Un Livre Que J'ai Lu (83) : La Psychologie De L'argent (Georg Simmel)
Georg Simmel développe l'idée de la supériorité du moyen sur la fin. L'argent étant devenu ce moyen indépassable dont la réalité a obtenu, aux yeux du monde, un statut divin dont l'origine remonte à la symbolique du veau d'or. Il donne ce pouvoir d'acquérir tout ce qui existe. Cette puissance d'illumination et de projection assure à celui qui en possède beaucoup une satisfaction de soi et une assurance quasi mystique. Aussi lorsqu'il est démultiplié par la démonétisation il accroît les possibilités d'enrichissement comme les possibilités d'appauvrissement. En effet la démonétisation est la forme démoniaque de l'argent, on parle dans ce cas précis de monnaie de singe; elle fait éprouver cette infini puissance qui permet d'obtenir une infinité de biens et de privilèges. L'insolente monnaie est parvenu à devenir un super-moyen (p11) dont la propagation à l'échelle mondiale l'a consacré comme la relation inter-humaine objective. Le phénomène est devenu si intrusif que Marx la qualifié de liant universel indépassable. A ce propos et outre le très volumineux Capital de Marx, ses manuscrits de 1844 (ici), pourront d'avantage éclairer sur le phénomène qui lie l'homme à l'argent. Dans une prochaine fiche de lecture nous verrons comment Karl Marx décortique le rapport à l'économie de marché et l'aliénation qu'elle engendre.
L'argent est donc un processus téléologique en soi, en effet sa puissance immédiate est comparable à un traducteur de langue numérique qui rend capable de faire communiquer des peuples bien différents entre-eux. L'argent a désormais reformé ce que Dieu avait défait à la suite de la destruction de la tour de Babel. L'argent a cette faculté de faire disparaître les mécontentements et d'adoucir les affres tout en devenant un moyen compensatoire universellement reconnu. Dans la chaîne des relations il s'introduit comme un médiateur solide, un diplomate efficace qui possède une autorité légitime. Il est ce principe de transformation qui compense la plupart des manquements à la morale et à la vertu. Cette caractéristique permet d'atténuer et de compenser nombre d'outrages faits à la personne par la simple mesure que l'argent a ce pouvoir d'anoblir et de pourvoir en puissance. Cette introjection est si galvanisante qu'elle peut obtenir de la personne bien des humiliations. Finalement la compensation financière agit comme une rationalité téléologique qui peut faire disparaître de la conscience les fins dernières (p18). La conscience justement ce fixe donc sur cette nouvelle fin qu'est devenu l'argent, et ce de façon si intense que la conscience apparente cet état à un sentiment de félicité. En effet l'argent est devenu un guérisseur et un moyen presque infaillible de résoudre les problèmes qui se posent au quotidien. Si l'argent accorde une puissance de réalisation incontestable tout autant qu'elle rend convenable tout ce que l'on fait pour en gagner, elle fait accroître, au sein de l'être, la vénalité et la cupidité. Ainsi naît cette sorte d'aheurtement aveugle dans l'argent et qui augmente en proportion des problèmes en tous genres qui surgissent et qui ont la propension d'angoisser la conscience. L'argent devient alors ce dieu d'apaisement qui nous fait vivre dans une souveraine tranquillité des fléaux qui affligent le genre humain. L'avarice devient alors un signe de dégénération cognitive qui fige le développement de l'altérité, de la compassion et de toutes les vertus morales.
Dans le processus psychologique qui mène l'être à étalonner toutes les valeurs à l'argent, il y a un abandon de la valeur essentielle des choses. L'idéalisme économique va donc représenter ce paradigme idéal parce que toute chose devient mesurable et quantifiable, très rapidement et très facilement. Ainsi l'homme le plus médiocre peut devenir une homme riche. De ce fait l'argent a ce pouvoir de métamorphose et de transformation presque immédiat tant sa capacité d'élever sociologiquement fait croire à une élévation morale et vertueuse. C'est pourquoi les paroles du Christ au jeune homme riche avertissent du caractère trompeur de l'argent. Le Christ distingue bien là la véritable élévation de la fausse. En ce sens l'argent aiguise l'appétit pour les biens du monde tout en augmentant la sournoiserie et la duperie à l'intérieur de l’être. Ebenezer Scrooge, le personnage de Charles Dickens est probablement la meilleure illustration connu. Si la providence, dans cette histoire-là n'était pas venu à son secours, son âme serait resté aussi sèche qu'une feuille morte et aurait fini par brûler en enfer.
Il est donc intéressant de souligner le caractère de convertibilité de l'argent et qui parce qu'il est l'équivalent justement de tout et de n'importe quoi, et de biens des choses qui sont le fruit du désir perverti, peut-être qualifié, a ce propos, de "vulgaire" (p30). L'argent singe donc la grâce de Dieu et promet à quiconque qui le sert d'obtenir une félicité aussi savoureuse que celle que Baudelaire assignera, dans ses fleurs du mal, aux paradis artificiels.
Sur le plan géopolitique précisément l'argent est un puissant agent de communication qui permet l'unité des empires et l'unité des êtres, il est cette valeur de rapprochement et qui correspond psychologiquement au principe même de concordance universelle. Nous avons parlé plus haut de la division qui avait suivi la chute de la tour de Babel, en effet ce qui de ce temps-là avait été défait par Dieu lui-même, l'argent, aujourd'hui, l'a ingénieusement reconstruit à travers la construction européenne et sa monnaie unique. Ce nouvel ordre qui tend à s'universaliser, tente en réalité de faire coopérer toute l'humanité à un projet babylonien. Pour Georg Simmel si l'argent est le Dieu de notre temps (p41), il est ce facteur d'unité comme peut l’être Dieu pour les croyants. Mais cette unité des temps moderne (p43) a supplanté celle formé dans le grand Moyen-Age où l'homme était soudé à une collectivité humaine et territoriale dont l'expression était directement porteuse de l'idée de rattachement corvéable à la terre et non monétaire. On retrouve ce principe dans les communautés monastiques où l'association des individus vit de façon harmonieuse sur une propriété qui n'est certes pas à eux du point de vue du droit mais qui est à eux du point de vue ontologique et symbolique puisque l'autorité leur a confié la gestion. Cette forme d'unité fondu dans les murs de son monastère est un écho lointain de cette économie naturelle où l'argent n'avait pas lieu d'interface entre les êtres dont les talents respectifs permettaient de fournir tout ce que les êtres avaient besoin au quotidien, ni plus, ni moins.
L'argent a donc dissout cette économie naturelle (p45) tout en rendant autonome le rapport à la terre et à la propriété terrienne où l'homme par l'intermédiaire de l'argent n'est plus en droit de posséder par son travail. L'argent a produit un éloignement entre la personne et la propriété (p46) de ce fait la cohésion immédiate entre l'homme et la terre n'est plus qu'une question de titre de propriété. Un riche berlinois, pour l'exemple, peut posséder des mines d'or en Afrique et quelques hectares de vignobles californiens sans que jamais il ne quitte sa demeure berlinoise. L'argent a donc cette faculté de relier ce qui est éloigné dans un agir économique dépersonnalisé. Cette puissance suprême que procure l'argent et qui élève socialement concoure à l'édification de la puissance narcissique mondialisé et universelle. Et cette puissance narcissique est directement traduisible dans ces paroles du Christ rapportées par Matthieu au chapitre 16, verset 26,
"Et que servirait-il à un homme de gagner tout le monde, s'il perdait son âme?"
On ne peut servir deux maîtres à la fois sous peine de ne servir personne. Cette radicalité existentielle fait évidemment souffrir le riche. Car bien qu'il soit l'ornement du monde, il n'est pas en mesure de satisfaire aux critères de sélection exigé par le Christ pour entrer dans le royaume de Dieu. Cette considération faite, les paroles du Christ avertissent en réalité du caractère ensorcelant de l'argent et sans cette radicalité bien comprise du Christ, le cœur de l'homme irait irrémédiablement dans le sens de cette servilité. Aussi ces paroles extraient des profondeurs du purgatoire ne témoignent t'elles pas de cet état,
" Quid non mortalia pectora cogis, auri sacra famés?"
"Jusqu'où ne pousses-tu pas le cœur des mortels, maudite soif de l'or? " (Purgatoire chant XXII, la Divine Comédie)
Déjà Frédéric Bastiat dans son petit ouvrage, "Maudit Argent" (ici), nous avait averti du caractère égoïste de l'argent en nous prévenant de cette loi qui tend les hommes à s'enrichir au détriment de leurs semblables, en effet ce que l'un gagne, suivant l'axiome de Bacon et de Montaigne, un autre le perd nécessairement. Aussi il importe que les uns ne désirent pas trop afin que les autres ne perdent pas trop. Il sera dit aussi que si l'argent est ce moyen qui devient finalité, le producteur peut devenir rentier et en le devenant il ne cessera de répandre, par son exemple, l'idée que l'argent est un bienfait en lui même. Le rentier est une espèce qui tend à faire augmenter la misère tout en favorisant le crédit. On obtient alors une communauté servile à l'argent et plus philosophiquement au Capital. Cette dérive a fait quitté l'homme de l'économie naturelle pour le faire passer dans l'économie de l'argent qui a corrompu la valeur naturelle des besoins et des choses.
Si donc l'argent est le liant de l'homme moderne il est proportionnellement l'isolant objectif des bons sentiments et de la charité dont il va se faire le devoir de posséder pour masquer sa corruptibilité. L'argent est donc devenu ce catalyseur humain universel pour engendrer une nouvelle universalité historique (p52) dont l'aboutissement sera probablement une communauté humaine mondialisée et unifiée sous une même monnaie.
La dimension qualitative de l'économie de l'argent a ce pouvoir de désagréger la substance de la vie par l'accumulation de satisfactions sensorielles immédiates. La question du sens glisse irrémédiablement entre les doigts (p59) et place l'être dans des dispositions psychologiques nostalgiques qui le font régresser au stade de la psyché infantile. L'être désire retrouver ces sentiments enfantins dénués de raison et de conscientisation. Cette échappée belle dans l'enfance est la résurgence émotionnelle qu'utilise le Capital pour faire perdurer des marchés qui auraient dû disparaître à cause de l'obsolescence programmée des marchandises. Cette régression émotionnelle et mercantile empêche bien l'âme de s'émanciper de la marchandise pour s'orienter vers la finalité objective de l'être, à savoir la vérité. C'est un cycle de réincarnation régressive qui fait tourner l'être comme le hamster dans sa roue parce que celui-ci est un piètre grimpeur.
Le Capital via l'argent greffe donc véritablement l'être à la marchandise produite par la machine et le maintient fermement au sol avec la nostalgie du produit perdu. Le fantasme ainsi produit par l'objet, selon ce que nous en dit Pierre Klossowki dans son ouvrage "La monnaie vivante " (ici), fabrique une émotion qui lie l'être à l'objet dans une socialisation de la volupté permanente avec la matière transformée par l'industrie. La jouissance avec l'objet du quotidien devient ainsi primordial et avec l'aide de l'euphorie de l'imagination on applique ainsi à l'objet acheté une félicité artificielle. Ce comportement pervers issu de l'objet fantasmé est décuplé grâce au désir mimétique engendré par le pouvoir de la publicité. Le monde industriel va donc exhiber tout un tas d'objets et qui a la faveur des désirs dégénérés va produire à outrance des objets obsolètes afin d'habituer le consommateur à la qualité du neuf. Cette mise en scène de l'émotion produit le fantasme à travers l'objet rêvé puis possédé dans un cycle qui se renouvelle perpétuellement afin que l'être n'ait pas le temps de désirer réellement la Vérité. L'unité individuelle est ainsi découpée en de multiples désirs et un conglomérats de besoins artificiels dans une jouissance stérile de l'émotion.
Finalement on devient tous comme ce Pilate qui se pose la question de savoir ce qu'est la vérité. Au lieu de dépenser l'énergie à la recherche de la vérité on la dépense dans des artefacts économique à potentiel de jouissance immédiate, ce qui fera dire à Anton Tchekhov dans les Groseillers, cette sentence bien inspirée,
"Un leurre qui exalte nous est plus cher que mille vérités."
À vrai dire la satisfaction immédiate chasse aisément la représentation des fins jusqu'à ce qu'elle sorte finalement de la conscience (p66). L'entendement humain qui peut être ici symbolisé par la scène du veau d'or au pied du Sinaï, est irrémédiablement attiré par ce qui rend toute chose accessible immédiatement et l'argent est dans ce cas pareil à la magie. Sa puissance de réalisation immédiate condense tous nos désirs, Georg Simmel nommera cela mécanisme de facilitation (p66). L'argent est donc devenu cette baguette magique capable de réaliser tous les souhaits, au diable donc Dieu et sa félicité à venir, tout naturellement le succès planétaire d'Harry Potter confirmera la chose. Il faut dire, que dans cette catégorie, si tenté qu'on puisse le mettre dans la même catégorie, "Le seigneur des anneaux" n'aura pas autant enrichi son auteur. Étant donné l'écart considérable d'enrichissement entre les deux auteurs, le pacte avec le démon n'est pas à écarter. En effet un tel succès est irrationnel et au regard du nombre ahurissant de lecteurs qui ont achetés ces livres, et dont le sujet ne mérite pas plus qu'un autre un tel déchaînement populaire, cela tient d'avantage de l'hypnose collective que de la publicité. Le diable, dans cette histoire-là, pourra t'on dire, a mis le feu au poudre en inspirant à l'auteur une histoire dont les ambiguïtés vont de pair avec la morale du moment. Bien évidemment cette lecture symbolise une nouvelle culture, de sorte que le magique à travers le numérique apparaît, pour les jeunes, comme la baguette magique du jeune sorcier. Et l'argent bien qu'invisible dans cette histoire-là devient cette alimentation énergétique nécessaire à chacune des applications du moment. Dans cette invisibilité du fonctionnement, le numérique apparaît alors comme une magie puissante.
Si nous devons donner une conclusion à cela, sans prescrire une quelconque morale, l'appréciation que l'on se fait de l'argent va donc décider de notre sort. Bien qu'utile au sens économique, au sens humain elle aiguise, à l'usage, le sens de l'iniquité. Bien entendu si l'argent demeure un facteur d'équilibre et de maintient de la société toute entière, il n'en demeure pas moins un génie assez efficace. C'est pourquoi ceux qui s'en passent témoignent par leur état de misère et de pauvreté que c'est le prix à payer pour cette non servilité à l'argent. Ainsi être véritablement libre c'est être pauvre et nous verrons donc dans la prochaine fiche de lecture, comment Georg Simmel définit la chose.
Antoine Carlier Montanari