Un Livre Que J'ai Lu (77) : La Religion de M.Pleur Et Autres Nouvelles (Léon Bloy)
M.Pleur est en apparence cet autre Ebenezer Scrooge de Charles Dickens, qui autant avare que paranoïaque offrait aux mondains une image de lui des plus vilaines. Il avait cultivé au dépend des autres, une vertu que personne ne put observer, seul le narrateur comprit qu'il avait cultivé le suprême honneur d'être incompris (p18). Aussi ce M.Pleur s'évertuait de paraître mauvais et vil afin que personne ne puisse l'anoblir et l'enorgueillir. Il n'eut donc, pour le plaisir de la conversation, aucune difficulté à amalgamer l'argent à Dieu. Mais ce troublant aveu possédait cette puissance suggestive d'une prosopopée bien calibrée qui tient d'avantage du sarcasme. Le lecteur pourra savourer avec quelle prose l'auteur nous enivre de cette ambiguïté dont la chute ravira les baudelairiens comme les aurevillyens. À ce jeu Léon Bloy, caustique comme il le faut, fait du mauvais larron un bon larron.
Léon Bloy sait révéler l'ordure humanité, dans une martyre, la seconde nouvelle, il fait d'une mère une garce de belle-mère dont la malignité a cette même face cruelle qu'arborent les gargouilles rencognées sur leur perchoir de pierre. Cette madame Durable qui a lapidé moralement le ménage de sa fille a certainement fait de son âme une sombre demeure où sévissent encore pugnacement quelques ignominieuses rancunes. Elle n'en fut pas moins l'inverse de notre cher M.Pleur et toute aussi perverse que la marquise de Merteuil dont la sournoiserie est légendaire.
Dans la troisième nouvelle, les captifs de Longjumeau, la manigance du diable est ici directement à l'œuvre. Ainsi un couple bienheureux en amour et dont le ciel avait certainement ordonné qu'il en soit ainsi se voit devenir le jouet de ce satané diable. Léon Bloy conte avec une prose bien ficelée ce qu'il advint de ces charmants amoureux. Bien qu'ils tentèrent à maintes reprises de partir de Longjumeau pour y parcourir le monde afin d’y satisfaire leur soif d'aventures et d'exploration, le diable fit en sorte que jamais ils ne puissent quitter ce petit coin de France. La fin fut toute aussi tragique que celles des deux tourtereaux de Shakespeare. Ne cherchez donc pas dans cette histoire une morale heureuse, Léon Bloy a tout simplement choisi le nom de Longjumeau pour ironiser plus longuement sur la prédestination de ces deux êtres-là.
Dans la dernière nouvelle, Léon Bloy sociologise la femme à travers le portrait de deux d'entre-elles. L'une se prénomme Cléopâtre comme cette reine qui prend amant comme on prend royaume et l'autre se prénomme Pénélope comme l'épouse du fameux Ulysse et qui infatigablement attendit le retour de son voyageur d'époux. La loi des sexes fit que les deux mégères devinrent presque aussi illustres que leur patronne dont le besoin d'homme devint aussi primordial que la respiration, "Physiquement, nous dit alors Léon Bloy, toujours aussi caustique avec la gente féminine, une femme sans mari ne respire que par en haut."
Ces nouvelles forment en quelque sorte une ébauche admirable de l'œuvre de Léon Bloy. La prestance du style et le modelé de la prose ajoutent à la qualité narrative une proportion savante que le lecteur pourra savourer s'il est adorateur baudelairien. Il est vrai que l'auteur marial qui fit de l'aigle Bonaparte un sceau divin et qui mourut l'année des apparitions de la Vierge à Fatima, n'y est pas pour rien dans la résurgence d'un catholicisme intellectuel français. Huysmans, Claudel, Péguy, Bernanos et bien entendu Barbey d'Aurevilly ont sérieusement reincrémenté le spirituel catholique dans la pensée et la littérature française. Léon Bloy en apôtre aurevillyen réveille une prose déjà descendu aux enfers et qui maintes fois perdu a ressurgit comme une vieille langue aux accents secrets que Baudelaire a achevée avec ses fleurs du Mal.
Antoine Carlier Montanari