Un Livre Que J'ai Lu (71) : Sermon Sur La Mort Et Autres Sermons (Bossuet)
La longue préface de Jacques Truchet, professeur à l'université Paris-Sorbonne, nous introduit dans le monde de la prédication où la valeur morale a pour objectif d'éloigner les âmes de la damnation. Pour cela Bossuet, qui est disciple de Vincent de Paul (p29), va écrire une série de sermons dont l'autorité et la valeur vont perdurer au delà de sa mort, en 1704. Aujourd'hui, s'il trône en pierre sur la place qui fait face à la plus grande église de Paris, il est devenu une référence théologique de grande importance dont les sermons résonnent encore comme des avertissements précieux. Il faut ajouter, que dès 1691, Bossuet entreprend une correspondance avec le fameux philosophe allemand Leibniz dont on pourra rappeler ici sa très célèbre interrogation,
"Pourquoi y a t-il quelque chose plutôt que rien?"
Cette simple question, qu'on a déjà souvent évoqué, n'est pas sans rapport avec notre ouvrage puisqu'elle pose les bases d'une réflexion sur le devenir. Si Bossuet est un chrétien avéré, Leibniz l'est tout autant. Quand ce dernier questionne ainsi les hommes, c'est le monde qu'il vise, la formule pose une colle à ceux qui ont effacé Dieu de l'équation. Pour eux, inévitablement, la question demeure sans réponse. Dans cette optique le rapport à la mort change, les croyants demeurent dans la promesse d'une vie éternelle et les athées voient dans la mort la fin de la vie. On peut ici, pour illustrer la vision de l'athée, reprendre à notre compte, dans un épisode de la série italienne, Il Miracolo, un court dialogue entre une mère et ses deux jeunes enfants. Le petit garçon prend alors la parole:
- Maman qu'est ce qui arrive quand on meurt?
Celle-ci, étonné et légèrement troublé, lui répond:
- Rien, il ne se passe rien! On s'endort pour toujours sans qu'on s'en rende compte. Un long sommeil comme si quelqu'un éteignait la lumière.
Mais la fille aînée, à peine plus âgée, avec une certaine humeur provocatrice demande à son tour:
- Alors pourquoi on vit si on doit mourir?
La mère répond alors:
- Demande à ton père?
La petite fille se retourne alors vers son père et lui pose la même question. Ce dernier ne répond rien et finit par sortir de table, tracassé par ses affaires. Il est à noter que l'épisode en question est prénommé "Tous, sauf Lazare", en référence à la résurrection de Lazare par le Christ. La série traite d'un phénomène miraculeux, à savoir une statue de la Vierge qui pleure des larmes de sang, et qui met le gouvernement italien dans une situation embarrassante à la veille d'un référendum cruciale pour le pays.
En l'absence donc de projet à long terme il n'est pas exagéré de dire que les athées sont dans une impasse existentielle, d'une part contraints de réussir ici bas pour tenter de donner un semblant de sens à leur vie, et d'autre part ils sont devenus des simples poupées entre les mains d'un univers dont le hasard peut tout aussi bien demain les effacer de la carte, comme se fut le cas pour les dinosaures ou d'autres espèces encore inconnues de nous. Cela montre bien comment la mort devient dramatique pour les uns et bienheureuse pour les autres.
Ce changement dernier qu'est la mort, nous dit Bossuet, à la page 46, affecte chacun en proportion de son attachement au monde. Les trésors que le riche a amassé l'accrochent solidement à la vie, mais pour autant s'il venait à tout perdre, la mort lui apparaîtrait comme la véritable solution. Pour lui la vie est essentiellement lié à sa richesse matérielle. Pour le pauvre, la vie est avant tout une question de survie, il s'accroche, il lutte et ne cède pas aussi facilement au désespoir. Bossuet va donc, à partir de ce postulat, s'adresser à l'homme riche qui croit que la vie l'honore en lui fournissant autant de richesses. Au regard de ces deux conditions, celle du riche, au moment de la mort, le contraint à une séparation si brutale avec les biens du monde que son cœur est dans l'angoisse de perdre l'assistance de ces mêmes bien (p49). Ces chaines invisibles qui lient l'âme au monde, empêchent bien cette dernière de se libérer intégralement du monde. Son enracinement n'est pas le Ciel mais bien le monde dont les richesses ne l'ont jamais en réalité guéri de l'avarice et de l’égoïsme.
Quant au pauvre, à l'image du personnage d'Herman Melville, Joyeux Musc, que l'on a pu découvrir dans son petit ouvrage Cororico, est bien plus proche du Ciel que le riche puisque son détachement au monde est quotidien. La pauvreté le contraint à reconsidérer l'existence, la richesse pour Joyeux Musc est non pas celle des biens du monde mais bien celle, à travers le chant majestueux de son coq, de la gloire de Dieu au plus haut des cieux (p57). Melville fait de ce coq, qui chante comme un roi oriental dans la magnificence d'un opéra italien, le seul véritable bien de cette famille qui vit très pauvrement. Il illuminait la cabane, il en glorifiait la médiocrité, écrit-il à la page 53. Si le coq, nous dit Melville, trois pages plus loin, fût un soleil , il fut cette présence de Dieu rayonnante et joyeuse qui accompagna toute cette petite famille au moment de mourir. Les derniers mots de Melville à ce propos sont sans équivoque,
"Il semblait que le coq voulait réunir instantanément toute cette famille au paradis. Et les enfants paraissaient seconder ses efforts. Un désir de délivrance intense et profond les transfigura, sous mes yeux, en esprits. Là où ils gisaient, je voyais des anges. Ils étaient morts."
Aussi, depuis le Christ, le riche ne semble plus pouvoir être en mesure d'obtenir la félicité éternelle, pour Bossuet tout homme attaché au monde est un mauvais riche. "Dans leur graisse, dit le Saint-Esprit, dans leur abondance, il se fait un fonds d'iniquité qui ne s'épuise jamais." (p54). Bossuet cite alors le verset 7 du psaume 72 (LXXII), pour rendre compte de cette maudite soif du monde qui peut faire du cœur de l'homme une terre aussi boueuse que celle qui charrie les damnés en enfer. L'homme riche du monde doit alors apprendre le détachement à la manière du chauve qui a perdu petit à petit ses cheveux. C'est apprendre à faire le deuil, lequel ajuste la volonté vers des attachements spirituels car ceux-ci demeurent dans l'âme éternellement. A en croire le Christ, si le trou d'une aiguille peut accueillir un chameau, le riche est perdu pour le ciel puisqu'il est attaché au monde de manière si obscure qu'il développe ce regret amer d'abandonner tout. Et comme l'oeuvre de son détachement total lui a manqué il est traîné au supplice final sans avoir pu faire amande honorable (p56, p57).
Le monde est comme le vent qui agite la floraison d'un arbre, ce vent ne fait que flatter l'arbre qui croit tout naturellement être libre dans ce mouvement (p60). Il s'imagine produire lui même cette agitation alors qu'il cède à la contrainte du vent, ainsi les hommes du monde sont comme cet arbre, ils jouissent d'un sentiment de liberté et non de la liberté elle même. En se comportant ainsi ils ne dissipent pas les ténèbres du monde, et qui d'espérances trompeuses en espérances trompeuses, produisent des affaires toutes aussi trompeuses. C'est pourquoi ces affaires trompeuses ont un point commun, elles servent un maître qui exige des esclaves, à savoir l'argent. Ce dieu visible, disait Marx, dépouillera les églises de ses prêtres et de ses serviteurs (1), car tout, poursuit Marx, est son esclave. Aussi, celui qui possède ce maître est devenu un dieu parmi les hommes. Il n'agit donc plus suivant ses qualités propres et les talents qui composent sa nature, il agit à travers l'argent qui lui donne pouvoir sur tout puisque tout obéit à l'argent. Ainsi sa manifestation vitale en tant qu'homme, est annulée par le pouvoir absolu de l'argent dont la force symbolique procure une aura étincelante. Cette sanctification que le veau d'or a matérialisé, présume pour celui qui la possède, d'une fausse et injuste gloire sur les autres hommes. Pour cela, Bossuet nous averti, que le temps que constitue une vie est très court et qu'il nous faut nécessairement servir un autre maître que l'argent car ce dernier n'est pas en mesure de nous suivre dans l'autre monde. Il nous faut donc nous atteler à cette grande affaire que l'on nomme la mort (p61,p62) en commençant par servir ici bas le Maître qui régit l'éternité.
La mort, la grande affaire donc! Et pour ne pas avoir à soupirer au moment où celle-ci frappe à la porte, il faut, de la même manière que le fait l'homme honnête quand il thésaurise pour acheter de quoi nourrir et garder à l'abri sa famille ou qu'il constitue un bas de laine pour les jours difficiles, nous accorder immédiatement et sagement avec le présent. Aussi la Genèse offre un exemple, qui, admirablement illustre ce propos. En effet, que fit pharaon lorsqu'il entendit, de la bouche de l'hébreux Joseph, la signification de son rêve? Il mit à profit les sept années d'abondance prophétisées dans son songe pour palier les sept années de famine qui suivront. Cette pleine lucidité qui anima pharaon fut un don de Dieu afin de montrer, par ce fait, que tous les hommes possèdent en eux même les moyens de leur libération. Pharaon n'eut donc pas le cœur aussi endurcit qu'on aurait pu le croire, pour Bossuet, la félicité du monde, à travers l'aise, la joie, l'abondance, est seule capable de faire tarir dans le cœur la source de la compassion (p68). C'est la grande malédiction, la félicité du monde va vers les plus riches, elle ôte la bonté, l'attendrissement, la pitié même, éloignant ainsi la souffrance des autres. Bien au contraire, la félicité de Dieu va vers les plus petits, elle tend à imiter Celui qui sur la croix avait dit que les derniers seraient les premiers.
Cette oeuvre qui consiste à se soucier des autres, non seulement des malheureux mais également des mondains dont l'âme est le plus souvent en état de décomposition avancée, fait que nous devenons des véhicules de la grâce. Cet ordre instauré par le Christ qui fait de l'amour non plus un état mais une orientation, rectifie les inégalités et les injustices causées par le péché. Aussi le désordre des libertins, qui est l'ordre du monde, devient ce fond d'iniquité qui à la fin des fins est puni dans l'éternité d'une manière qui fut convenablement dessiné par le poète Florentin. C'est pourquoi dans l'attente de ce grand jour qui verra notre âme mise à nue où tout y sera démêlé de manière miraculeuse et tout y sera jugé suivant les intentions du cœur, nous devons, nous dit Bossuet, nous préparer à mettre la dernière main au temple que nous sommes.
Cependant n'oublions pas que la justice de Dieu n'est pas arrêté et tant que la vie ici bas n'a pas rendu son dernier souffle, Dieu fait paître aussi bien le méchant que le gentil car il sait bien, comme l'a montré le bon larron, que les uns comme les autres sont soumis au changement. Du fait si Dieu permet la maladie il sait que pour les uns elle sera l'occasion de s'émanciper de la félicité du monde et pour les autres, elle sera une si grande détresse qu'elle fera surgir de leur cœur tout ce qu'il y a de plus mauvais. Il n'est donc pas certain que celui qu'on estime bon soit sauvé et celui qu'on estime mauvais soit perdu. De ce fait, les uns et les autres doivent prétendre au salut de leur âme, les uns en se purifiant et les autres en veillant à ne pas sombrer dans l'orgueil en pensant qu'ils seront sauvés. Car sans la ressource de l'humilité on devient comme cette herbe verte qui durant l'hiver ose bien se comparer à cet arbre fruitier qui a perdu sa verdure. C'est donc là l'occasion de méditer sur le devenir de cet arbre qui, quand l'été aura atteint sa plénitude, tandis que l'herbe se sera en partie asséchée par les fortes chaleurs, portera les fruits magnifiques qu'on attendait de lui (p99, p100).
Tout naturellement, la volonté doit être réglée de manière à désirer ce qui convient le mieux pour l'âme. Il est donc nécessaire, nous dit Bossuet, à la page 109, d'exclure l'amour des grandeurs de ce monde qui ne sont que des félicités artificielles. Pour réaliser combien les félicités de ce monde sont trompeuses, il faut pouvoir imaginer que le plus grand des plaisirs qui soit n'offre jamais à l'âme la moindre occasion de s'élever, pire même, l'âme s'attache d'avantage au monde et qu'elle est mise en retard de ce qui est essentiel. L'âme est comme tirée puis aspirée, elle ne perçoit pas alors que la direction qu'elle emprunte l'éloigne irrémédiablement de la vérité. La félicité du monde agit comme un leurre dont la force d'attraction est produite par l'idée du plaisir. Aussi quand l'âme jouit elle n'est plus à même d'enfanter du bien puisqu'en elle s'est établit un inhibiteur de sagesse. Ce mécanisme est un principe aliénatoire dont l'âme ne prend réellement la mesure que lorsqu'elle y est contrainte. Aucun des plaisirs qu'elle a consommé ne peut alors résoudre ses névroses. Quand surgit la grande difficulté, l'âme sait intuitivement que les réponses et les solutions à ses inquiétudes ne se trouvent pas dans les félicités du monde, celles-ci deviennent alors superficielles et inadéquates au regard des nouvelles circonstances.
Et pourtant, de nombreuses bouches disent encore qu'il faut en profiter avant de mourir. Le mot "profiter" est ici relié aux plaisirs du monde. Ceux-là peinent a comprendre le sens de la vie, ils ont troqué le sérieux de l'existence contre les plaisirs d'ici bas. En vérité, la vie doit être pareille à cette journée de travail honnêtement accomplie, tout naturellement, la nuit qui vient permet de se reposer des efforts accomplies durant la journée. En effet l'âme est ainsi heureuse de trouver la paix dans un repos bien mérité. La mort doit s'accueillir comme le sommeil qui vient, on doit accepter cette transition pour repartir sur de bonnes bases.
Pour finir, la dernière partie de l'ouvrage propose une réflexion de Bossuet sur la passion du Christ. Bossuet insiste sur le mot "Testament" en référence aux deux testaments qui composent la Bible. C'est donc la mort qui impose le mot en question, en effet la mort du Christ fixe sa vie par écrit et rend compte aux générations qui viennent d'un modèle de vie et de mort exemplaire . Le rôle du testament empêche donc bien de disparaître des mémoires et où le comportement mimétique tisse un lien mémoriel visible qui traverse le temps. L'exemplarité du Christ se retrouve donc dans les saints catholiques et les bienheureux, à travers eux l'image du Christ apparaît bien vivante, aussi vivante et présente que sur les nombreuses peintures qui illustrent justement les scènes décrites par les quatre évangélistes, Matthieu, Marc, Luc et Jean, dans le nouveau testament. Ces dépositaires qui ont assisté le Christ durant sa vie public, ont témoigné, chacun à leur manière, du quotidien de leur maître. Les deux milles années qui ont suivis ont porté d'abord en Occident et par la suite sur tous les autres continents, la vie du Christ comme le modèle sacré et vivant à suivre. Aussi cette fameuse naissance qui est fêté chaque année dans la nuit du 24 au 25 décembre, a inauguré une nouvelle ligne temporelle, adoptée désormais dans le monde entier.
C'est donc bien une naissance qui rythme le temps humain historique, c'est pourquoi Bossuet fait l'éloge de la mort de cette auguste naissance puisque la résurrection est venu annuler cette même mort. Il faut comprendre que le Christ, par ce haut fait, détourne les hommes de la passion du monde par sa propre passion, celle de la souffrance et non celle des plaisirs et des jouissances. En changeant à la manière du Christ on meurt effectivement au monde mais on renaît à la vérité, c'est cela que signifie sa résurrection. Sa mort donc est un baptême par le sang dont le projet est la purification absolue de tous les péchés. Pour le profane, comprendre cela est à la fois étrange et presque surréaliste tant l'époque actuelle est baigné d'irréalité numérique où tout se vaut et rien est sacré. C'est l'ère d'un spiritualisme numérisé où l'esprit du monde s'est connecté à chaque conscience avec une si grande efficacité qu'il donne l'impression d'être omnipotent. Cette vertu de parade singe la communion des saints tout en occupant vigoureusement les esprits afin que ceux-ci ne conscientisent pas la réalité du monde, laquelle doit mourir selon les grandes prophéties monothéistes.
Antoine Carlier Montanari
(1) Les manuscrits de 1844,p189 et 208