Un Livre Que J'ai Lu (8) : La Guerre Comme Expérience Intérieure (Ernst Jünger)
Jünger est indéniablement un auteur à suivre, son abondante littérature éclairée par sa participation aux deux guerres mondiales, ne peut qu’ajouter quelques fortes instructions. Sa manière incomparable d’analyser la guerre fait de ce texte un remarquable pamphlet contre le pacifisme. La guerre est la plus forte rencontre des peuples, nous dit-il à la page 75. Il dénoncent les pacifistes qui fuient le combat ou le redoute tout en fréquentant les matchs de boxe. Pour Jünger si l'esprit d'un peuple est ainsi constitué, aussi supérieur soit-il par ses moyens financiers, politiques, industriels et culturels, il ne sera qu'un colosse au pied d'argile (p76), et plus ce même colosse sera impressionnant ou monumental, plus tragique et humiliante sera sa chute. Le cas du célèbre boxer américain Mohamed Ali est à méditer, son refus de combattre sur le front vietnamien en 1966 est la démonstration que le nerf viril s'est détendu. Jünger paraphrase Machiavel, pour l'allemand comme pour le florentin, le mal est profondément enracinée dans la nature humaine. Il faut pouvoir, par la guerre, mettre en échec les forces ennemis. Jünger aurait pu citer l'épisode des Thermopiles où Léonidas et ses 300 spartiates moururent vaillamment, toutefois, quand il dit, à la page 160, la mort pour une conviction est l'achèvement suprême, il illustre en quelque sorte ce haut fait de l'antiquité. Pour Jünger rien ne dépasse donc ces hommes tailladés à vif, laminés et contractés puis réduits à l'état de branches coupées prêtes à être mise au feu. C'est l'âme humaine qui est mise en charpie mais c'est là qu'elle se dévoile dans sa tunique écarlate où Dieu, dans son jugement dernier, l'étreindra suprêmement en son être (p160).
Avec Jünger, les choses sont donc dîtes, l’esprit allemand a de quoi faire frémir les pudiques, tout comme les nietzschéens, pour qui, il serait une représentation du surhomme. C’est le point de cristallisation pour Jünger, qui comme son compatriote Nietzsche, pense que l’avènement de cette bête est proche (p34). L’esprit allemand est donc tout contenu dans ce binôme rationnel et froid dont la collision avec l’esprit français ne peut qu’être explosive. Tout naturellement Jünger plonge aux mythes fondateurs, Moloch et Gorgone lui serviront d’allégories guerrières (p43, 52) de telles bêtes offrent là le moyen, comme Dante en son enfer, d’identifier le mal. D'autres dieux, dit-il (p67), vont venir remplacer les anciens, l'industrie, qui, dans sa barbarie, va honorer la tuerie de masse avec le feu de la machine. Jünger s'étalonne sur Milton pour évoquer cet empire brûlant qui aspire à bouillir le monde. Le pacte faustien va restaurer les forges allemandes pour embraser tout l'ouest. Chaudrons et enclumes triment avec l'infernale besogne ouvrière tout en planifiant des nouveaux massacres. Goethe et Wagner sont la colonne vertébrale allemande, et l'hyper industrialisation du peuple a ouvert les portes des enfers. Le phallus germain a reconfiguré les rapports entre les peuples et entre les sexes (p68). Cette nouvelle race, chargée jusqu'à la gueule de force (p70), sous le signe d'Eros et de Thanatos, allait laminer le sexe faible dans d'étouffantes variations ondulatoires. A l'instant du choc, l'énergie créa de nouvelles forces motrices et destructrices, au fond, les plus horribles massacres donnèrent naissance à des voluptés noires dont l'oracle sur la montagne qualifia d'acte divin. Ces nouvelles puissances modifièrent, comme l’avait perçu le philosophe français, René Girard, la destinée de l’humanité, elles nous ont fait entrer dans l'apocalypse. Jünger parlera de jugement dernier (1), et nous plongera alors avec une gravité toute allemande, dans le même enfer, que le poète Florentin su admirablement narrer lors de son exil.
Ainsi, pour reprendre l'autre allemand, Peter Sloterdijk, la combustion de la mèche a commencé. La volonté des hommes a en découdre avec Dieu ou le "Weltgeist" (p163), le concept hégélien de l'esprit universel, nous fait alors côtoyé cette notion toute aussi hégélienne, "le pouvoir monstrueux du négatif ". Le spectacle de l'apocalypse est alors a portée de main et Jünger ressort une vérité platonicienne et wellienne, la mort pour une conviction est l'achèvement suprême (p160). Ce qui se prépare, c'est une bataille universelle et intégrale où la machine sera bien près d'effacer l'humanité toute entière.
Jünger poétise la guerre, certes le sujet est grave mais le poète de Florence, Dante Alighieri, a déjà montré que l’on pouvait parler de l’horreur avec l’enchantement du verbe. Aussi, nous dit Jünger, c’est le sang et rien d’autre, réclamant sa fête et sa joie, son culte et sa solennité (p86). Il poursuit, une page plus loin, le combat demeure une chose sainte, un jugement de Dieu entre deux idées. Cette manière de parler de la guerre avec une effroyable lucidité exige une virilité intellectuelle. Il faut donc chercher du côté d’Alexandre, de César, du grand Frédéric et de Napoléon pour s’apercevoir que la guerre donne le moyen de faire ses preuves. Ces grands hommes, qu’Achille a motivés, sont des exemplaires rares de la bravoure. Il s’agit, selon ces natures, de faire comprendre que la guerre est une loi naturelle. Ainsi Jünger évalue la guerre comme on évalue l’amour, et plus elle dure, plus elle imprime son empreinte à la vie sexuelle (p70). Jünger est à la fois poète, philosophe et psychologue, la guerre est son affaire, une affaire qui dépasse toutes les autres parce qu’elle n’exige que des hommes.
Antoine Carlier Montanari
(1) Orage d’acier, Ernst Jünger