Le Dessous Des Toiles : Scène De Plage Aux Environs De Trouville (Eugène Boudin)
Cette toute petite toile, d'un format agréable pour le regard, offre là au spectateur une vision panoramique d'une petite société bourgeoise amassée sur une plage. Les petits aplats de couleurs, judicieusement disposés les uns aux autres, rendent compte de tout ce petit monde agglutiné en grappe dont le vaste ciel, comme un long voile, paraît recouvrir comme un linceul. La plage, silencieuse, spongieuse en dedans attend les flots dont un soleil d'argent a réduit au silence. L'homme, au centre, debout et de dos, tout de noir vêtu, portant un couvre-chef et une canne, sert de Moïse à ce peuple "élu" qui semble attendre que la mer s'ouvre. Ces riches françaises avec leurs ombrelles et leurs robes majestueuses, prolongeant leur exil dominical sur le rivage, donnent, malgré elles, l'image de l'exode. Le chien allongé, au premier plan, l'homme retourné à la canne, nous font deviner le berger et son troupeau. A l’évidence ce cortège, séparé en deux, offrent là une vision de la séparation des eaux lors du passage de la mer rouge. En effet, ce petit couloir formé au centre, est la voie par laquelle le peuple de Dieu est invité à poursuivre son chemin. D’ailleurs l’homme à la canne, la main gauche sur le dossier d'une chaise, laquelle symbolisant le trône, le pouvoir et l’autorité, n’est que la représentation du prince d’Égypte abandonnant son règne pour devenir Moïse. Il est le symbole même du monarque sans trône ni patrie. Delà, il faut comprendre que les apparats, les atours et tout ce raffinement symbolisent en quelque sorte la liberté acquise et la future terre promise où coulent le lait et le miel annoncés par Dieu.
Je dirais donc que ce tableau, lors de son exposition au musée de l’orangerie, m’a montré immédiatement cette vision. C’est sans doute que rien ne m’était caché, il répond en impression à cette insinuation permanente des impressionnistes, lesquels savent effacer les frontières et les traits de manière à fantasmer les images en autant d’interprétations qu’il y a de spectateurs. Assurément la quiétude et la sérénité qui se dégagent de la peinture, l’insouciance des personnages ainsi que le bonheur, la prospérité et la paix qui en émane m’ont conduit tout naturellement à l’idée que l’artiste a inconsciemment exprimé la recherche du bien-être. Et le bien-être ici, c’est la plage, loin de la ville et de ses activités, de ses contraintes, de ses bruits et de son économie. Cette échappée belle des bourgeois annonce les congés payés et les premières vacances à la mer pour les ouvriers, cette transhumance sociale ne sera qu’un écho moderne de l’exode du peuple juif. En réalité fuir les grandes villes et leurs industries, leur pollution sonore, respiratoire et visuelle, leur crasse et leur infecte morale performative, c’est fuir une condition aliénatoire très proche de celle qu’ont connu les esclaves juifs en Egypte. Se rendre donc à la mer, c’est se rapprocher du ciel, de l’infini, de Dieu, de la liberté. C’est ôter toutes les cloisons artificielles montées par les hommes, c’est être nu, nu face à l’immensité naturelle dont la beauté rappelle le paradis perdu. Si ici, les bourgeois, comme des moutons qui paissent tranquillement dans la prairie, profitent agréablement de la douceur de vivre, c’est que là naît cet état de bonheur, cet idéal qui habite tout être humain. C’est le temps de la paix, où sous l’immensité du ciel et de la mer, se noie l’existence avec une infime anxiété dont le péché aura tout naturellement daigné accorder.
Antoine Carlier Montanari