Un Livre Que J'ai Lu (9) : Les Grandes Villes Et La Vie De L'esprit (Georg Simmel)
L’ouvrage est séparé en trois parties, la préface de Philippe Simay (1), suivi deux textes de Simmel, « Les grandes villes et la vie de l’esprit » et « Sociologie des sens ». La longue préface aborde la question de l’influence de la métropole sur la psychologie, Phillippe Simay nous introduit tranquillement dans le travail de Simmel en abordant l’expérience traumatique que suscite la métropole moderne.
Cette dépersonnalisation conduit notre auteur à lier la métropole au temps. Sa petite histoire sur les horloges de Berlin (p47) suffit à matérialiser la ponctualité et la fiabilité que requièrent un tel organisme. Effectivement la synchronisation est le facteur d’homogénéisation nécessaire à son harmonisation. La ville fiabilise la ponctualité pour que toutes les énergies soient mises de concert. Cette organisation n’est donc plus celle liée au soleil mais bel et bien à celle artificielle de la vie économique. Ce style de vie, affairé et distrait, sujet à l’économie monétaire, forme en quelque sorte la matrice aliénatoire de l’être. Cette décoloration (p51), nous dit Simmel, en marxisant ses propos, entraîne irrémédiablement une dévaluation du prix naturel des choses. L'homme des villes n'est plus lié au temps universel, au temps solaire, mais au temps économique du profit. Ainsi se forme les sphères communautaires en fonctions des intérêts communs, non plus des intérêts objectifs mais des intérêts personnels formés par les frontières de sa propre communauté. Ces unités constituées qui forment la grande foule des cités, n'ont d'horizons que les espaces qui les séparent des autres individus. Leur est offert là, l'occasion de s’admirer dans le regard des autres et la conscience d’occuper une place (p66). Cette même place peut-être présentée de la manière la plus séduisante tant la brièveté et la rareté des rencontres ne permettent pas de juger correctement de l’image véhiculée. On parlerait aujourd’hui de ce moi mondialisé qui sévit dans la grande communauté numérique. Dans un article du Monde daté du 28 juillet 2017 (2), Clotilde Leguil parle d’hypertrophie du moi, qui va jusqu’à scénariser sa vie sur la toile. Ainsi, la montée en puissance de l'angoisse, nous dit la psychanalyste, est liée à cette recherche d'une réponse existentielle dans cet autre angoissé de ne pas assez exister virtuellement. Ce narcissisme de masse est donc quotidiennement alimenté par les angoisses de chacun, qui, pour trouver un semblant de paix, font en sorte, ensemble, que le scandale arrive. Cette notion évangélique et girardienne, a trouvé, au XXIème siècle, un moyen de propagation universel. Cette promotion et cette contagion du scandale sur la toile, est devenu une expression très à la mode dont les promoteurs deviennent des acteurs majeurs du web. "faire le Buzz." est donc un moyen d'être entendu. C'est donc l'ère du moi mondialisé, du moi désincarné, du moi idéalisé qui s’admire lui-même et qui gros de lui-même régresse tandis que les connaissances objectives croissent (p67). Simmel parle d'un affaissement généralisé de la culture individuelle. L'individu ne peut pour ainsi dire (p68), faire face à un accroissement des connaissances dans tous les domaines, il abandonne donc au numérique et à ses capacités infinies de stockage ses propres possibilités d'emmagasiner. L’individu est donc littéralement porté et n’a pas besoin de faire des mouvements pour nager (p68). Ces rapports quantitatifs de culture citadine, non seulement occupent tout son temps, mais ils amenuisent sa culture individuelle des choses essentielles. L'individu est libéré des liens historiques par le développement des nouveaux supports éphémères de la consommation dont les modèles s'érigent dans les villes sous forme de centres de confort et de bien-être. Ces centres stimulent en réalité la rencontre physique des corps.
Dans la sociologie des sens, Georg Simmel, décortique l’interaction sensorielle en commençant par le regard. La politique de l’autruche est véritablement l’expression la plus courante chez l’individu. Le regard intrusif des autres peut-être une gêne à l’heure où le regard de l’autre a pris une importance capitale, notamment à cause de la valeur de soi que l’on conditionne au regard de l’autre. C’est pourquoi l’aveugle, nous dit Simmel, est plus souvent paisible et calme qu’un voyant (p89). Quant à la surdité, elle nous condamne à échapper plus fortement au réel, elle nous coupe considérablement des autres par l’impossibilité de comprendre les expressions et les variations des expressions formulés par ces autres. L’oreille est l’organe égoïste, et le plus immobile (p94), et est condamnée à prendre et à ne jamais donner. Paradoxalement c’est l’organe qui ne peut posséder, l’audible ne garantit aucune « propriété privée » (p94). On peut écouter un morceau de musique plusieurs heures de suite contrairement à un film, en effet l’audible, qui, sitôt apparu, a déjà disparu (p94). Quant à l’odorat, beaucoup plus discriminant, en raison de l’insurmontabilité de certaines odeurs, affecte immédiatement la raison. Cette insurmontabilité ne peut être surmontée qu’à mesure que s’améliore la civilisation, l’acuité des sens s’avère plus faible avec une culture plus élevée (p103). L’odorat est donc capable d’influencer les rapports sociaux, il a cette faculté de nous faire percevoir l’intimité de l’autre, en désagrément ou en joie. Sentir l’autre c’est en quelque sorte le déterminer sans le connaître, l'odorat joue alors le rôle de juge-arbitre.
Antoine Carlier Montanari
1. Docteur en philosophie, ses travaux portent sur la modernité urbaine
2. Le Monde, Nous vivons à l’ère d’une hypertrophie du moi », 28-07-2017,Clotilde Leguil