ce sens, au chapitre 13 (XIII), Spinoza oppose les mauvaises passions et les bas instincts aux prescriptions de la raison, lesquelles sont l’œuvre d’une force d’âme singulière (p42). C’est pourquoi l’homme sage enseigne les vertus et s’applique à faire naître la concorde et l’amitié (p44). Le sentiment d’honnêteté et le désir de bien faire doivent l’emporter sur les sentiments d’envie et de haine qui sont des sentiments propres à l’état de nature. Ainsi l'homme libre, use de l'amitié comme le lien raisonnable et bienfaiteur pour se lier aux autres (p55). Contrairement, l'orgueilleux se contente des flatteries, il est lié à toutes les passions tout en aimant la joie mauvaise. Il a en horreur les hommes admirés pour leurs vertus ou leurs talents (p62). Toutefois, il serait imprudent de chercher l'amitié au profit de la vérité, et il faut nous dit Spinoza, décliner, autant qu'on le peut, les bienfaits des hommes non guidés par la raison pour ne pas être entraînés dans leur manigances. Car en effet, ces hommes dirigés par leurs désirs déréglés, obéissent à leur état de nature qui les mènent à satisfaire leur intérêt immédiat, et plus l’homme libre et sage commerce avec ce genre d’homme plus il est piégé par leurs caprices (p57). Il faut donc, nous dit Spinoza, au chapitre 32 (XXXII), cultiver la meilleur partie de nous-même afin d’étouffer la partie médiocre de l’être qui provient de l’état de nature. Car l’homme orgueilleux entièrement vouée à l’état de nature se croit au-dessus des autres et envie tous ceux qu’il suppose être au-dessus de lui et se met à souhaiter que le malheur les touche afin de s'en réjouir, c'est la joie mauvaise. Il tire vanité de cela et n’hésite pas, s’il le faut, à provoquer la discorde pour que naisse le malheur.
Pour conclure nous allons donc comparer les pensées de Spinoza, d’Emmanuel Kant et de Claude Tresmontant. L’objectif étant de distinguer les différentes approches philosophiques et de montrer de quelle manière chacune d’elle s’y prend pour rendre compte du réel. Voici donc le tableau en question (ici), constitué de 4 colonnes dont 3 (en rose) attribuées à nos penseurs, à savoir Baruch Spinoza, Emmanuel Kant et Claude Tresmontant. La colonne de gauche (en bleu), concerne les thèmes, c’est-à-dire des spécificités morales et intellectuelles qui animent nos penseurs.
Le premier thème est la confession, c’est-à-dire le statut religieux et moral du penseur en question:
- Spinoza est un chrétien protestant issu d'une famille juive marrane.
- Emmanuel Kant est un protestant
- Claude Tresmontant est un athée devenu catholique
Le deuxième thème est la méthode d’analyse développé et employé pour comprendre le monde :
- Spinoza établi un code moral issu directement des enseignements du Christ. Il établit la primauté de la raison sur les instincts, c'est l'homme de bonne volonté.
- Emmanuel Kant considère la raison indépendante de l’expérience et de la foi, c'est la connaissance a priori des choses. L’entendement ne doit pas être influencé par la morale religieuse et la métaphysique. Concernant la métaphysique Kant pointe du doigt les incertitudes de ses conclusions et la faiblesse de leurs arguments. C’est donc la mise en place de règles pour l’exercice de la raison spéculative, c'est l'homme politique laïque.
- Claude Tresmontant, à la suite d’Henri Bergson, coordonne la foi en Dieu et la raison. La foi doit se nourrir de la raison et du discernement. L’homme selon Claude Tresmontant n’est pas double, c’est-à-dire d’une part l’homme social et d’autre part le croyant. Il doit former une unité de pensée dans tous les moments de sa vie, cela mène à la sainteté. Il en est de même pour le gouvernement.
Le troisième thème est l’opposition, c’est-à-dire le système de valeur combattu par le penseur en question :
- Spinoza s’oppose au catholicisme, à ses dogmes et à ses miracles. Spinoza ne considère pas les faits surnaturels comme des faits objectifs mais comme de la superstition.
- Emmanuel Kant s’oppose radicalement à toute conception théologique et métaphysique et encore plus au fait religieux. La métaphysique entendue comme connaissance de l’âme, de la liberté et de Dieu, en effet le dogmatisme métaphysique est l'illusion d'une raison qui surestime ses capacités. Il en est de même pour le mysticisme, et Kant rejoint-là Spinoza, en effet il considère la chose comme une renonciation à la raison.
- Claude Tresmontant s’oppose à la conception Spinoziste de la foi, c'est à dire une foi exclusivement rigoriste et protocolaire. Il s'oppose également au présupposé kantien, ce que l'on nomme "la raison pure".
Le quatrième thème est la pensée développée par nos penseurs :
- Spinoza considère la foi selon la raison et sans les manifestations divines observées dans les affaires des hommes. Spinoza considère la révélation comme une somme rationnelle de progrès moraux.
- Emmanuel Kant établi une pensée basée uniquement sur la raison et il appellera cette raison la raison pure. C’est une raison autonome qui cherche sa voix en dehors de l’expérience et détermine les choses avec la notion de l’a priori.
- Claude Tresmontant considère que la foi en Dieu n’est pas croire en Dieu pour croire en Dieu mais croire en Dieu à travers les faits surnaturels observés et qui témoignent de l'existence de Dieu.
Le cinquième thème est le système dans lequel s’applique la pensée en question :
- Pour le protestantisme et le Capitalisme qui sont étroitement liés comme l’a développé Max Weber dans "L'esprit du capitalisme" (ici), la vision de Spinoza emporte l’adhésion puisque le religieux accorde la réussite morale avec la réussite matérielle, c'est l'esprit méthodique calviniste, lequel honore la valeur du travail et l'esprit de vertu dans l'accomplissement de la tâche afin de lutter contre l'oisiveté, mère de tous les vices. Le catholicisme étant trop dogmatique à ce propos, considère davantage les propos du Christ au jeune homme riche.
- Les Lumières, Rousseau et Nietzsche pour exemples, se sont entièrement détachés du catholicisme et du christianisme et par extension du fait religieux en général. La république française est l’aboutissement de cette pensée.
- Selon Claude Tresmontant, pour que l’unité de l’homme s’accomplisse, le gouvernement doit servir Dieu. La monarchie de droit divin est donc le régime approprié. Le roi Salomon et le roi David, dans la lignée hébraïque, témoignent de ce fait. Dans la lignée chrétienne, Saint Louis et Jeanne d'Arc rendant à la France son roi par commandement direct de Dieu, viennent confirmer la chose.
Nous retrouvons ainsi trois schémas de pensée, chacun de ces schémas correspond à un mode de compréhension particulier. La conscience moderne serait donc partagée par ces trois modes de réflexion qui s’affrontent perpétuellement et qui sont à l’origine des désaccords politiques et philosophiques majeurs.
Selon Spinoza la croyance en un Dieu plein de principes raisonnables constitue l’essence de la foi, la raison vient confirmer les principes moraux de la Révélation. Selon Claude Tresmontant, cette foi est insuffisante, elle doit également tenir compte des faits surnaturels qui interviennent dans la vie des hommes et qui proviennent de Dieu lui même. La compréhension de ces faits ne peut se faire qu’à l’aide de la raison qui discerne, en réalité la manifestation de Dieu est bien tangible, bien réelle et elle fait partie du quotidien des hommes. L'homme doit se comporter comme l'apôtre Thomas, il reconnait le fait surnaturel après l'avoir vu, il reconnait donc la manifestation de Dieu dans la chair. Dieu se dévoile autant aux yeux de l'esprit qu'à ceux de la chair. Le Dieu des hébreux et des chrétien est un Dieu agissant, c'est un Dieu vivant qui ne demeure pas une idée, pour Claude Tresmontant ce sont les manifestations divines qui témoigne de la vérité de Dieu. Pour Emmanuel Kant la raison doit être libre de chercher et pour cela elle doit produire autant d'hypothèses réalistes et libre des lois imposées par l’expérience, la raison qui se fonde seulement sur les conditions fixées par les lois naturelles ne peut projeter des éventualités expérimentales. Kant prône donc l'intervention active de l’esprit dans le sens de l’a priori possible. La raison kantienne installe en quelque sorte un dispositif expérimental mental. En ce sens, une licorne peut exister puisque elle est l’association de deux éléments bien réels, à savoir un cheval et une corne. La raison kantienne suppose une possibilité qui n’a jamais pu être constaté dans le réel. Autrement dit les romans fantastiques de H. P Lovecraft ou ceux de Tolkien sont a priori vrai, c’est-à-dire que dans la rationalité kantienne ils constituent un cadre expérimental possible. La démarche est pourtant naturelle à l’homme et elle est simplement nommée l’imagination. Toutefois cette démarche qui dépend strictement de l’a priori peut biaiser le jugement en ce sens qu’il relativise le posteriori. De nos jours, dans les sociétés occidentales athées, c’est ce jugement qui prévaut, le fait religieux, l’expérience d’être du peuple hébreux et celle du peuple chrétien sont rejetées au profit d’une mythologie culturelle créée de toutes pièces. L’a priori ici a donc remplacé le posteriori. L’idéologie provient de cette liberté d'expression prônée par Kant et qui doit faire déboucher la pensée sur la spéculation toute azimute. La méthode de Kant s'est donc matérialisé directement dans le monde réel à travers tout un tas d'idéologies politiques qui ont pris le pouvoir. Et chacun appliquant inconséquemment cette méthode, pense tout naturellement que cela tient du bon sens. Il en découle une pensée du sensible, de la subjectivité et de la spéculation privée, on parle même de sensibilité politique tout en parlant d'objectivité alors que se ne sont que des options personnelles et inconséquentes qui ne s'établissent nullement dans l'intelligence exercée. C'est plutôt une foi dans une pensée produite par le narcissisme et les désirs déréglés, voilà ce que Claude Tresmontant combattait et que Spinoza n'avait peut-être pas prévu.
Antoine Carlier Montanari