Un Livre Que J'ai Lu (79) : L'âme De Napoléon (Léon Bloy)
Le catholicisme mystique de Bloy fit de Napoléon un événement divin aux proportions universelles. La mesure Bloyenne étonnement hégélienne, trouva le besoin de communiquer la divine clarté du corse avec le réalisme d'un peintre impressionniste. Si Balzac eut le temps de le lier au Christ et de l'affilier au caractère céleste, Napoléon prit son envol après que le roi français eut, comme Jean le Baptiste, la tête décollée. Le fils prodigue maltraita alors les têtes couronnées qui avaient lâchement abandonnée la France. Goethe, pour l'exemple, le peigna comme un demi-dieu sorti de l'histoire et destiné à l'illuminer d'une manière perpétuelle. Il fut alors conduit à faire courber les puissances d'en bas avec la fougue et la ruse d'un David, les ennemis temporels de la fille aînée de l'Eglise se sont alors fossilisés sous le joug de l’auguste empereur des français. Pour cela et pour avoir secoué le Pape il fut proclamé Antéchrist. Il s'écrira alors, "Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la victoire!" (p16) Il fut cet astre à l'excessive clarté qui dans les ténèbres devint aussi radieux qu'un soleil naissant, pour Bloy c'est la Face de Dieu dans les ténèbres (p25).
L'épopée napoléonienne fut aussi prodigieuse qu'incomparable, s'il se défit des plus grandes armées du monde il fit preuve d'une sérénité spectaculaire devant l’expansion militaro-historique de l’Europe décadente. En réalité sa mystérieuse puissance ne correspond à aucun postulat humain, la volonté divine, dans cette histoire-là, a porté à son plus haut sommet cet aigle dont les yeux avaient déjà perçu le bout de l'histoire. L'événement incompréhensible de sa défaite est un écho lointain du Golgotha et des Thermopyles dont il est vrai que les hommes n'en ont toujours pas mesuré la complexité dynamique. Le roi était mort, la monarchie aussi, il devint alors ce Samson qui défit les philistins en grand nombre et ce Pharaon qui vit se déverser sur son armée les eaux révoltées de la mer rouge. Léon Bloy soupçonne déjà à travers le Napoléon glorieux une nouvelle résurrection historique après l'irréparable révolution française. Cette ascension naturelle est un mystère à l'œuvre qui fut baptisé comme furent baptisés en leur temps la pucelle d’Orléans et le grand voyageur qui porta le Christ en nom. Ces trois-là ne furent pas animés comme tous les hommes, après le Christ ils ont préparé le Règne de Dieu sur la terre. Dans ce sens de l'histoire, s'accomplit en quelque sorte un triomphe du christianisme sans la sainte Église catholique. Aussi se sont-ils jetés comme l'éclat de la foudre avant que les tyrans ne les eussent vaincus car bien que les prophètes, par manque d'attention, à quelques siècles de distance, n'aient pu distinguer leur trace dans leurs visions, le grand Dieu qui est là-haut l'y est avait tracé de manière incomplète pour que le vieux griffu n'y anticipe pas sa fétide besogne.
Aussi l'aigle, niché sur les aiguilles alpestres vit comme Pétrarque au mont Ventoux, l'illumination céleste du jardin d'Eden. Et avant que ne vienne le froid de l'est, il coinça sous ses griffes la moitié du monde. Car la grande armée qu'il constitua en souvenir de celle d'Alexandre et de César a d'avantage élevée la France que les empires, mais plus tard, sur le champ de bataille, l'héritière républicaine désossa ce corpus tricolore afin d'humilier la France et sa céleste filiation. Bloy voit alors poindre les saints français qui jadis ont sacrifié leurs corps à cette terre mille fois abreuvée de sang et de chair. Napoléon est l'addition de cette race qui fut bâtit officiellement par Clovis devant le grand tabernacle. De même Charlemagne qui agenouille ses ennemis et les convertis, devient ce premier Napoléon en volonté.
Cet homme excessivement supérieur aux autres (p61), qui causa la ruine de tant d'armées et de souverains n'aura de précipice qu'une île au milieu de la mer. Il fut pour ses soldats l'âme visible et vivante de la France avant que le ciel le laisse échoir devant l'âme du monde dont la couronne demeure encore. Mais il fut tout de même empereur et rendu au centuple à la France et à son peuple une gloire mainte fois réclamé. Du reste, s'il tient d'avantage de pharaon que de Moïse, c'est parce que devant la France existât un empire que le mercantilisme déshonorait. Cette odieuse Angleterre qui le défit à Waterloo avec son obscur Wellington, fut alors voué à devenir l'ennemie de la fille aînée de l'église. La France fut ainsi, de force, attachée aux harnais de Napoléon avec une frénésie toute corse dont Wellington détachera sans le vouloir. Ce fantoche que l'histoire a presque oublié rendit plus de honte à l'Angleterre que de gloire tant sa victoire ne lui fut accordée que par un effet du ciel.
La défaite du 18 juin 1815 à Waterloo réalisa non seulement un tournant historique mais elle acheva dans le monde la portée universalisme de la France. Toutefois Napoléon défait par les anglais ne fut pas pour autant Hector vaincu par Achille. Le pouvoir occulte et apostat de cette nation voué à Satan (p97) n'avait jamais réalisé le héros grecque et romain qu'il fut tour à tour. À sainte Hélène il fut comme ce Prométhée enchaîné dont l'agonie l'immola comme un Sisyphe poussant son rocher. La beauté et le souvenir de Joséphine n'en furent pas moins douloureux jusqu'au jour où comme Jacob devant l'ange il regarda le ciel porter à lui son Saint-Esprit. Depuis ce jour funeste la France n'eut plus, à l'exception du grand général, de libérateur inspiré. S'il désola alors une partie du monde, il effaça toutefois quelques fausses gloires qui sans lui auraient demeurées presque éternelles et qui si elles n'avaient pas été dépréciées auraient amenuisé l'image de la splendeur historique de la France, laquelle, si l'on considère son développement moral, n'a laissé derrière elle aucune autre puissance qui la surpasse en vertu et en charité bien chrétienne, et qui n'a guère d'égale, à part peut-être l’Italie, en art, en esprit et en noblesse. A ce propos Napoléon eut les mots les plus élogieux concernant le français. Ces mots les voici,
"Le plus beau titre sur la terre est d'être né français; c'est un titre dispensé par le ciel, qu'il ne devrait être donné à personne sur la terre de pouvoir retirer. " (1)
Napoléon fut donc pour Léon Bloy ce que fut Lincoln pour Mark Twain. Ce souverain monstrueux maintes fois assemblé sur la toile par le non moins monstrueux David, aura sévit comme une apparition céleste dans l'esprit de Bloy. Napoléon pour Bloy était ce souverain idéal, le complexe paternel aidant, Bloy a transféré sur Napoléon son inconscient souverainiste et le désir ardent de retrouver la figure royale tutélaire et paternelle perdu en 1793. Le mécanisme de transfert révèle ce besoin de soumission comme le garçon qui éprouve de la satisfaction et de la fierté devant les actes virils et les manifestations de l'autorité paternelle. Chez Bloy donc le complexe paternel ne s'est pas estompé, il a pris la figure d'un puissant empereur de la même manière que l'est effectivement le père à travers le héros pour le garçon. Ainsi avec ce livre hautement symbolique Bloy opère une extension de lui-même. Dans cette union spirituelle Léon Bloy officialise son désir de voir renaître la France, et Napoléon est cette volonté divine à l'œuvre comme il le fut avec la pucelle d’Orléans. Les apparitions de la Vierge à la Salette viendront étancher la soif de Léon Bloy à ce propos. Dans son dernier ouvrage, le symbolisme de l'apparition, paru en 1925, léon Bloy étourdi par les larmes de la Vierge, conte alors avec une prose des plus sublimes et des plus érudites qui soit jamais enfanté de l'esprit d'un poète, toute la charité du Ciel et qui malgré son expression presque indéchiffrable, grave dans le cœur les intentions parfaitement pure de la Mère du Christ.
Napoléon était donc fait pour accomplir ce que sa nature lui commandait et que le ciel lui avait offert pour ne pas s'en détourner. La tâche universelle qui fut la sienne, adoubé par la main toute aussi universelle du pape Pie VII qui dira à ce propos de reconnaître en ce sacre la Volonté du Père céleste qui s'accomplit sur la terre en même temps qu'au plus haut des cieux (p88), et anticipant en quelques points celle de l'Antéchrist, et au temps que le monde fut l'Europe, fit de lui l'arbitre et le pétrisseur du monde (p89).
Antoine Carlier Montanari
(1) Napoléon, Manuel du chef, Aphorisme. Ed. Petite Biblio Payot, p42