Un Livre Que J'ai Lu (88) : Journées De Lecture (Marcel Proust)
Edith Wharton, nous avait expliqué dans son ouvrage "le Vice de la lecture" qu'il existait deux catégories de lecteurs. Pour Marcel Proust, la lecture est un acte d'altérité psychologique où la pensée de l'autre est accueilli puis recueillie de manière à ne faire qu'un avec cette pensée. Ainsi les grands écrivains qui ont donné au monde bien des mots que bien des hommes ont lu avant de devenir des hommes, ont objectivement élevé la conscience humaine à un niveau que le commun des mortels à peine à réaliser tant il échappe à la lecture de ces maîtres. Ainsi, Marcel Proust, qui dans son éloquence a toujours manier le verbe avec une remarquable précision, n'a jamais pu être surpassé, ni en prose, ni en style, tant sa plume fut impeccablement étreinte et vouée entièrement à sanctifier la langue.
Pour Descartes, nous dit Proust, la lecture de bons livres est comparable à une discussion avec leurs auteurs (p37). C'est nous plonger au cœur d'un passé glorieux pour en tirer bonne fortune et qui en nous sera capable de nous faire jouir d'une puissance intellectuelle qui dissipera le mensonge. Si donc dans la solitude et l'immobilité, la lecture féconde dans l'esprit la pensée des autres, elle nous lie tout autant à l'autre dans une intimité spirituelle. S'approprier la pensée de l'autre et la faire sienne pour la propager, éveille également en nous et chez les autres des manières de voir les choses autrement. De cela le lecteur-né en est conscient, ce qui lui plait c'est la valeur des mots et celle des idées que ces mêmes mots ont engendrés dans un ordre qui n'appartient qu'à l'auteur.
Aussi l'exaltation de la lecture est nécessaire car elle appelle, dans l'immobilité du face à face avec la page, l'esprit à s'imprégner d'impressions quasi évanescentes que seuls les arts peuvent encore capturer pour nous à la condition de ne point être clos à ces disciplines du beau. Proust évoque, à ce propos, les toiles de Claude Monet, de Millet et de Botticelli, qui, assurément, ont joint les couleurs de manière admirable et qu'ils ont emprunté à la lumière et à la nature des sentiments aussi saisissables qu'insaisissables parce que en eux-mêmes séjournait une vision béatifique du monde. Ils nous enseignent à la façon des poètes (p46), comme Hésiode, en son temps, quand il décrivit les travaux et les jours.
C'est là que demeure un certain trésor et qui appelle à devenir une discipline curative et qui offre aux malades une main puissante et secourable. La lecture est ce qui nous rapproche de la vérité et elle est au seuil de la vie spirituelle (p47). Elle nous fait sentir le bonheur qui fuit tout autant que sa présence, le mauvais hiver, l'eau pure et bien-aimante, le souffle sur la vaste mer, le nuage noir venu du ciel, tout aussi bien que la guerre effroyable et la justice droite (tiré d'hésiode p139). Aussi, une bonne lecture est plus précieuse que le plus grand des trésors car elle bataille avec noblesse pour abolir en nous les mauvaises intentions que les forces extérieures viennent nourrir régulièrement. Dans cette traversée vers la vérité, le lecteur se félicite donc de voyager sans se déplacer et il rentre en lui même, accompagné de celui, qui au dehors, a écrit pour lui et pour bien d'autres avec une langue qui se domine et qui se règle selon la sagesse.
Proust parle alors de ce manque de volonté qui empêche l'esprit de se creuser pour y trouver par les moyens de la lecture et de la solitude, sa propre émancipation morale. Au fond de nous-même, dit-il à la page 51, il faut qu'il se produise une intervention étrangère capable précisément d'éveiller en nous des influences favorables vouées à faire diminuer en nous la partie médiocre de l'être. Car la présence des véritables trésors spirituels dont l'esprit a besoin pour exercer une influence favorable sur le monde, demeure écrits dans des livres. Si donc l'esprit a besoin de cette impulsion étrangère qui puisse susciter en lui l'acte de créer, il doit nécessairement, pour cela, comme Emerson avant d'écrire, se plonger dans la lecture de quelques grands ouvrages dont l'imprégnation provoque le même rôle salutaire que celui de Virgile tenant la main de Dante pour le sortir des enfers.
Il faut donc se donner la peine de sortir de soi pour aller chercher chez autrui des demeures de connaissances dont nous avons intimement besoin tout en ignorant encore comment elles vont se révéler à l'esprit. Ainsi lorsque sur le papier les mots s'accumulent pour former une pensée, très vite le talent de l'auteur façonne des images qui anime l'intuition afin de produire une vertu d'illumination si intense que le lecteur se trouve alors transporté dans une joie purement intellectuelle; cela se nomme la révélation. Pour Socrate, l'enseignement oral fait accoucher l'esprit de celui qui écoute, de même lorsque l'oral est couché par écrit il enfante l'esprit du lecteur et le fait naître à une nouvelle vie. C'est la plus belle des joies, au sens bergsonien, car elle provient de la découverte de la vérité dans le travail. La lecture c'est l'accomplissement d'une tâche, qui depuis le mont Sinaï est devenu sensiblement divine.
Une parenthèse pour finir, si on doit évoquer les convictions de Marcel Proust, on doit pouvoir le faire en analysant son style dont la prose est toute imprégnée de christianisme. Les pages 18 à 21 témoignent d'une belle disposition du cœur à ce propos. En effet la description de la chambre de notre auteur est progressivement assimilée à une chapelle dont la lumière du soleil, qui est Dieu, vient la visiter. Proust décrit ici, en quelque sorte, son château intérieur et qui dans l'ordre instruit par le Christ lui-même, à propos de son corps-temple, apparente sa chambre à son être. Proust évoque alors l'état de son âme quand il avoue avoir fait tomber l'image du Sauveur installée sur la commode recouverte d'une nappe blanche, qu'il assimile volontiers à la Sainte Table (p20). Ainsi, dans la même phrase, le prie-Dieu l’empêche de chuter, c'est bien là l'image de la confession. Cette phrase justement, qui est très longue et qui a nécessité pas moins de 602 mots, et pas moins de 7 points virgules et de 55 virgules, est symptomatique du style de notre auteur.
Si on analyse le contenu, un certain nombre de mots vont alors souligner le rapport à la lumière et à la pureté. J'ai relevé pas moins de 4 fois la couleur blanche à travers les mots "blancheur" et "blanches". Si on associe à ces mots l'aubépine dont la couleur est le blanc, on retrouve pas moins de 2 fois le mot. Cette fleur qui est le symbole de l'innocence et de la pureté virginale, est pour les chrétiens liée à la Vierge Marie. C'est donc pour cela que Proust évoque, à la page 18, la Mère du Sauveur à travers le mois de mai qui lui est consacré. Si l'aubépine est le prétexte à la pureté, le mot "fleur" est quant à lui répété 5 fois où viennent s'acoquiner les mots "buis", "buisson" et "roses". Pour ne pas quitter cette immaculée suggestion à travers le blanc, Proust évoque également la chose à travers les expressions "couvre-lits brodés" et "taies d'oreillers en batiste", et les mots "sucrier" et "nappe". Si Proust par deux fois fait allusion à l'autel et à la Sainte Table, il enrichi l'idée avec la part liturgique du christianisme, en usant des mots "sanctuaire", "trinité", "culte", "ciboires consacrés", "image du Sauveur", "buis bénis" et "prie-Dieu", ces trois dernières expressions sont rappelées par 2 fois chacune.
Comme nous venons de décortiquer le vocabulaire spirituel, dédié à la purification du narrateur, c'est à dire de Marcel Proust lui-même, nous allons maintenant souligner celui concernant la faute et le péché. Ainsi les expressions "profaner", "peur", "faux mouvement", "épines", "contacts vulgaires", "lourde à soulever", "sans faire tomber d'un seul coup image du Sauveur", "effilochements" et "maladresse", vont illustrer le péché. L'auteur, avec toute la pudeur d'un poète, nous a donc convié dans son intimité en imitant par l'écrit les paroles du Christ, quand celui-ci affirme, à qui peut le comprendre, que le temple est véritablement son corps.
Le reste de ce petit ouvrage est donc également emprunt de cette pensée chrétienne dont la mise en perspective forme une cimaise primordiale dans l'oeuvre de l'auteur. On ne peut donc comprendre l'oeuvre de Marcel Proust sans évoquer cet arrière plan chrétien, de la même manière que le grand médiéviste allemand, Ernst Kantorowicz, d'origine juive et athée, ne concevait pas parler du Moyen Age "sans missel à la main" (1).
En guise de conclusion, l'évocation par Marcel Proust des auteurs sur lesquels s'appuyait Victor Hugo lors de ses conversations, et qui à la simple prononciation de leurs noms, permet de valider l'intérêt des grandes lectures, va nous servir ici de prétexte pour citer Flaubert afin de valider tout ce dont on vient de parler,
"Une chose magnifique vient de paraître : La Légende des Siècles, de Hugo. Jamais ce colossal poète n'avait été si haut. Vous qui aimez l'idéal et qui le sentez, je vous recommande les histoires de chevalerie qui sont dans le premier volume. Quel enthousiasme, quelle force et quel langage ! Il est désespérant d'écrire après un pareil homme. Lisez et gorgez-vous de cela, car c'est beau et sain. Je suis sûr que le public va rester indifférent à cette collection de chefs-d'œuvre ! Son niveau moral est tellement bas, maintenant ! On pense au caoutchouc durci, aux chemins de fer, aux expositions, etc., à toutes les choses du pot-au-feu et du bien-être ; mais la poésie, l'idéal, l'Art, les grands élans et les nobles discours, allons donc !" (Lettre de G.FLAUBERT à Melle LEROYER DE CHANTEPIE)
Antoine Carlier Montanari
(1) Le Monde des Livres, le vendredi 3 mai 2019, p9