Un Livre Que J'ai Lu (96) : Manuscrits De 1844 (Karl Marx)
La morale de l'économie peut se résumer de la sorte, c'est l'économie de la morale (p12). Pour introduire l'analyse de Marx, il faut assurément réaliser que la société bourgeoise a besoin de l’égoïsme des individus pour nourrir son capital. C'est la première clé de compréhension, la propriété privée est l’appât individualiste indiscutable et indépassable qui fait sortir l'individu de la société de l'être pour le faire entrer dans la société de l'avoir. L'individu se mue au contact de l'argent, assurément l'argent est le moyen le plus sûr par lequel Satan obtient les âmes, ce que confirme Dante en traversant les enfers,
"Quid non mortalia pectora cogis, auri sacra fames? Maudite soif de l'or, qu'as-tu fais du coeur de l'homme!"
Le veau d'or est donc la synthèse spirituelle et symbolique de ce phénomène d'adoration que Moïse a pu constater après être descendu du Sinaï avec les tables de la loi. Karl Marx utilise d'ailleurs l'image pour illustrer le profit du capitaliste (p57). Dans une société en pleine croissance, nous dit l'auteur du Capital, à la page 58, la hausse du salaire de l'ouvrier donne le goût à ce dernier de l'argent, il se rend alors esclave de la cupidité. En effet cette hausse du salaire fait émerger en lui l'être capitaliste qui suscite le besoin de s'enrichir perpétuellement. Pour cela, il sacrifie son temps dans les heures supplémentaires et tente de se rendre tout aussi efficace que la machine-outil afin d'augmenter ses rentrées d'argent. Ce processus d'accroissement le rend esclave de l'industrie et l'abaisse au rang de machine (p60). Ce qui entraîne un épuisement de sa santé et une diminution de sa durée de vie. Le rapport homme-machine est ainsi fait mais la machine concurrence l'homme de manière inique puisqu'elle ne perçoit pas de salaire. Cette mise en concurrence perpétue la classe esclave des ouvriers (p61) car si l'intérêt de l'ouvrier ne s'oppose jamais à l'intérêt de la société, celle-ci, pourtant, s'oppose en permanence à l'intérêt de l'ouvrier (p62). Il est vrai que le déclin de la société entraîne le déclin de l'ouvrier et lorsque la société prospère elle ôte tout de même à l'ouvrier sa liberté et sa santé.
La qualité d'homme est ainsi réduite à une expression mécanique que le Capital va faire perdurer dans son industrie fumante aux abords des grandes villes. C'est désormais dans ce sens que se développe l'humanité. Pour exemple, Karl Marx se penche sur le travail astreignant dans les filatures anglaises en 1835. En effet l'ouvrier est considérablement amoindri, tant physiquement, intellectuellement et moralement (p67). Dans ces filatures fonctionnant à la vapeur et à la force hydraulique, outre les hommes et les femmes, Marx recense le nombre d'enfants y travaillant. Ce petit tableau va nous permettre d'y voir plus clair. En effet Marx a précisé le nombre d'enfants par tranche d'âge, ce qui donne,
- Entre 8 et 12 ans, il y a 205 558 enfants
- Entre 12 et 13 ans, il y a 35 867 enfants
- Entre 13 et 18 ans, il y a 108 208 enfants
Soit un total de 349 633 enfants
En ce temps-là, dans les classes laborieuses, l'enfant, au même titre que l'homme et la femme, était l'esclave de l'industrie. Le Capital s'étant approprié précocement cette énergie, accélère son vieillissement en la vampirisant complètement. Il faut dire qu'ici Marx constitue une preuve de ce qu'il va appeler l'aliénation.
Pour compléter la chose, l'auteur du Capital aborde la question de la prostitution et qu'il va étiqueter sous l’appellation, "carrière du vice" (p68). On a vu comment l'enfant était soumis aux conditions infernales du travail en usine, ici, une proportion de femmes est soumise à cet infâme métier qu'est la prostitution. Marx se réfère alors à l'ouvrage du médecin Charles Loudon, "Solution du problème de la population", afin de rendre compte au lecteur du nombre de prostituées en Angleterre. Leur nombre, comme on peut le voir à l'écran, oscille entre 60 000 et 70 000 sur tout le territoire. Etant donné que la durée de vie de la prostituée, que l'on peut qualifier de marchandise, n'excède pas 7 années, pour assurer ce misérable marché, tout en maintenant la même quantité, il faut, nous dit le docteur Loudon, 8 à 9000 femmes qui chaque année se vouent à cette infâme carrière. Ce qui correspond à 24 nouvelles victimes chaque jour, soit 1 par heure. Par projection, à l’échelle mondiale, le marché réclamera 1 500 000 de ces malheureuses (p68). Il est intéressant de noter, à ce propos, que l'ouvrier d'usine français appelle la prostitution de leur femmes et de leurs filles l'heure de travail supplémentaire (p190).
Cette marchandisation du corps humain dégrade l'homme et rend ce dernier tout aussi pratique que l'animal de la ferme, en parlant de l'ouvrier, et l'animal domestique, en parlant de la prostituée. Si l'homme et la femme acceptent cette condition c'est uniquement pour échapper à la faim (p70) et cette abnégation psychologique et physique dans l'effort leur donne à peine le droit de ne pas mourir. Ainsi le véritable pouvoir est détenu dans les mains de celui qui possède une grande fortune, il peut alors disposer de l'ouvrier et de la prostituée, comme de la simple marchandise. En effet, l'ouvrier et la prostituée n'ayant que leur force de travail à vendre, se plient volontiers à celui qui a de l'argent. Le pouvoir s'acquiert donc à travers la fortune, celle-ci a le pouvoir de gouverner la force de travail (p71). Ainsi la fortune amassée est ce capital qui donne le pouvoir d'achat et qui en fonction de sa quantité numéraire permet de mettre tout à sa porté. Le capitaliste est donc celui qui a les moyens d'exploiter l'homme, et par ricochet, le Capital est le moyen d'exploiter l'humanité.
Aussi, pour que la fortune s'accroisse, il faut que le taux de profit augmente. Ce que le capitaliste a compris, à propos du taux de profit, c'est que ce taux de profit est plus élevé dans les pays pauvres que dans les pays riches (p77). Tout naturellement, dans un pays pauvre, l'investissement, c'est à dire l'apport de capitaux, est moins important et par conséquent les salaires ne tendent pas à augmenter, à l'inverse, quand les capitaux sont faibles, les bas salaires permettent l'augmentation du taux de profit. De même la concurrence est susceptible de faire baisser le prix de vente, elle apparaît comme dangereuse pour celui qui veut augmenter son taux de profit. Toutefois la concurrence n'est possible que si les capitaux augmentent et comme nous venons de le voir, dans les pays pauvres ce n'est pas le cas. A cela il faut ajouter cette remarque de Marx à propos de la concurrence, en effet, celle-ci, pour abaisser le prix de vente, va user de méthodes iniques comme la falsification et la contrefaçon et qui assurément détérioreront la marchandise jusqu'à la rendre insalubre, c'est l'empoisonnement de la marchandise (p81).
D'une manière générale, la marchandise est le produit des forces productives de l'industrie dont l'ouvrier est devenu l'esclave à force de vendre son énergie, c'est l’assujettissement de la matière vivante à la matière inerte. Ce mouvement de dévalorisation de l'humanité trouve sa source, du moins pour le théologien, dans le péché originel (p108). Marx aborde succinctement, à la page suivante, la question de Dieu. Quand l'homme projette sa vie et ses désirs en Dieu, il devient un être spirituel mais s'il les projette dans l'objet, il appartient alors à l'objet et le vénère à la manière des primitifs. C'est le fétichisme de la marchandise où les hommes adorent leur propre création, ce que Walter Benjamin avait souligné dans son ouvrage "Le capitalisme comme religion" (ici) et que nous aborderons dans la prochaine fiche de lecture. En attendant Marx parle de vénérateurs de fétiches (p135) et les compare aux catholiques quand ceux-ci transferts dans les objets de piété tout un tas de propriétés magiques. Cette dimension spirituelle développe une confiance dans l'objet qui peut aboutir à la superstition.
Marx distingue alors deux aliénations, l'une religieuse et l'autre économique (p145), conséquemment le communisme est la forme qui se propose d'abolir ces deux aliénations, d'une part avec l'athéisme et d'autre part avec l'abolition de la propriété privée (p141); le communisme est tout simplement l'expression de la propriété collective, l'homme est ainsi rendu intégralement social. Dans cette optique la jouissance sociale devient la manifestation de la vie de l'individu où le collectif prend une dimension quasi extatique et religieuse. L'affirmation de l'être social semble donc pour Marx le comportement objectif de l'être sans quoi l'individu retombe dans les deux types d'aliénations cités plus haut. L'athéisme et l'abolition de la propriété privée représentent l'émancipation totale de l'être et plus précisément de ses sens (p149). Car la propriété privée, selon Marx, a rendu docile les sens à la nature égoïste de l'être en les habituant a évacuer le sens intrinsèque de l'objet pour le voir dans un sens exclusivement jouissif. L'homme ne perçoit plus alors l'objet dans sa dimension objective, le besoin de la jouissance lui fait désirer de posséder l'objet immédiatement, il est dans la situation où l'objet le possède. Marx sépare bien alors la jouissance de l'objet du point de vue des sens humain et la jouissance de l'objet du point de vue des sens grossiers non humain (p150). Pour exemple, le musée s'adresse à l’œil humain et le supermarché à l’œil grossier non humain. L'objet du musée réalise l'être social et culturel et l'objet du supermarché réalise l'individualisme dans l'être. Ainsi le musée forme les sens humains et le supermarché forme les sens grossiers non humain. Dans cette optique l'homme doué de sens humains objectifs se développe considérablement et devient en quelque sorte un super organisme, dans le cas contraire, l'homme qui cultive grossièrement ses sens ne demeurera qu'en surface des choses, il est un organisme atrophié. C'est dans ce cas précis que l'aliénation opère une modification de la perception toute entière de l'être en l'éloignant en permanence de l'essentiel. Ainsi, pour Marx, si le communisme est une forme du développement positif de l'être il n'est ni la finalité ni la forme de la société humaine idéalisée (p157). A ce propos, la note 52 nous apprend qu'en 1843 Marx avait qualifié le communisme d'abstraction dogmatique.
L'aliénation est donc le terme qui va permettre à Marx de qualifier la nature humaine déréglée. Cette dernière n'est en sorte visible que lorsque l'être est dans la posture du "Pour soi" par opposition à la posture de "L'en soi". D'une part l'aliénation entraîne la choséité de l'être, à savoir que l'être est devenu objet comme peut l'être l'ouvrier qui est rendu comme une machine-outil ou encore le corps de la prostituée qui sert d'objet de plaisir. La choséité, nous dit Marx à la page 169, est pareille à la conscience de soi aliénée, le "Pour soi". Si l'homme est immédiatement un être naturel, l'homme réel est en communion avec la nature et toutes ses forces comme peut l'être le paysan. L'aliénation est ce paysan qui quitte la campagne et la ruralité pour entrer dans la vie artificielle de la ville et de l'industrie tout en devenant un ouvrier qui entre en communion avec le pouvoir de la machine. Ses forces vitales sont alors dissoutes non plus dans l'universalité de la nature mais dans la mécanisation du monde. Autrement dit il ne participe plus de cette harmonisation naturelle comme la plante et l'animal (p170); il tend alors vers le non-être. Ce rapport d'inversion engendré par le Capital à travers l'industrie rend l'homme étranger à sa nature pour le faire aboutir à un être contraire à l'être humain et qui figé dans son aliénation supprime le mouvement de la lumière naturelle. Il va désormais obéir à son propre besoin égoïste et tâcher d'attirer à lui la marchandise et l'argent dans des proportions exagérées. Il sombre donc dans la soif de la richesse.
Tout naturellement la question de l'épargne et la question du luxe apparaissent comme les manifestations fondamentales de la richesse monétaire. Si l'économiste britannique David Ricardo (1772-1823) préconise l'épargne au détriment du luxe pour l'autre économiste britannique Thomas Robert Malthus (1766-1834), le luxe est préférable à l'épargne. Cette controverse comme l'expose Marx à la page 189, n'en n'est pas vraiment une, pour l'auteur du Capital, l'épargne comme le luxe s'équivalent. Cette illusion qui se forme dans l'esprit de l'économiste ne tient pas compte de certains facteurs psychologiques que Marx nomme le caprice et l'intuition. Et quelle que soit leur préférence, en réalité les deux parties préconisent l'embourgeoisement, à vrai dire Ricardo comme Malthus semblent oublier que l'enrichissement des uns se fait toujours au détriment des autres, cette loi qui fait office d'axiome en économie nous est bien rappelé par l'économiste français Frédéric Bastiat dans son ouvrage "Maudit argent" (ici).
Aussi, Marx, dans la toute dernière partie, va s'appuyer sur le Faust de Goethe pour aborder la question de l'argent (p208). Celui-ci a en effet la qualité de tout acheter et de tout posséder et cette qualité le rend aussi séduisant que la figure de Méphistophélès, le diable dans cette histoire. L'aspect romantique, raffiné et aristocratique de Méphistophélès personnifie magistralement l'argent et ses propriétés quasi magique. Marx va également se référer à l'oeuvre de Shakespeare pour montrer comment l'or, ce brillant profanateur (p208), fusionne ensemble les contraires et les incompatibles pour les faire se baiser entre-eux. Cette divinité visible a le pouvoir, comme le diable, de transformer les qualités humaines en vice et en perversion de toutes sortes. Elle est comme ce génie de la lampe qui une fois en notre possession rend possible tout ce que l'on tenait pour impossible (p211). Il est ce dieu mort et vivant par lequel le Capital va déposséder l'homme de son âme.
Antoine Carlier Montanari