Un livre Que J'ai Lu (78) : Le Vice De La Lecture (Edith Wharton)
Le piètre lecteur est ici prié de retourner à ses mauvaises lectures sous peine de se voir infliger un qualificatif assez honteux et dont seul la lucidité morale pourrait l'en faire rougir. L'auteur, Edith Warthon, aristocrate new-yorkaise du début du siècle dernier, corrige l'idée de la lecture, lire dit-elle à la page 13, n'est pas une vertu mais bien un art. Aussi le marque page est le révélateur de ce lecteur sans cervelle qui d'évidence ne retient que peu de choses de sa lecture. La pertinence de l'ouvrage, pour lui, n'est pas un motif sélectif, la jouissance immédiate est le baromètre de ses choix, c'est pourquoi il est l'esclave du goût et non de la raison. Il est évident, pour l'auteur, que ce genre de lecteur est comme le touriste qui regarde des chefs d’œuvres sans reconnaître véritablement leur valeur, incapable même d'en témoigner honorablement (p17). Il n'a pas la moindre conscience de l'essence de sa lecture, il est un lecteur-foule qui ne lit que les livres lus par la masse critique de lecteurs sans cervelle. Aussi il dépend du nombre, le choix de sa lecture dépend de la vox populi (p19). Il admire les seuls livres qu'il peut comprendre et met un point d'honneur à lire les livres du moment et une fois lus retournent au placard comme s'ils n'avaient jamais existé.
Cette catégorie de lecteurs met donc en danger la production littéraire puisque l'éditeur soucieux de ses finances, sera plus enclin de fournir de la platitude si on le lui réclame. Aussi le Capital étant adversaire de la qualité quand le quantitatif se fait sentir, il n'hésite donc pas à confondre la morale si le nombre lui réclame l'immoralité. Cette nocivité réclame donc une écriture médiocre et développe la carrière de l'écrivain médiocre tout en l'encourageant à le rester. En réalité la mécanisation de la lecture a favorisé son industrialisation et sa soumission au Capital. Les auteurs les plus riches, aujourd'hui, ne sont certainement pas les plus talentueux, ils sont certes les plus lus mais ils ont bien empêchés leurs lecteurs de se tourner vers des lectures plus nobles. Cette double responsabilité forme une sorte de carrière du vice qui se persuade de sa valeur par le nombre de lecteurs.
Les livres nuisibles et les livres triviaux nous dit l'auteur à la page 27, sont les fruits d'auteurs secondaires dont l'intelligence ne peut rendre compte des grandes évocations existentielles. c'est ainsi que le lecteur médiocre oeuvre systématiquement contre la grande littérature (p30) et bien que cette littérature soit essentiellement étudiée dans les grandes écoles et les institutions sérieuses, elle n'attire pas pour autant à elle les lecteurs médiocres. Ces derniers d'ailleurs ne tirent aucun avantage des grands livres, on peut affirmer à ce propos que ces derniers n'ont effectivement que des grands lecteurs pour les apprécier. Sociologiquement la qualité du livre est en rapport à la couche sociale, ce que lit l'ouvrier et ce que lit le bourgeois est fonction de sa culture de classe. Il n'est donc pas étonnant que l'ouvrier ait une culture de supermarché et le bourgeois une culture de bibliothèque.
Concernant l'auteur, Edith Wharton, une courte biographie présente à la fin de l'ouvrage, témoigne de sa solide éducation et de la formation intellectuelle qui fut la sienne. Ayant accès, dès sa jeunesse à la grande bibliothèque de son père elle s'est familiarisée avec les grands auteurs tout en éprouvant le besoin à son tour d'écrire des poèmes et des nouvelles. On comprend alors pourquoi, au regard notamment de son statut social, qu'elle ait pu devenir un écrivain reconnu qui fut rendu célèbre pour son roman Le temps de l'innocence. Son goût précoce pour la lecture et ses facultés intellectuelles l'ont tout naturellement poussé à écrire très tôt. C'est donc à 16 ans, en 1878, qu'elle publie à compte d'auteur son premier recueil de poèmes. Elle fait parti de ces femmes auteurs américains du XIXème siècle qui ont travaillé à la valorisation de la place de la femme dans la société. Tout le XIXème siècle américain verra prospérer dans ses rangs des romancières et des femmes de lettres dont le talent abreuvera et façonnera la société occidentale déjà chamboulée par l'ère industrielle, le marxisme, le nihilisme et les Lumières. On peut citer entre autres Louisa May Alcott, l'auteur des quatre filles du docteur March, la poétesse et très chrétienne Emily Dickinson et Laura Ingalls Wilder l'auteur du très célèbre cycle autobiographique, La petite maison dans la prairie. Ces romancières sont des révélateurs essentiels de la sociologie américaine de l'époque dont l'expansion insolente provient de cet enracinement profond que la solidité paternelle a su magistralement préserver. Cette matrice d'unification et de transmission a permis à l'Amérique de prospérer au delà de ses propres frontières avec un suprématisme sans faille. Ces icônes féminines qui au bout du compte s'incarnent symboliquement dans la statue de la liberté, ont sociologiquement émancipé et affranchi un vieux monde protestant et puritain que le décalogue avait un peu trop sérieusement éloigné de la figure christique du nouveau testament.
Antoine Carlier Montanari