Le Dessous Des Toiles: Je Suis Une Légende (Francis Lawrence)
Je suis une légende restitue toute la vanité humaine, la même qui fut célébrée au temps de Babel et génialement exposée dans des oeuvres littéraires comme l'apprenti sorcier et le docteur Frankeinstein. Or, s'il s'agit d'un thème récurrent, l'histoire de Robert Neville, qui mime ici le sacrifice chrétien, construit un thème tout aussi important qui tend, depuis l'exemple du Christ, à devenir la matrice comportementale de l'homme vertueux. La volonté de sauver à l'humanité relie de manière existentielle tous les hommes de bonne volonté qui ne voient plus autrement le moyen de parvenir à repousser le mal. L'acceptation de sa "croix" au lieu de sa survie personnelle, transforme l'esprit du "je" et du "moi" au "nous", cette altérité provient d'une longue maturité civilisationnelle qu'est le judéo-christianisme. Dans notre film, cette filiation comportementale va se situer dans un futur immédiat dont la situation rappelera le temps de Noé, de l'apocalypse de Saint Jean où cette fin des temps, déjà fortement présente dans le cinéma d'aujourd'hui, parviendra naturellement à trouver sa place dans un monde déjà en crise. Nous allons donc nous pencher sur cette lecture, qui comme nous allons le voir, permettra également de comprendre que la volonté de vivre dicté par Schopenhauer est bien une réalité.
Nous sommes dans un monde absolument tragique, nous dit Schopenhauer (1), la violence du réel est ici matérialisée par une maladie fort répandue qu'est le cancer. Cette tragédie marque le point de départ du film, ainsi l'homme de science, en l'occurence ici un docteur, une femme plus précisemment, trouve un remède à cette calamité. Il s'avèrera que la solution engendrera l'extinction de presque toute l'humanité. On peut y voir d'ailleurs un trait d'humour dans le fait que c'est une femme qui est la cause de cette situation, en effet de la même manière que c'est par Eve que la mort s'est répandue dans le paradis. On peut bien sûr réprouver cette réception mais à bien regarder de près cette résonnance, celle-ci introduit successivement la vie et la mort. Cet arc temporel est l'image de l'humanité devenu folle, qui ôte la vie après l'avoir donnée. Il y a une scène d'ailleurs, assez révélatrice du paradis perdu, l'évocation n'y est pas immédiatement accessible sauf si l'on prend la peine de scruter les détails. La légèreté du regard et la passivité de l'esprit ne peuvent généralement s'arréter sur de tels signaux, seul l'oeil vif saura qu'ils ne sont pas sans importances. Ces détails, si l'on tend à les observer de cette manière vont s'avérer efficacement démonstratifs, en fait par ce procédé on commence peu à peu à décortiquer le fond de l'oeuvre. Cette scène se passe donc dans la cuisine quand Neville fait connaissance d'Anna. Elle prépare à manger, par deux fois la caméra la figure auprès d'une panière de pommes . C'est ici que c'est niché l'évocation de la tentation de Eve, de même la cuisine fortement remplie de denrées est l'image du paradis et de son abondance. Par cette dispostion spatiale, Anna exprime la femme d'avant le péché, la femme croyante. L'adoption du modèle divin va donc s'avérer essentiel par la suite puisque c'est pas une femme que la salut va venir, à la fois pour Robert Neville et pour le reste de l'humanité. On peut regarder attentivement la scène qui introduit sa venue, celle d'Anna. Elle sauve Robert Neville de la mort en arrivant dans une grande lumière, la caméra la montre au ralentit au coté d'un crucifix suspendu au rétroviseur intérieur, c'est peut-être ici l'image de la Vierge, la mère du Christ, la mère du sauveur, au coté de son fils mourant. C'est une allégorie vraisemblablement destiné à souligner le rôle de la naissance, de la vie, de la mort et de la résurrection, l'espoir doit renaître chez le spectateur. Savoir que l'humanité peut-être sauvée c'est redonner confiance dans l'avenir, c'est faire ressurgir un sens à l'existence. Ce parachèvement spectaculaire fait intervenir la providence, son inclusion particulièrement bien venue, atteste de la bienveillance de la destinée. Cette nourriture spirituelle joue son rôle avec brio et fourni au spectateur le moyen de s'émanciper de l'absurdité de la vie qui pourrait, selon Camus, nous conduire au suicide (3) ou au néant. "C'est Dieu qui me l'a dit, il a un programme.",voilà ce que dit Anna à Neville. Pour autant, cette certitude s'inscrit comme une révélation, Dieu parle aux hommes, Anna l'a entendu, comme la vierge Marie a entendu l'ange du Seigneur (8).
Allons donc! A la suite de cela, reprenons notre route avec Robert Neville, l'homme rationnel, l'homme de Kant, Kant incarne la raison pure, selon lui la raison doit se limiter au monde phénoménologique (7) et c'est ce que fait Neville: Kant cherche la précision, Neville étudie les cellules, Kant serre la réalité, Neville cherche un antidote, Kant est un esprit solide, Neville est un militaire (4). C'est par la science que l'homme provoque sa ruine, bien d'autres exemples dans la grande littérature fantastique pourront corroborer cette notion, on pourra citer le Docteur Jekyll, le docteur Frankeinsten, le docteur Faust ou même le docteur Moreau. On intronise ici toute l'arrogance humaine, qui à la manière d'Icare, fait de l'homme son propre ennemi. Ceci est très important puisque le film va progressivement nous dévoiler les différentes métamorphoses du monde, de celles qui conduisent au mal à celles qui conduisent au bien. Mutation des cellules, des pensées, de l'état du monde et des hommes, ces boulversements ont une raison d'être parce qu'ils s'emploient non seulement sur les hommes et les animaux mais aussi sur l'environment et la lumière. C'est la volonté d'être, la volonté de vivre plus précisément, et elle se manifeste ainsi dans chaque action, comme les lions qui dans New York chassent pour se nourrir et comme les biches qui les fuient pour survivre, comme les végétaux qui envahissent peu à peu la cité, comme les hommes contaminés qui fuient la lumière pour ne point mourir. C'est là la même volonté d'être nous dit Schopenhauer (10), elle est en soi, hors du temps et de l'espace et elle se divise quand elle devient phénomènes. Cette infini quantité de choses qui se multiplient et qui se dévorent entre elles ne sont que les effets d'une seule volonté de vivre que Schopenhauer nomme le Numen ou plus précisément la puissance agissante pour Cicéron (12). A l'évidence ce jeu de forces et de mutations avec ses souffrances et ses iniquités est le résultat d'une entité à proprement parlé métaphysique. On en revient à la providence et à l'idée du déterminisme divin, la première des sources, la source de toutes choses.
Ainsi, dans cette perspective, le monde fait l'expérience de la vie et de la mort, or l'humanité, qui depuis le début des temps est confronté à de grandes calamités, a fait également l'expérience de l'intervention divine, ou plus précisemment la révélation. Cette autorité se hisse comme un maitre (les dix commandements) dont l'homme se révèle l'apprenti (les peuples juifs, chrétiens et musulmans). Alors que ce dernier tentera d'empécher les désastres causés par sa propre incompétence, il est bien souvent trop tard pour que l'apprentit puisse résoudre l'affaire. "Dieu n'a pas fait ça Anna, nous l'avons fait!" dit Neville à propos du virus. L'homme récidive, il répète inlassablement ses fautes, et c'est par elles qu'il tente de progresser, de vivre et de survivre. Cependant malgré toutes ses chutes seule la révélation semble être en mesure de lui conférer les dispositions menant au salut, la seule secours de la raison nous dit Spinoza, ne peut garantir le salut de tout le genre humain (13). Chaque génération accomplit donc une sorte de rite de passage visant à exercer son entière liberté sur le monde. Mais cette volonté une naïveté exagérée sur le devenir, l'orgueil étouffe les leçons du passé au détriment de la vie elle même. Cette incessante transformation du bien en mal et du mal en bien devient un cycle inévitable qui permet à l'homme de croire consciemment et inconsciemment qu'une force invisible est toujours à l'oeuvre dans ce processus puisqu'il finit toujours par être sauvé. Cette part sensible assujetit à son expérience hisse la pensée humaine à une sorte d'éternel retour aux évènements, en quelque sorte l'Eternel Retour de Nietzsche ?(9). Dans le film cette notion est abordée de manière explicite. En effet, pour Robert Neville, chaque journée demeure la même, c'est un éternel recommencement. Ce schéma est pourtant calqué sur le porteur de croix, il faut porter sa croix, accepter son calvaire et imaginer comme Albert Camus nous l'a enseigné, Sysiphe heureux. Si Nietzsche et Camus ont la même vision morale de la vie, cette vision naturelle n'en demeure pas moins incomplète puisque rien ne vient leur apporter le salut. Cette volonté de vivre est donc bien puissante et elle peut en toutes circonstances trouver des appuis immatériels pour justifier sa lutte. Cependant il faut sauver l'humanité, il faut la certitude que le bien puisse triompher, cette certitude est acquise parce que Dieu existe et qu'il est tout puissant. Il faut donc que le héros trouve la foi et c'est Anna qui va en être le déclencheur : " Si on écoute on peut entendre ce que Dieu a prévu", il lui répondra à sa toute fin: "j'écoute.". Il y a ici une manière habile de parler du changement intérieur et de la possibilité que les choses ne changent réellement que lorsque l'on change soi-même, c'est là le discours du Christ qui s'adresse à la foule qui veut lapider la prostituée, "Que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre! " (5). L'homme se juge, se corrige et progresse, il devient exemple pour les autres, pour le spectateur. Cette mutation de la raison par l'amour a été aussi exprimé dans la Divine Comédie de Dante. De la même manière, Dante guidé en enfer par Virgile (image de la raison), accède au paradis grace à Béatrice (image de l'amour). Si l'esprit se meut Nietzsche n'hésite pas à comparer l'homme à une maladie contagieuse (6). En effet la métaphore est ici, dans le film, exprimé par ceux, des hommes, qui sont devenus des sortes de damnés, des sortes de zombies, des créatures de l'ombre. L'on accède ainsi à la première des sphères, à savoir l'enfer de la Divine Comédie, cette traversée du désert sera l'exploration du mal qui conduit au bien! L'on peut évoquer ici l'une des scènes finales, "Dieu n'esiste pas! Dieu n'existe pas!" répond Neville en colère. A cet instant des cris semblables à ceux des damnés en enfer se font entendre. Des cris stridents, quelques secondes plus tard des explosions ravagent tout, le feu, une myriades de corps brulés gisent sur le sol, c'est là une représentation de l'enfer. Le refus de Dieu entraîne la damnation et cette scène détermine efficacement l'idée, c'est le péché contre l'Esprit. On pourrait rappeler que le réalisateur, Francis Lawrence, semble affectionner ce thème puisque 2 ans auparavant, en 2005, il a réalisé Constantine. Une histoire d'anges et de démons dont les repésentations de l'enfer sont assez exceptionnelles. Neville et Anna vont donc s'en sortir, comme Dante, puisque guidés par la volonté de vivre, par la providence, par l'amour, par autant de charges positives que la raison pure ne peut dépasser.
Si dans cet axe de la pensée on fait fraviter des charges philosophiques telles que Schopenhauer et Nietzsche, il y en a une autre, plus grande, religieuse, celle du Christ, dont le centre forme un corpus clairement affirmé. Mais pour finir pour centraliser cette dernière charge, on va évoquer un symbole, que l'on retrouve disséminer un peu partout dans le film et qui à la manière de Nietzche dans ses trois métamorphoses (10), va permettre d'exprimer plus subtilement la notion de sacrée dans le temps. Ce symbole est le papillon, en effet c'est par lui que Robert Neville va réaliser la potentialité de l'individu, de l'être naissant à nouveau. Le papillon est un symbole de résurrection, c'est aussi l'expression de la sortie du tombeau, l'évocation christique est donc immédiate. Cette compréhension va jouer un rôle magnétique sur la pensée, pour sûr, ce degré sémiotique est redoutable en matière de réfléxion et d'analyse, de même si les grands artistes en on user de manière habituelle, la vision à elle seule demeure une science d'initiés. Si Robert Neville symbolise le saint chrétien, son immunité sanguine lui confère le statut symbolique du Christ, c'est son sang versé qui est source de salut. "Je peux vous sauver! Je peux vous sauver! "Je peux vous aider!Je peux vous guérir! ... Je peux sauver tout le monde!", crie Neville avant de mourir. La fin s'achèvera dans un village situé dans une paisible campagne dont on comprendra qu'elle est l'image du paradis retrouvé, l'image de l'humanité sauvée.
Antoine Carlier Montanari
(1) p70, Cours de philosophie en six heures un quart, Witold Gombrowicz
(2) p67, Cours de philosophie en six heures un quart, WitoldGombrowicz
(3) le mythe de Sysiphe d'Albert Camus et la question du suicide
(4) p49, Cours de philosophie en six heures un quart, WitoldGombrowicz
(5) La Bible, le nouveau testament, Jean 8
(6) p54, ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche
(7) p63, Cours de philosophie en six heures un quart, Witold Gombrowicz
(8) La Bible, le nouveau testament, Luc1 versets 26 à 38
(9) « Si cette question exerçait sur toi son empire, elle te transformerait, faisant de toi, tel que tu es, un autre, te broyant peut-être : la question posée à propos de tout et de chaque chose : « voudrais-tu ceci encore une fois et d’innombrables fois ? » pèserait comme le poids le plus lourd sur ton agir ! Ou bien ne te faudrait-il pas témoigner de bienveillance envers toi-même et la vie, pour ne désirer plus rien que cette dernière, éternelle confirmation, cette dernière, éternelle sanction !« .- Le Gai Savoir (aphorisme 341).
(10) Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (premier discours, les trois métamorphoses) p40
(11) p68, Cours de philosophie en six heures un quart, Witold Grombowicz
(12) M. Tullius Cicero, De divinatione, 1,120.
(13) p30,31 Le Dieu de Spinoza, Victor Brochard