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" Notre foi doit être simple et claire, pieuse et intelligente. Il faut étudier, réfléchir pour se faire des convictions, des idées sûres, se donner la peine d'aller jusqu'au fond de soi-même, de ses croyances. » Marthe Robin

15 Sep

Un Livre Que J'ai Lu (124) : Éloge De Socrate (Pierre Hadot)

Publié par Alighieridante.over-blog.com  - Catégories :  #Un Livre Que J'ai Lu, #Pierre Hadot

 Tout d'abord quelques mots concernant l'auteur, Pierre Hadot, qui s'est éteint en 2010. Philosophe, historien et philologue français, spécialiste de l'antiquité, il fut professeur au collège de France et travailla essentiellement sur Plotin et Marc Aurèle tout en développant une manière de vivre issue des enseignements philosophiques de l'antiquité grecque. Il fait parti de cette lignée professorale française qui a sérieusement consolidé la structure intellectuelle du pays et qui a vu séjourner entre ses rangs d'éminents penseurs à l'image de Victor Brochard et de Etienne Gilson. Dans cet ouvrage Pierre Hadot aborde la philosophie socratique ou l'art de susciter la réflexion voire l'introspection chez son interlocuteur. Socrate est un stratège intellectuel qui a élaboré une technique d'intromission qui renverse l'esprit de l'interlocuteur. Précurseur d'un certain Arthur Schopenhauer avec son art d'avoir toujours raison et d'un certain Edward Bernays avec son Propaganda, Socrate a manœuvré habilement en combinant l'art de l'humilité, l'art de la naïveté et surtout l'art oratoire. Socrate est donc un philosophe de l'oralité, tout comme le Christ, et ses paroles furent déposés sur le papier par ses disciples comme celles du Christ. Platon et Xénophon témoignèrent donc à leur manière de ce qu'il fut, de ce qu'il pensa et de ce qu'il dit. 

 Si nous devions décrire Socrate, il faut d'abord parler de sa laideur physique, laquelle attestée par Platon, Xénophon et Aristophane (p9), était un masque qui cachait un autre Socrate (p11). Ainsi derrière ce masque se dissimulait un esprit illustre qui feignait l’ignorance et l’impudence (p13), et qui par d’habiles interrogations semait le trouble et le doute chez ses interlocuteurs, on parle alors d’ironie socratique. Kierkegaard comme Nietzsche justifiaient la méthode afin d'amener l'homme qui se trompe au vrai (p18). L'interlocuteur, préjugeant du piètre niveau intellectuel de son allocutaire, ne se doute pas que ce dernier dissimule son intelligence derrière une apparente ignorance. L'interlocuteur  tombe dans l'insouciance et l'imprudence, et devient bien malgré lui disponible à la contradiction.

 Pour exemple, un professeur émérite converse avec des étudiants. L’un d’eux sait qu’il est impossible d’avoir raison avec ce professeur tant ses connaissances sont immenses et qu’il est très orgueilleux de nature, et pourtant l’étudiant est convaincu qu’il se trompe sur un sujet très précis. Le professeur est réputé pour ne jamais avoir eu de contradicteur à la hauteur et rares sont ceux qui maîtrisent suffisamment bien la rhétorique et la dialectique pour le confondre. L'étudiant se fait alors passer pour plus piètre qu'il ne l'est en faisant quelques remarques très ordinaires et sans importances, si bien que le professeur ne tient plus compte de ses propos. Mais au moment où la discussion s’oriente sur le sujet précis, notre étudiant pose une question apparemment anodine mais qui contient l’idée d’un solide argument, c’est l’antithèse. Le professeur perçoit alors en germe la fameuse idée avant de réaliser que si l’étudiant a raison c’est lui qui a tort. Mais au regard du niveau de réflexion de l’étudiant, qui fût constaté préalablement, le professeur se rassure en se disant que de toute manière l’étudiant ne peut y avoir pensé puisque lui-même étant plus intelligent il n’y a pas pensé. Toutefois le doute persiste, il va donc répondre à la question de l'étudiant de manière voilée afin de déterminer s'il a véritablement compris la réelle portée de sa question. L’étudiant fait alors mine d’être satisfait de la réponse pour ne pas éveiller de soupçons chez le professeur, il faut qu’il pense que l’idée vient de lui. Le professeur est alors rassuré, il peut donc s'approprier l'idée en germe contenu dans la question. En réalité, le professeur induit tout naturellement l'idée que c’est lui seul qui a deviné la chose, la question de l’étudiant est pertinente à la condition d’avoir les compétences intellectuelles pour s’en rendre compte. Et comme l'étudiant n'a pas insisté après la réponse donnée, cela conforte l'idée que l'étudiant n'était pas conscient de la teneur réelle de sa question. L’étudiant a donc usé du masque Socratique pour introduire dans l’esprit du professeur une idée qu’il n’aurait pas pu accueillir autrement. Ce cadeau qu’il a fait au professeur est comme le fameux cheval en bois qui fut bien efficace pour conquérir Troie.  

 Manifestement ce masque socratique permet d’amener l’interlocuteur au vrai. C'est nécessairement pédagogique (p20). Si Socrate use du masque de l'homme de la rue afin de ne pas être remarqué, il se dédouble pour “couper” l'adversaire en deux (p27). D'une part il y a l'interlocuteur d'avant la discussion et d'autre part, il y a l'interlocuteur d'après la discussion, il est devenu celui qui doute de ses convictions premières (p28). En feignant de vouloir apprendre quelque chose, Socrate, par ses questions, pousse l’esprit de son interlocuteur à sortir, à engendrer lui-même les bonnes réponses, c’est ce que l’on appelle la maïeutique socratique (p29). Socrate installe le doute au cœur même de l'être. La graine ainsi déposée va germer et réorienter l'individu dans une direction qu'il ne s'attendait pas. C’est en quelque sorte être sous influence, comme lorsque se produit en nous un besoin irrépressible de chantonner un air introduit dans notre tête par un ami. On peut alors parler, dans le cas de Socrate, d'un transfert et dans le cas de son interlocuteur, d'une introjection. En effet l’un donne et l’autre reçoit, ce qui constitue l’axe psychologique développé par le psychanalyste Sandor Ferenczi (ici). En effet ce dernier a développé la notion d'introjection et la conception du transfert qui s'établissent entre le thérapeute et son patient ou entre une mère et son bébé par exemple. L'idée d'un analyste "inducteur de pensée" transforme l'observateur, c'est à dire le thérapeute ou la mère et le pousse à devenir bien plus participatif aux transmissions qu'il reçoit du patient ou du bébé. Peu à peu l'observateur induit ou suggère afin d'aider le patient ou le bébé à mieux se comprendre ou à mieux comprendre. 

 Prenons un autre exemple, un musulman tente de convaincre un chrétien que l'Islam est la vrai religion, il lui explique que le prophète de l'islam est le dernier prophète et que le christianisme n'est qu'une religion intermédiaire qui annonce l'Islam. Le chrétien comprenant l'acharnement de son interlocuteur et voyant bien qu'il ne sert à rien de lui opposer de solides arguments, se fait passer pour un chrétien de peu de foi. Il fait donc mine de croire à tout ce que le musulman lui dit afin de le conforter dans sa logique. Puis après la longue logorrhée du musulman, le chrétien lui pose alors une question qui doit faire germer dans l'esprit du musulman un doute. Et pour que ce doute soit efficient il faut alors ajuster la question sur un point d'incertitude repéré dans les propos du musulman. Et ce point d'incertitude est contenu dans le fait que Mahomet est le dernier des prophètes, alors le chrétien lui demande un peu naïvement pourquoi ce n'est pas Mahomet qui revient à la fin des temps si c'est lui qui est le vrai et dernier prophète. Dans sa rationalité, le musulman a placé si haut le prophète de l'Islam qu'il a oublié que Jésus est celui qui en réalité revient à la fin des temps, ce qui fait donc du Christ le plus grand prophète et le dernier des prophètes. Le musulman répond toutefois que lorsque Jésus reviendra se sera pour installer l'islam sur toute la terre. Le chrétien fait donc mine d'être d'accord avec la réponse donnée par le musulman et le quitte en le laissant croire que ses arguments sont pertinents et qu'il va y réfléchir sérieusement. Émerge alors dans l'esprit du musulman un sentiment de pleine satisfaction pensant sincèrement avoir convaincu le chrétien que l'Islam est la vrai religion. Et fier de cette action, le soir même il confie la chose à ses proches. Mais en racontant il se remémore la question du chrétien. Quelque chose le trouble, à propos du retour du Christ, la question du chrétien le perturbe à nouveau. Il se demande pourquoi dans les différentes prêches à la mosquée et dans les différentes discussions sur l'Islam on aborde que très rarement le retour du Christ et que l'on insiste si peu sur le fait qu'il soit surtout le Messie alors que Mahomet n'étant que prophète bénéficie de toutes les attentions. Le masque socratique usité par le chrétien a permis d'incruster le doute dans l'esprit du musulman car dans ce cas très précis, la personnalité et le caractère faisant, c'est à dire l'idiosyncrasie de notre musulman était constitué d'une brèche mentale ou d'une faiblesse intellectuelle que le chrétien a vite repérée. Le doute implanté dans l'esprit du musulman ne l’exhortera peut-être pas à quitter l'Islam pour rejoindre le christianisme mais il aura au moins eu le bénéfice de faire vaciller quelque peu ses certitudes et peut-être même pour longtemps.

 Pour que la chose soit bien compréhensible, l'étudiant dans le premier exemple et le chrétien dans le deuxième exemple se sont fait passés pour des individus de moindre importance, la suffisance l'emportant chez les interlocuteurs, ces mêmes interlocuteurs sont devenus comme Goliath devant David, ils ont baissé la garde et se sont laissés attrapés dans les filets tendus par leur allocutaire. L'outrecuidance les a rendu moins réfractaire, ils ont laissé leur esprit disponible et sont devenus pareils à des adultes parlant à des enfants, lesquels, selon l'axiome, dévoilent régulièrement des vérités. En effet les enfants permettent de faire percevoir et de formuler simplement des faits et des vérités qui échappent aux adultes, tout aussi bien que des choses que les adultes auraient préféré taire ou ne pas entendre. 

 Aussi Socrate fait accéder les autres au sérieux de l’existence en produisant à l’intérieur d’eux-mêmes une métamorphose intellectuelle. Il réalise en quelque sorte l’activité intellectuelle et la fabrication de la réflexion (p32). Sa pensée va devenir si influente qu’on va le condamner à mort pour impiété et corruption de la jeunesse. Socrate répondra que la vertu est supérieure à la mort, c’est là précisément le sérieux de l’existence (p35). Indubitablement Socrate est un écho antérieur du Christ, il a le pressentiment qu'il existe une justice véritable qui se vit plutôt qu'elle se définit. Ainsi en choisissant d’être juste il va irrémédiablement à la mort, comme le Christ sur la croix. C'est à cause de ce sentiment d'être privé d'une justice éternelle et immuable que la mort de Socrate et celle du Christ flamboient dans les esprits. L'immense désir de justice, au regard de toutes les injustices quotidiennes, va alors être comblé dans cette justice condamnée à mort et qui se vit dans le sacrifice. Nicolas Machiavel aura alors parfaitement illustré ce propos (ici),

« Un homme qui veut être parfaitement honnête au milieu de gens malhonnêtes ne peut manquer de périr tôt ou tard. »

(Nicolas Machiavel, Le Prince, 1513)

 En ce sens nous pouvons nous référer à la figure de Silène qui, indubitablement évoque la condamnation à mort de Socrate. Pour l’œil averti, Silène a pris les traits du vieux philosophe dont Nietzsche disait que tout en lui était excessif, bouffon et caricatural (p9). Aussi la sculpture de Jules Dalou, le triomphe de Silène, installée dans le jardin du Luxembourg (ici), non loin de l'église Saint Sulpice, dans le VIème arrondissement de Paris, nous fait constater cette ressemblance physique avec le célèbre philosophe. Le père adoptif du non moins célèbre Dionysos est ici véritablement porté par un âne et soutenu tant bien que mal par une nymphe, des hommes et des adolescents empêtrés les uns dans les autres. Indéniablement Silène qui est cette figure socratique qui peut à peine tenir sur un âne et qui ivre de joie chancelle - exprime alors ce renversement des valeurs que provoque le masque socratique (p49). Ainsi toute cette construction humaine et pyramidale qui est l'expression de l'être purement naturel, de la bouffonnerie grotesque et de la licence des instincts, est prête à s'écrouler au moment où Socrate entame son office. Le rire de Silène peut-être vu comme l'ironie socratique à l'oeuvre au moment même où la nature humaine sauvage est prête à s'effondrer pour laisser place à l'être rationnel et civilisé. Cette figure épouvantable de Silène qui illustre cette nature primitive de l'homme que le décalogue est censé avoir corrigé, est cet état de nature imparfait dont parle Spinoza, et qui ne peut être transfiguré sans passer par le Christ qui est cette normative abouti qui mène l'homme à sa condition définitive (p61). Mais la vertu est lourde à porter, comme la croix pour le Christ, et Silène usant peut-être de l'ironie socratique, constate ce renversement de valeur avec joie, d'où peut-être le triomphe de Socrate à travers Silène. Aussi, la décadence des instincts que le dionysiaque fils de Silène incarne comme un diable baudelairien, est un drame satyrique à portée universelle avec lequel Nietzsche implantera dans le cœur des hommes une étrange allégorie anti-chrétienne puis anti-déiste. La dramaturgie christique excessive est pour Nietzsche un dolorisme cultuel aussi infantile qu'inutile. Mais c’est pourtant la naissance de la tragédie, l’existence se présente finalement comme une maladie (p70) et la mort comme le médecin (p71). Le Christ mort et ressuscité devient le médecin qui défait la mort, ce que Nietzsche pressent dans la fin du Banquet de Platon, quand en effet, à l’image de la sainte Cène et du partage du pain et du vin, Agathon, Aristophane et Socrate se passent de gauche à droite une grande coupe (p64).

 Socrate est donc réputé pour accoucher les esprits, la méthode est nommée plus savamment la maïeutique socratique (p29) et qui à la manière de la sage-femme qui accouche d'un petit corps bien vivant, enfante l'esprit de l'interlocuteur. Là où la femme accouche de la chair, l'homme accouche de l'esprit de la chair. L'homme Socratique a donc ainsi la possibilité d'engendrer la vie par l'esprit là où la femme a engendré la vie par la chair. Socrate extirpe de la chair l'esprit et qui comme le dit saint Paul dans sa lettre aux romains (1), est vouée à la vie contrairement à la chair qui est vouée à la mort. Ainsi la mort de Socrate vient confirmer ce sérieux de l'existence où l'expérience d'exister est liée à la puissance de la mort. En effet, tout comme le Christ, Socrate a pleinement intériorisé la solitude de la responsabilité existentielle (p35, p37). Pour ces deux hommes, la justice ne se définit pas seulement, elle se vit, un point c'est tout (p38)!

Antoine Carlier Montanari

 

 

 

 

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