Un Livre Que J'ai Lu (65) : Sociologie Des Religions (Jean-Paul Willaime)
La religion doit pouvoir supporter la critique rationnelle tout en répondant aux questions des penseurs modernes athées et matérialistes. Il est vrai, nous dit l'auteur, que la critique rationaliste de la religion, permet de mettre en évidence les facteurs d'influences d'une conception sociale collective. Si Marx parle d'opium du peuple, la religion n'en demeure pas moins un coefficient d'unité où s'exerce une autorité morale. Engels (1820-1895) (ici), dira du christianisme qu'il est la première religion sociale universelle tout en faisant un parallèle entre sa nature primitive et le socialisme, on parle alors de pré-communisme en habit religieux. En effet, le christianisme ne fonctionne qu'avec les masses laborieuses, des esclaves de Rome aux esclaves noirs d'Amérique, son Ethos est fortement imprégné de cette parole émancipatrice du Christ, les derniers seront les premiers et les premiers les derniers. Marx a semble t-il évacué l'expression christique, rendre à César ce qui est à César, c'est pourtant là la véritable radicalité. Si la religion est pour Marx le bonheur illusoire du peuple (p10), il n'a pourtant pas souligner le rôle émancipateur du christianisme. Pour autant, son compatriote, le poète Heinrich Heine révélera cette christianisation sociale à l'oeuvre dans le communisme,
"L'anéantissement de la foi dans le Ciel a une importance non seulement morale, mais aussi politique. Les masses ont cessé de porter leur misère terrestre avec la patiente du christianisme, et aspirent à la félicité sur cette terre. Le communisme est une conséquence naturelle de cette nouvelle vision du monde, et il se propage dans toute l'Allemagne."
La morale émancipatrice marxiste va alors constituer une religion qui ne dit pas son nom et qui portera le nom de Socialisme. Antonio Gramsci (1891-1937) (ici), théoricien marxiste, réalisera que les méthodes de propagande et d'encadrement de l'église catholique pour convertir les masses représentent une formidable source d'inspiration (p14). Sur l'autre grand continent, à l'ouest, Edwad Bernays, influencera les foules avec des manières directement inspirées du département de l'administration pontificale chargé de la diffusion du catholicisme. Il faut dire que le mot latin "Propaganda", qui sera d'ailleurs le titre donné au livre d'Edward Bernays, ne signifie ni plus ni moins que "propagation de la foi". Il faut dire, que dans cette affaire-là, le profane a entièrement corrompu le mot.
Pour Alexis Tocqueville (1805-1859) (ici), c'est la religion chrétienne qui mène à la liberté, si les Lumières semblent avoir acquis la primauté de ce mot, il n'en demeure pas moins que l'observance du décalogue est et restera le véritable contrat d'émancipation (p15). C'est un retournement complet de perspective, le philosophe français assiste lucidement, à travers les Etats Unis d'Amérique, à l'émergence d'une nation profondément libre tandis que sur le vieux continent les Lumières et le socialisme élaborent une liberté sous tutelle. Tocqueville est même très clair sur le sujet, pour que le peuple ne soit pas sujet au désordre et à l'impuissance, il lui faut un socle commun aussi solide que les tables de la loi afin que leurs actions soient toutes semblables. Dieu est donc ce ciment parfait sur lequel la jeune Amérique moderne et mercantile s’appuie pour montrer au monde que la dimension religieuse neutralise les effets totalitaires du politique. Jamais nation pu aussi bien que l'Amérique corréler modernité et religion. Effectivement, en quelques décennies l'Amérique va connaître une prospérité et une croissance insolente.
Pour Emile Durkheim (1858-1917) (ici), la fonction d'intégration sociale du religieux est essentielle (p19), en effet elle génère naturellement du collectif. Si l'imaginaire catholique, dans la France laïque, influence encore le sentiment collectif (p19), il est à noter, nous dit Durkheim, que le croyant à quant à lui plus de force pour supporter les difficultés de l'existence que le non-croyant. En effet, le croyant est déterminé par une politique du salut conditionnée à la croix. En effet l'expression "Porter sa croix" est une expression toute chrétienne qui a permis à la civilisation occidentale de solidifier et d'affermir la patiente, de sorte que les intérêts du monde ne s'oppose pas au salut de l'âme. En effet si le profane privilégie la banque terrestre, le chrétien doit plutôt amasser des trésors au ciel. C'est pourquoi le caractère extra-mondain du christianisme va sacraliser un sentiment d'abnégation qui honore le mérite par le labeur. Ce sentiment collectif (p21) rehausse la dignité du plus grand nombre et annonce en avance l'importance de l'opinion populaire.Durkheim insiste sur cette distance qui sépare le sacré du profane et qui fait échapper du premier le second (p18).
Pour Marcel Mauss (1872-1950) (ici), neveu de Durkheim, la prière est un acte religieux efficace qui soude un collectif autour d'une même idée. La communion dominicale est ce mouvement d'unité que l'Eglise catholique parachève à l'échelle planétaire. Les catholiques ont nommé la chose, la communion des saints, ce que l'Ecole durkhemienne à nommé une communication entre le monde sacré et le monde profane (p22).
Pour Georg Simmel (1858-1918) (ici), la piété n'est qu'un autre sentiment émotionnel qui participe à la cristalisation de la société. Ce relativisme simmelien ramène le fait religieux à un phénomène tout aussi influent, par exemple, que celui de l'art (p27). La piété est toute aussi adressé à l'homme qu'à Dieu, conférant ainsi à la piété des potentiels de dévouements aux choses du monde (p27). Cette religiosité profane va être à l'origine de la sacralisation de la société du spectacle et de tous les potentiels universalistes empathiques. Ce post christianisme ne reconnait désormais plus sa paternité et dénonce les moindres remarques critiques de l'Eglise romaine. Si Max Weber, dans sa fameuse étude, L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, en 1905 (ici), rappelle l'origine chrétienne du Capital, il rappelle en réalité que la vie ascétique consacrée au travail est bien liée à une vision théologique du salut. En effet réussir dans les affaires est un signe de bénédiction divine, l'économie devient ainsi un moyen de se sanctifier. Dans cette histoire-là le Capital est devenu ce nouveau Veau d'Or dont la totémisation s'est muté en temple grec à New York.
Il faudra pourtant rappeler qu'aucune société, aussi laïque soit-elle n'a été en mesure d'éradiquer la présence du religieux. La France, sur ce plan là, reflète assez bien cet antagonisme. Gabriel Le Bras (1891-1970) (ici), a dénombré quatre couches de catholiques. Malgré la forte inquisition laïque, Gabriel Le Bras comprend que le catholicisme ne peut se limiter à la pratique plus ou moins importante des rituels, il existe des paramètres beaucoup plus subtiles qui influencent en profondeur l'esprit religieux du peuple. Guy Michelat souligne que le niveau de pratique s'élève en même temps que le niveau de croyance (p54). On peut ainsi constater, de la part des autres confessions présentes sur le territoire français, que leur taux de pratique reste assez faible (p53, p56). Mais l'assistance régulière à un service cultuel n'est pas aussi importante ni central dans l'Islam, le protestantisme et le judaïsme que dans l'orthodoxie et le catholicisme (p53,p57). Mesurer la religiosité en fonction de la dimension ritualiste n'est toutefois pas aussi déterminante si la dimension idéologique et la dimension intellectuelle ne sont pas prises en compte. En effet, la logique du sentiment religieux est par exemple très prégnante chez les juifs et les musulmans où la place du sacré dans le quotidien est bien plus visible que chez les chrétiens.
Si les différentes religions constituent une médecine du salut, le radicalisme religieux propose une volonté de salut public universel où les fidèles sont appelés à changer le monde en réagissant plus intensément aux doctrines opposées à leurs valeurs. Dans le catholicisme, cette dynamique fut incarnée par Mgr Lefebvre dont l'année de naissance correspond curieusement à l'année où fut promulguée la fameuse loi de la séparation des églises et de l'état, en France, à savoir 1905. Le tribun français ne souhaite cependant que conserver la teneur traditionnelle du culte romain dont la modernité était en train d'assoupir. Quant au fondamentalisme protestant, il est apparu au moment où le courant darwinien de la conception du monde ridiculisait le créationnisme biblique (p66, p67). La primauté du livre sacré doit donc être restauré dans un monde universitaire américain presque déjà entièrement voué au culte du Veau d'or. Le fondamentalisme protestant, qui toutefois ne refuse pas la société moderne, n'hésite donc pas à rappeler ces valeurs fondamentales chrétiennes qui ont soutenues les pères fondateurs de l'Amérique. Le politique doit d'ailleurs s'y conformer sous peine d'excommunication verbal d'où, par réaction épidermique, une montée en puissance d'une radicalité démocrate directement inspiré du socialisme européen. En ce qui concerne le milieu juif, les ultraorthodoxes et les nationalistes religieux ont à cœur de reconstituer sur la terre de leurs ancêtres le temple de Dieu sur terre. Israël doit donc être le territoire d'une judaïté intégrale non contaminé par un monde profane. Le "Grand Israël" (p68) demeure donc une superstructure à vocation universelle où le peuple juif formera en quelque sorte l'intercesseur des peuples auprès de Yahvé lui-même. Toutefois le projet est entaché de l'intérieur, en effet la ville de Tel Aviv a fait resurgir l'esprit de Sodome et Gomorrhe où apostasie et blasphèmes s'opposent à la piété juive de Jérusalem.
Quant au radicalisme islamique, il n'est pas d’avantage le produit du takfirisme, lequel est issu directement du qutbisme, idéologie radicale qui prône le djihad global, que du Coran seul. Cette vision ultra violente est née d’une volonté d’émancipation de certains penseurs musulmans comme l'égyptien Sayyid Qutb (p68) et du pakistanais Maulana Maududi lors des colonisations occidentales. Au départ c’était un moyen de pousser les musulmans « endormis » à la révolte, au combat contre les occidentaux et les chefs musulmans laïcs, mais au fur et à mesure que l’expansion néo libérale et mercantile occidentale s’étendait, le takfirisme inspira les cellules islamistes armés telles que Al-Qaïda, Daesh et les talibans. A ce titre les musulmans non acquis à cette cause sont autant d'ennemis à abattre, ils sont considérés comme en état d’apostasie de l’islam, crime punissable de mort. Pour compléter ce thème, l'ouvrage de Peter Sloterdijk, La folie de Dieu (ici) dresse l'ethos des trois monothéismes.
L'auteur, Jean-Paul Willaime, n'évacue pas la forme religieuse du politique, comme le montre le buste de Marianne exposée dans toutes les mairies de France (p76) et dont le nom est l'association de ceux de la Vierge et de sa mère, à savoir Marie et Anne. La République est donc la forme religieuse d'un laïcisme initié par les Lumières après la chute de la monarchie française. Ce système philosophique est un syncrétisme jaloux qui oeuvre avec oecuménisme pour empêcher le catholicisme romain de répandre son universalité religieuse. Ce mimétisme se retrouve d'ailleurs dans le Capital à travers ses multinationales qui ont parodiés le Saint Siège avec leur siège social. Cette assimilation du sacré par le profane ne s'arrête pourtant pas là, l’ethnologue Christian Bromberger souligne les analogies entre un match de football et un rituel religieux dont les joueurs peuvent en quelque sorte être comparé à des saints ou des idoles que l'on vient adorer, ce qui fait du sport une religion de substitution (p81). Cette pensée rejoint celle de Georg Simmel sur la piété, et il est vrai que le culte des sportifs parfois surnommés les dieux du stade, s'apparente à une dévotion collective antique. On peut ainsi voir du religieux partout, il suffit d'observer les rituels maçonniques ou les cérémonies d'ouvertures de quelques compétitions sportives pour se rendre compte que l'on est passé d'un religieux transcendantal à un religieux contemporain et qui feint d'avoir une foi pour transcender le séculier (p82).
Ces mutations contemporaines dans un monde techniciste a coincé la foi dans la sphère du marché concurrentiel (p82), tout en réduisant le sens de la vie sur terre à une cage sociale solidement liée à des solidarités matérielles dont les représentations légales sont autant de tables de la loi de partage et de tolérance. La loi de 1905 sur la séparation des églises et de l'état a relayé presque définitivement le fait religieux à la sphère privé. Ainsi, comme nous le dit l'auteur à la page 89, Henri de Saint-Simon, Auguste Comte et Emile Durkheim conçurent tous, à des degrés divers, une religion laïque de l'humanité qui a enfanté un nouvel ordre mondial œcuménique. Le terme "sécularisation" va alors être employé une multitude de fois pour expliquer l'assimilation progressive du monde religieux au monde laïc. Les effets dissolvants vont recomposer la matrice religieuse en rationalité spécifique qui conduira tout naturellement au relativisme comme science exacte. Et ainsi, nous dit l'auteur, en 1994, 71% de 18 ans et plus estiment, que chacun doit définir sa religion indépendamment des Eglises (p102). Ce processus d'individualisation de la vérité menace en réalité une unité universelle déjà entreprise par les religions mais dont le Capital et le marxisme ont plus que largement détourné à leur profit. Toutefois, l'effondrement du bloc soviétique et le retour de l'orthodoxie au plus hautes sphères de l'état russe, de l'islamisation de plus en plus visible en Europe et de la montée croissante du catholicisme en Chine, bouleversent une contemporanéité glacée par l'autorité économique. Mais la sur-modernité numérique individualise la vérité tout en renvoyant le monopole de la religion archétypale dans les musées, les brocantes et les marchés à puce. La religion des droits de l'homme a donc transformé le fidèle en un citoyen modèle où la politique de l'éthique du savoir vivre-ensemble est devenu le dogme des dogmes. Cette programmation transforme les rituels cultuelles en journées mondiales du commerce et redécore les pratiques culturelles traditionnelles en décor de cinéma ou de bande dessinée (p99). Les effets dissolvants de cette programmation ont été concoctée par les enseignes de la mondialisation et de la globalisation qui ont désormais la même autorité qu'une religion pour enfanter une indifférenciation générale des natures humaines. Ainsi chacun a raison, le consensus universel n'est que la servitude universelle.
Cette substitution du sacré par le profane, initiée par les Lumières, aussi bien chez les chrétiens à partir de la chute de la monarchie française en 1789 et chez les musulmans par la chute du Califat en 1924, a en réalité sacralisé le profane et profané le sacré. Toutefois cette interaction ne fait que vérifier l'influence du religieux dans l'anthropologie universelle (p116).
Pour conclure il est peut-être utile de souligner de manière succincte, à l'aide de ce tableau (ici), les principales observations sociologiques des religions relevées par nos sociologues évoqués plus haut.
Sociologues | Portraits | Pensée sur la religion | Ouvrage sur le sujet |
Friedrich Engels (1820-1895) |
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Le christianisme est un pré-communisme en habit religieux. | L'IDÉOLOGIE ALLEMANDE |
Antonio Gramsci (1891-1937) |
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Le politique doit s'inspirer du système organisationnel de l'Eglise catholique. | ÉCRITS POLITIQUES |
Alexis de Tocqueville (1805-1859) |
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C'est l'observance des lois divines (chrétiennes) qui conduit l'homme à la liberté. | DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE |
Emile Durkheim (1858-1917) |
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La religion a une fonction d'intégration sociale. | LES FORMES ÉLÉMENTAIRES DE LA VIE RELIGIEUSE |
Marcel Mauss (1872-1950) |
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La prière est l'acte de communion efficace pour souder un collectif. | LA FONCTION SOCIALE DU SACRE |
Georg Simmel (1858-1918) |
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La piété est un mode d'esprit émotionnel pas forcément religieux. | PHILOSOPHIE DE LA RELIGION |
Max Weber (1864-1920) |
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Le rationalisme ascétique du protestantisme a joué un rôle essentiel dans l'esprit du capitalisme. | L'ESPRIT DU CAPITALISME |
Gabriel le Bras (1891-1970) |
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La religiosité ne se mesure pas en fonction de la pratique des rituels. Il faut prendre en compte la dimension idéologique et intellectuelle. | ÉTUDES DE SOCIOLOGIE RELIGIEUSE |
S'il faut tirer de ce tableau une courte conclusion, assurément le facteur religieux est un principe actif dont il faut assimiler pour mieux comprendre le tissu social des peuples. La sécularisation de l'intellect depuis Emmanuel Kant avec sa critique de la raison pure, n'a pourtant pas effacer le besoin de transcendance si naturel à l'homme. Au regard de l'hyper organisation de l'Eglise catholique il apparaît clairement que la religion, dans ce cas précis, est devenu un état dans un état. En réalité l'état politique s'occupe des corps et la religion s'occupe des âmes.
Antoine Carlier Montanari