Un Livre Que J'ai Lu (85) : Secret Et Sociétés Secrètes (Georg Simmel)
"Toutes les relations entre les hommes reposent , cela va de soi, sur le fait qu'ils savent des choses les uns sur les autres."
Cette phrase qui est la toute première phrase du livre résume assez bien la pensée de notre auteur. Ce que nous dit Georg Simmel à propos du secret est directement lié à la transmission ou non d'un savoir, d'une connaissance ou d'une information. Les interactions humaines par l'oralité et l'écriture sont essentielles pour comprendre ce qui lie et ce qui sépare les hommes. Aussi chacun de nous est en charge d'un certain nombre de connaissances que nous gardons en nous-mêmes ou que nous divulguons afin de s'adapter ou non à un collectif ou à un environnement particulier (p11).
A ce propos, le mot de passe, par exemple, est ce facteur mémoriel d'intégration et de participation de l'individu au monde du numérique. En fonction de la connaissance ou non des mots de passes, il nous ait donné la possibilité d'accéder à des cercles, des sphères ou des secteurs d'activités numérisées personnalisés et individuels ou même collectifs dans lesquels nombres d'individus interagissent simultanément. Ces plateformes aux frontières invisibles rassemblent virtuellement des individus qui ont préalablement acceptées mille et une conditions. Ces cercles générés par la machine forment des petites sociétés dont la visibilité va de pair avec les performances de captation de l'opinion publique. Aussi deviennent-elles influentes au fur et à mesure que le nombre de cercles individuels augmente.
On voit donc bien, à travers cet exemple, qu'un collectif a besoin de définir des autorisations d'intégration afin de se prémunir d'agents toxiques. Si le mot de passe est l'équivalent dans la vie réelle d'une clé, il est également l'expression d'une certification d'authenticité individuelle. L'accès est donc conditionné au mot de passe, et la divulgation ou la perte de ce mot de passe entraîne inévitablement la perte d'un privilège. De même que la réponse à un problème donné conditionne une promotion, il n'est donc pas dans l'intérêt de celui qui a cette réponse de la divulguer à n'importe qui. Certaines informations tenus secrètes engendrent donc bien immédiatement des profits qui sont nécessaires à la bonne marche de l'existence. Toutefois, dans cette histoire-là, il faut savoir distinguer, pour satisfaire la vertu, l'âme d'élite de l'âme ordinaire (p41). La notion est importante, Georg Simmel précise tout comme Léon Bloy, à travers sa nouvelle "La religion de M.Pleur", comment l'âme d'élite cache précisément ce qu'elle a de meilleur pour ne pas donner l'intention de désirer les éloges et les récompenses. Pour des raisons évidentes de réussite matérielle, le secret est directement lié à l'orgueil et dans un certain sens au mal. Quand le secret sert des intérêts purement égoïstes, et dans le cas particuliers d'une campagne électorale où le candidat dissimulerait des faits immoraux, le secret devient un délit.
Le secret nous dit Georg Simmel est tout d'abord le fait de priver les autres d'une connaissance et de le leur faire sentir afin qu'ils perçoivent une différence sociologique (p42). Cette privation éveille le désir mimétique et donc la rivalité mimétique, psychologiquement celui qui ignore le secret est rendu moins précieux que celui qui le connait. Le secret est donc lié à la propriété intellectuelle, et sa seule existence est un moyen formel de fanfaronner et de se sentir supérieur (p42). Le secret place donc l'individu dans une position d'importance (p43) qui va susciter la jalousie et la convoitise. Le secret revêt celui qui le possède d'une aura dont la puissance est proportionnelle à l'importance et à la qualité de ce même secret. Aussi le secret est directement valorisé par la qualité du cercle qui entretient ce même secret.
Le secret agit donc à l'intérieur de l'être comme une puissance d'émancipation dont la révélation provoque une satisfaction narcissique et libératoire. Ce plaisir de l'aveu dévoile en réalité une révélation de sa propre puissance et qui une fois transmis sur celui à qui il est destiné éveille un sentiment de supériorité provoqué par l'éveil intellectuel de celui qui l'a reçu. Plus ce dernier est comblé et honoré par cette connaissance, plus celui qui l'a transmis est satisfait. Mais ce transfert de connaissance exporte également dans ce dernier la responsabilité de tenir sa langue et cette nouvelle responsabilité le place dans une situation de rétention intenable.
Georg Simmel se permet alors une digression dans son chapitre sur la parure (p51). Cette digression a pour objectif de lier la parure au secret. En effet si la parure est cet objet d'extériorité qui dissimule la médiocrité intérieure de l'être, elle agit principalement sur celui qui a des yeux et ne voit pas. La parure officie comme l'arbre qui cache la forêt et dans la mesure où elle fait augmenter la valeur de celui ou de celle qui la porte (p52), elle accroît son rayonnement charismatique et irradie ceux qui se trouvent dans son orbite. La gravité sensorielle qui s'en dégage provoque une intensification de l’intérêt. La parure fait de la personne qui la porte un objet de convoitise qui aimante l'observateur, selon sa plus ou moins grande exposition à l'objet en question. Georg Simmel, comme nous l'avons vu dans une précédente fiche de lecture sur la psychologie de la mode, explique également le rôle du tatouage, des bijoux et du vêtement neuf dans cette histoire-là (p55). L'élégance voulu par celui qui se pare a pour projet de s'admirer dans le regard de l'autre. Cet halo lumineux, comme le définit l'auteur à la page 57, aimante tous ceux qui se trouvent à l'intérieur. Aussi cet halo est comparable à un cercle d'influence dont l'essence exerce la même attraction que celui engendré par le secret. En effet quand un initié fait savoir qu'il a un secret, ce secret agit sur les autres comme la parure. L'effet produit dans l'instant par la parure ou le secret provoque sur l'autre une diminution de sa propre valeur sociologique. L'or par exemple, porté en collier, suggère l'appartenance à une classe sociale supérieure, c'est une synthèse de l'avoir et cette possession fait distinguer celui qui a de celui qui n'a pas. De même la connaissance fait distinguer celui qui sait de celui qui ignore, en cela le secret fait savourer l'ignorance de l'autre.
Si donc la parure agit comme une extension de la personne, le secret également et en tant que tel il détermine le périmètre relationnel qui lie ceux qui sont dans le même secret. Tout naturellement cela s'appelle une société secrète. L'auteur va donc s'appuyer sur celle des francs-maçons afin d'expliciter le rôle fondamental de ce type d'organisation. Pour ce genre d'organisation le secret est la marque de confiance accordée aux membres afin de tester leur capacité à conserver un savoir. Cette autodiscipline va permettre de discipliner un groupe autour d'une connaissance spécifique. En cela l'esprit indiscipliné ne méritera plus la marque de confiance et sera contraint de sortir du groupe. Ainsi si le secret ne doit pas se répandre dans la masse, ses possesseurs en le conservant le rendent vivant. Toutefois en agissant ainsi ils s'isolent du reste de la société mais pour que cet isolement ne soit pas si dévastateur pour le moral, le cercle d'initié prend le nom de société secrète afin que le mot "société" influe tout de même positivement en insinuant un lien social préservé.
Le caractère secret des loges, nous dit l'auteur à la page78, révèle en réalité une initiation à l'élévation dans le secret. Plus le franc-maçon accède à de nouveaux grades, plus il a prouvé sa capacité à conserver les secrets. Cette rétention l'oblige à se dédoubler pour duper la masse, il est la preuve vivante du double "je" et du double "jeu". Ce jeu de rôle est primordial pour satisfaire aux exigences de la société dite secrète. En cela les plus hauts degrés, à travers ses membres les plus éminents, apparaissent comme des parures les plus précieuses et dont la visibilité au sein de l'organisation apparaît encore comme un cercle dans un cercle. Tout naturellement cette totalité de cercles a le devoir le plus sacré de garder le plus profond silence sur les choses qui touchent le bien de l'ordre (p82). Cette consigne créait une sorte de totalité existentielle dont le plus haut grade confère un mystère quasi mystique qui ne peut-être obtenu que par une discipline mental de fer. Ce liant communautaire est également maintenu par des rituels et un symbolisme mystérieux dont la compréhension ne peut-être acquise que par un savoir jalousement conservé au sein de la fraternité. Tout cela contribue à façonner une aura de mysticité dont les membres auront à cœur d'entretenir afin de demeurer supérieur à la masse. Ce caractère d'imitation qu'engendre le fait de se taire confère en réalité une harmonisation de la puissance de réalisation par "surprise", laquelle permet de surprendre ceux qui sont dans l'ignorance. Cette ingénierie du silence se retrouve dans les corps militaires et dans les industries de pointes tout comme dans les rédactions des journaux afin de conserver la primauté de l'information.
Cette forme d'organisation montre par son arrangement sa supériorité sur la masse qui est naturellement conduite à se comporter comme la foule (p91). Aussi, si la masse est cette masse dans laquelle se fond l'individu, c'est que la masse conserve cette particularité de dissimuler les individus, c'est pourquoi les membres des sociétés secrètes, pour passer inaperçu, se fondent dans la masse. On peut faire remarquer que dans certaines universités, des groupes d'étudiants forment des fraternités assez fermées et qui constituent au regards des autres étudiants une élite organisée (p91). La présence d'une petite communauté à l'intérieure de la communauté qu'est l'université, renforce le sentiment aristocratique de l'université toute entière. Ainsi l'étudiant qui n'est pas un membre d'une fraternité fait partie de cette masse qui est exclue à l'intérieure de l'université mais de l'extérieure revêt le prestige introjecté par les fraternités sur la totalité de l'université. Les fraternités forment donc ce noyau d'excellence qui accorde à ceux qui y demeurent une parure de privilèges. C'est ainsi que l'initiation des membres impose de garder le secret et de faire silence auprès de la masse. Ce silence sépare l'initié du néophyte, l'étudiant alpha de l'étudiant lambda. C'est ainsi qu'il existe l'individu exotérique et l'individu ésotérique (p94). Dans le premier cas l'individu a une connaissance ordinaire et profane, voire vulgaire du monde et dans le deuxième cas l'individu a une connaissance particulière et spécifique du monde.
Sociologiquement les relations humaines sont déterminées par la transmission de connaissance, l'éducation et la presse sont par exemple des conglomérats de propagation de cette connaissance et cette capacité de transmission est naturelle à l'homme puisque c'est par elle qu'il se fait connaître des autres. Mais parler n'est pas penser, la chose doit être entendu, l'enfant parle mais ne conscientise pas ses paroles (p68), il en est de même d'un bon nombre d'adultes dont le fait de parler est un pur mécanisme réactif. La science de la parole, le discours, le sermon révèlent la pensée dans la parole c'est pourquoi le silence, chez l'individu au caractère aristocratique, en dit plus qu'une éventuelle parole. Quand Ponce Pilate demande au Christ, qu'est-ce que la vérité? (Jean 18-38), ce dernier garde silence. Dans cet exemple l'assurance intérieure du Christ témoigne d'avantage qu'une réponse, en effet son parcourt démontre à lui seul qui il est vraiment, le silence du Christ vérifie en réalité cette parole du prophète Jérémie, ils ont des yeux et ne voient point... (Jérémie 5-21). Le Christ sait donc exactement quand il faut parler et quand il faut se taire. Le silence est dans ce cas précis pareil à un témoignage. En effet l'absence de réponse actionne chez l'allocutaire son imagination et sa curiosité. Il est alors dans la posture de celui qu'on ignore et cette déconsidération lui devient insupportable puisqu'il se sent méprisé et insulté. Quand à celui qui a volontairement gardé silence, il revêt un potentiel d'invulnérabilité puisque son absence de réaction orale traduit tout d'abord une certaine indifférence à l'autre et ensuite d'une véritable maîtrise de soi. D'un point de vue intellectuel il ne cherche pas à dominer l'autre par la parole, cette indifférence ou cette sérénité le détache de la masse.
Le secret est à la fois un liant et une frontière. Pour l'auteur la question de la préservation d'une connaissance réalise le savoir et le non-savoir. La valeur négative du secret, dans certains cas, est donc lié à la dissimulation consciente et délibérée de la vérité (p20), c'est pourquoi cette dissimulation est proche du mensonge. Georg Simmel affirme donc que le mensonge n'est qu'une forme très grossière du secret et repose principalement sur la naïveté de celui qui doit-être trompé. Si le secret refuse la connaissance à l'autre, le mensonge la refuse également tout en trompant. Ce mécanisme de détournement fait de l'autre un incrédule et un moins malin et place le menteur dans une position de supériorité intellectuelle. Nous approfondirons donc la question, dans la toute prochaine fiche de lecture, à travers l'ouvrage d'Alexandre Koyré "Réflexions sur le mensonge" (ici) et nous verrons comment la parole définit l'homme.
Antoine Carlier Montanari
et nous pouvons approfondir la question avec l'ouvrage d'Alexandre Koyré, "Réflexions sur le mensonge" (fiche de lecture 64)