Un Livre Que J'ai Lu (28) : Éléphant Man (Frederick Treves)
C’est Anne-Sylvie Homassel, qui dans sa postface nous résume parfaitement le personnage, un vrai chrétien en marche vers le salut, dont l’âme est infiniment plus belle que le corps (p68). A dire vrai la mort de Joseph Carrey Merrick, alias Éléphant-Man, et surnommé par son ami et docteur Frederick Treves, John Merrick, rappelle celle de Joyeux Musc, personnage atypique de la nouvelle d’Herman Melville Cocorico (1). En effet, John Merrick mourût comme Joyeux Musc, la tête en arrière. Aussi, ces vies-là devraient servir de modèle tant la noblesse de cœur et d'esprit qui les habitaient sont devenus rares aujourd'hui.
L’auteur énumère les traits physiques de l’homme-Éléphant avec la précision d'un naturaliste, le réalisateur David Lynch n'eut donc aucun mal à reproduire le personnage pour son film sorti en 1980. Il faut dire que l’histoire est authentique, le British Medical Journal publia deux articles de Frederick Treves sur la question (2). Ce dernier ne manquera pas de qualificatifs pour surnommer John Merrick, vicieuse chimère, phénomène, créature, lépreux, fauve de cirque. Mais de tout cela il n’en était rien, John Merrick, suivant les propos de Treves, adorait discuter, lire et se livrait sans retenue à ce passe-temps (p25). L’intelligence de Merrick lui parut même remarquable, il portait sur le monde un regard d’enfant (p26). S’il avait su traverser les humiliations, les angoisses et les supplices provoqués par les foules et les curieux, il fut du moins, incapable de méchanceté, de rancune, de jalousie ni d'agressivité et de perversion et encore moins d’antipathie ou d’hostilité. Il fut l'exacte parole du Christ sur la montagne, Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu! (3). Ses épreuves l’avaient redressé, il était bienveillant, cordial et sensible, aussi aimable que possible et véritablement humble. Cette vie de douleur, spectacle cruel qui rappelle en écho la passion du Christ, n’a pourtant eu sur lui aucun des effets négatifs que pouvait attendre le mal quand il atteint l’homme. Il était comme cette chose pure dont parlait Simone Weil (4) et qui ne renvoie par le mal. Il était un saint sans que personne ne put s’en rendre véritablement compte.
Il est toutefois intéressant de noter, dans cette histoire-là, outre le rapport complexe du fond et de la forme, du beau et du laid et du bien et du mal, les notions de zoomorphisme et d'anthropomorphisme. Pour être plus précis, le zoomorphisme c'est la tendance à attribuer à l'homme ou à quelque chose des particularités animales, le loup-garou en est l'exemple le plus singulièrement connu. Quant à l'anthropomorphisme, c'est au contraire, la tendance à attribuer à l'animal ou à quelque chose des caractéristiques ou des réactions humaines, prenez pour exemple la célèbre peluche vivante, Winnie l'ourson du romancier britannique Allan Alexander Milne. Aussi, John Merrick est à la frontière de ces deux termes, son histoire symbolise en quelque sorte l'hybridation biologique qui commence à surgir dans notre siècle à travers les expériences des grands laboratoires. L’île du Docteur Moreau, le roman d'H.G Wells, publié en 1896, prophétise la chose tout en faisant plonger la littérature dans le romantisme décadent.
Pour cela, on va compléter la remarque à l'aide d'un article publié dans le Monde du 22 juin 2018 et intitulé, En Californie, la ferme des chimères. L'explication qui va s'en suivre, au regard de notre homme éléphant, va permettre de souligner le rapport ambiguë qui existe entre l'homme et l'animal. Si l'imaginaire et le religieux associent facilement les deux, la science entend se charger de le réaliser. C'est en effet la teneur de l'article. Ceci dit, les expériences du docteur Moreau et du docteur Frankenstein, quoique imaginaires, avaient certainement déjà formé quelques cerveaux à cette entreprise de renouvellement de l'espèce humaine. Aujourd'hui comme la science semble avoir les moyens technologiques, la journaliste Chloé Hecketsweiller, nous révèle qu'une ferme en Californie ambitionne de créer des créatures mi-animal, mi-humaine. L'université d'UC Davis, propriétaire apprend t-on de cette ferme, s’attelle à cultiver des foies et des pancréas humains dans des moutons et des cochons. Toutefois ils en sont qu'au tout début du processus nous dit le docteur Pablo Ross. A l'heure actuelle, le professeur Nakauchi n'hésite pas à évoquer la possibilité d'obtenir un singe avec un visage humain. Selon ce chercheur, le laps de temps pour créer un mouton doté d'un pancréas adapté à la transplantation humaine serait de cinq à dix ans. Outre la question éthique, l'article nous précise tout de même qu'on implante depuis des décennies des cellules cancéreuse humaines dans des rongeurs pour les étudier.
Pour illustrer l'article, le Monde a fait appel à cette artiste française, Fanny Michaelis dont l'oeuvre s'inscrit dans la figuration dite libre. Ce choix de l'artiste n'est ni anodin ni dépouillé d'idéologie, en effet l'illustratrice développe une esthétique orgiaque qui s'inspire parfois de l'oeuvre de Jérôme Bosch où s'exhibe des influences majeures du pop art telles que Bastiat et Wahrol. L'artiste n'en est pas à sa première illustration pour le journal, il faut dire que son style se nourrit d'un décorum mystérieux et presque occulte tant la sémiotique rappelle les allégories d'Alice dans son pays aux merveilles. Ainsi dans cette illustration, l'artiste use d'une variation de teintes roses qui s'efforce de ravir tout en soulignant la nudité des chairs qui s'y exposent dans une remarquable imbrication qui rappellent non fortuitement la fameuse image nourricière de Romulus et de Remus tétant la louve.
Manifestement l'artiste s'est chargée d'évacuer le masculin de son travail, le féminin prend ici toute sa place tout en engendrant une atrophie de la féminité où le sein nourricier renforce le sentiment de dépendance à l'enfant qui allaite. Si la truie, au repos, alimente les jumelles assises contre elle dos à dos, l'artiste exprime alors l'aspect négatif de la gestation pour autrui où l'homme est manifestement devenu un accessoire au même titre que la pipette qui servira de transfert pour les spermatozoïdes. Aussi, cette inter-maternité animale et humaine est l'image d'un transfert et d'un prolongement de la fonction maternelle de la truie vers la femme. Il se peut, dans ce cas précis, que l'artiste ait dégradé inconsciemment le rôle biologique de la vie à venir à travers la grossesse. Sans doute que la puissance écrasante de la maternité est une blessure en devenir qui la fascine autant qu'elle l’inhibe. La grossesse est donc perçu avec horreur comme une animalité à l'oeuvre dont l'archétype romain à travers Romulus et Rémus, accouchera historiquement d'un empire masculin belliqueux.
Pour terminer l'explication, l'organe choisi par l'artiste est le coeur, du point de vue symbolique, il caractérise l'amour. Mais d'un point de vue biologique il est le tribunal de la vie, il dispense à tout le corps le sang nécessaire à son expression. L'artiste illustre ainsi un transfert sanguin de l'animal vers la femme tout en suggérant le sang qui coule, les hémorragies et les troubles menstruels liés à son utérus. C'est l'enfer du pur féminin, le chaos du sein maternel (5) dont le lait est devenu du sang et qui suggère que la femme est engendrée par la bête. On est donc loin de cette image douce et apaisante de la Vierge allaitant son fils Jésus. L'incorruptible Mère de Dieu a fait de la femme, non seulement une allégorie universelle de la vie, mais une nouvelle Ève qui monta aux cieux en chair et en sang à travers l'Assomption. La Mère de Dieu élevée au ciel se heurte à la mère-matière restée sur terre fatalement. Aussi cette Assomption est une transfiguration et une reconnaissance de la matière par la sanctification accordée par Dieu aux âmes devenues saintes. Le corps de certains d'entre-eux est d'ailleurs parfois retrouvé en parfait état plusieurs dizaines d'années après leur mort, ce fut le cas de sœur Catherine Labouré où le corps repose intact dans la chapelle de la médaille miraculeuse à Paris. Sur cette même médaille que la Vierge a demandé de propager, est présent au dos le cœur couronné d'épines de Jésus et le cœur de la Vierge percé par un glaive. Sur la face de la médaille, on peut y lire les mots "conçue sans péché", c'est le dogme de l'immaculée conception et qui par son Assomption réunira la terre et le ciel, la matière et l'esprit, les hommes et Dieu.
Si dans l'article il est question en réalité de vie ou de mort à cause du manque de dons d'organes, la journaliste évoque le nombre de 8000 patients qui ne vivront pas assez longtemps pour bénéficier d'une greffe aux Etats-Unis, on peut alors repenser sans gène les travaux du docteur Frankenstein qui le mèneront à repousser la mort en cherchant à comprendre l'essence même de la vie. Le roman de Mary Shelley relate comme le fait la journaliste, l'appétit des hommes de sciences et leur désir de contrôler la vie par tous les moyens. Sous ce prisme les paroles du Christ, Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra à cause moi la trouvera (6) prennent évidemment tout leur sens. Si on s'achemine, comme nous le suggère l'article vers un monde qui privilégie les moyens à la fin, il est évident que sauver la chair sera plus important que sauver son âme. A ce jeu-là, notre homme éléphant a quant à lui fait le bon choix, il est mort en odeur de sainteté comme nous le dit Anne-Sylvie Homassel dans sa postface, un vrai chrétien en marche vers le salut dont l'âme est infiniment plus belle que le corps. A cela il faut rappeler les paroles du Christ qui suivent immédiatement celles prononcées plus haut à propos de la vie, Et que servirait-il à un homme de gagner tout le monde, s'il perdait son âme? (6)
Antoine Carlier Montanari
(1) Cocorico, fiche de lecture du 29/10/2017
(2) P16, articles parus en décembre 1886 et en avril 1890
(3) Matthieu 5:8
(4) Simone Weil, Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu, p13, éd.Folio sagesses
(5) C.G Jung, les racines de la conscience,Ed. le livre de poche, p13
(6) Matthieu 16:25.26